2-"Ce fut un jour sombre." 3/3


Sur un rapide hochement de tête de la jeune fille, Eliz Drabenaugen croisa les bras et entama son histoire.

– Crois-le si tu veux, mais tu as en face de toi la capitaine de la Garde Céruléenne de Sa Majesté Alarick VIII, roi de Riven'th. Mon boulot, c'est de veiller à la sécurité de la cour et du palais royal. Comme tous les ans, au début de l'été, la famille royale et la cour ont pris leurs quartiers à Schelligen pour fuir la capitale. C'est une petite île non loin de la côte. On y est bien mieux qu'à Riven. En été, on y étouffe. Mais cette année... tout ne s'est pas passé aussi bien que d'habitude...

— C'est rien de le dire, interrompit l'épée avec amertume.

Habituée de ce genre de commentaire, Eliz profita de la pause pour rassembler ses souvenirs. La jeune sauvageonne aux pieds nus qui l'avait sauvée la regardait, bouche bée, déjà subjuguée. Elle avait la peau dorée et les yeux en amande des gens de son peuple.

– Un matin, dès l'aube, l'alerte a été donnée. Un pigeon voyageur était venu du continent, nous portant le message que Riven avait été prise par une armée inconnue... En y repensant, j'ai encore du mal à y croire ! Soi-disant que des vaisseaux avaient surgi de la nuit et attaqué les villes côtières simultanément. Comme tu peux l'imaginer, la panique a gagné tout le monde. Certains clamaient que le ciel à l'est était voilé de fumée et qu'on ne retrouverait que des ruines à notre retour. Pour ma part, je n'ai rien vu, mais on craignait tous pour nos familles. Sa Majesté voulait retourner au plus vite à Riven, ce qui ne semblait pas sage à nous autres, responsables de sa sécurité. On était encore en train de débattre de la conduite à suivre, lorsque la seconde alarme a été lancée...

Elle s'interrompit un bref instant. La douleur pulsait toujours sous son crâne et un goût horrible empâtait sa bouche. Sans oublier la faim qui lui tordait les entrailles avec violence. Malgré cela, le soleil encore chaud et le ressac régulier des vagues poussait à la somnolence. Dans ce cadre tranquille, son récit lui sembla soudain surréaliste, comme appartenant à une autre vie. Pourtant il s'agissait là de ses derniers souvenirs, qui pour elle auraient aussi bien pu dater de la veille.

– A l'est, la mer s'était couverte de vaisseaux de guerre, reprit-elle. Des pigeons ont été envoyés pour prévenir le reste de l'île, mais qui sait entre quelles mains les messages sont tombés ? On a tout de suite vu qu'on n'aurait jamais le temps d'évacuer, leurs bateaux bloqueraient le port avant que les nôtres puissent le quitter .

« Alors, on a rassemblé tous les civils dans le palais d'été, on a essayé de le barricader au mieux. Pendant ce temps, Sa Majesté organisait nos troupes pour la défense. Mais on n'était pas assez nombreux, hélas ! J'ai laissé quelques hommes sous le commandement de mon lieutenant pour protéger les civils et avec les autres, je me suis jointe à cette armée.

« Lorsque nous sommes sortis, les envahisseurs étaient en train de débarquer sur nos plages. La mêlée a été féroce, on espérait les repousser petit à petit et ainsi annuler l'avantage du nombre qui était dans leur camp, mais... ça n'a pas marché. On a tout de suite été submergés. Les guerriers en face de nous étaient impressionnants. Très grands, étonnamment forts, et tous avaient une lueur verdâtre dans le regard, très déstabilisante. Nos hommes ont pris peur, ils se sont mis à crier que les génies de la mer, les fils de Lo, voulaient nous détruire et ils ont commencé à rompre les rangs. Ridicule ! Ça a été une sacrée débandade...

— Et pourtant, on s'est bien battue, ça, je peux te le garantir ! affirma l'épée.

Eliz soupira profondément avant de reprendre.

– Et c'est là que j'ai été blessée... un mauvais coup d'épée... Je n'ai pas été assez prudente, je ne m'attendais pas à une telle force physique... Profitant d'un répit, Sa Majesté nous a rassemblés, le capitaine de la garde Saphir et moi. J'imagine qu'il avait compris que la bataille était déjà perdue... Au capitaine Feuerbach, il a confié ses enfants. Il devait les cacher dans les souterrains du palais et s'enfuir dès qu'il en aurait la possibilité. A moi... il a ordonné de fuir, de retourner sur le continent et par tous les moyens de rassembler des combattants ; voire même de demander de l'aide à l'extérieur. Vu l'étrangeté de nos adversaires, il estimait que les autres îles pouvaient trouver la nouvelle inquiétante.

La guerrière se tut à nouveau, le visage crispé de souffrance. Dans l'urgence des combats, elle avait agi sous l'impulsion du moment, obéissant aux ordres et tentant de préserver les vies qui lui étaient confiées. Raconter son histoire maintenant lui permettait de prendre du recul. Son seigneur avait certainement voulu éviter que ses serviteurs les plus loyaux se sacrifient en vain. Il leur avait confié l'avenir du royaume et sa reconquête. Sa gorge se noua.

– J'ai... j'ai donc fui, continua-t-elle avec effort. Une poignée de mes hommes m'a accompagnée, il me semble... Difficile à dire, tout se mélange. Je ne sais comment, on a fini par se retrouver sur une plage éloignée des combats, mais nous étions tous dans un sale état... Une barque de pêcheur était amarrée sur un ponton. Un de mes gars est monté dedans, et les autres m'ont poussée à l'intérieur. Dès que nous avons pris le large, nous nous sommes aussitôt fait repérer. Une nuée de flèches s'est abattue sur nous... et c'est à peu près mon dernier souvenir... On a dû être touchés tous les deux et Gottfrid... est sans doute tombé à l'eau...

Sa voix devenait de plus en plus lointaine et finit par mourir. Saï resta muette devant le tumulte et la violence évoquée. Tout cela s'était-il vraiment passé, si proche des côtes de Derusto'th ?

– Et... qu'est-ce que vous allez faire, maintenant ? finit-elle par demander alors que le silence entre elles devenait pesant.

Et tandis qu'elle posait cette question, son esprit ébahi se demandait encore si la femme qui était en face d'elle n'était pas folle. Une femme au combat, dirigeant des hommes... un beau conte, vraiment, auquel elle aimerait croire...

– Puisque je suis ici, je pense que je vais... je vais aller rencontrer vos dirigeants pour les convaincre qu'une menace inconnue est apparue. Et demander du renfort pour Riven'th.

La guerrière se tut devant l'énormité de ce qu'elle venait de dire. Au cours de leur histoire, il était bien rare que l'une des îles se soit alliée à une autre, surtout sans être directement menacée. Autant dire que si elle avait la moindre parcelle de diplomatie cachée en elle, il était grand temps de la trouver.

– Et toi ? demanda-t-elle finalement pour détourner son esprit de ces pénibles constatations. Qu'est-ce qui t'a valu de te retrouver toute seule dans une cabane de naufragé ?

Saï baissa les yeux.

– C'est parce que je me suis liée à un griffon, dit-elle d'un ton lourd de sens.

– Oui, je l'ai vu. Il a l'air adorable. Et ?

Eliz attendait la suite de l'histoire qui ne venait pas. Saï pensait qu'elle avait été assez explicite. Devant l'absence totale de réaction de la guerrière, elle continua avec plus de véhémence.

– Seuls les garçons sont choisis ! Les filles ne passent pas l'Épreuve, jamais ! C'est très grave !

Cette fois, ce fut au tour d'Eliz d'être ébahie. L'aide de la jeune fille allait visiblement être plus précieuse qu'elle ne le pensait si les habitants de cette île, les... derujins si elle se souvenait bien de la manière dont ils se nommaient eux-mêmes, se comportaient d'une manière aussi incompréhensible. Elle pourrait lui éviter de mettre les pieds dans le plat avec son à-propos coutumier.

– Tu es donc une paria, dit-elle sentencieusement.

Puis, jetant un regard autour d'elle sur les installations précaires de la jeune fille, elle sentit  naître une pointe d'inquiétude pour elle.

– Et... tu as prévu de passer l'hiver ici ?

Saï la regarda fixement avant de soudain écarquiller les yeux en panique. Visiblement, elle ne s'était pas projetée si loin.

                                                                               ***

Pendant ces longues journées où une jeune derujin naïve s'était dévouée au chevet d'une inconnue, déclenchant par là-même des événements dont elle n'avait pas idée ; sur Pwynyth', un jeune homme s'apprêtait sans le savoir à prendre une décision tout aussi lourde de conséquences.

Pour l'instant, Yerón était appuyé contre l'embrasure de la porte qui séparait la chambre et la pièce principale du petit appartement de Kerentis. Il serrait entre ses mains une choppe d'infusion bouillante. Dans toutes les circonstances, le jeune homme ne se départait jamais d'une élégance naturelle qui faisait tourner bien des têtes sur son passage. Même dans le privé. Même s'il était en train de traverser la crise la plus grave de toute sa vie. Et là, il était évident que ses récentes découvertes occupaient toutes ses pensées.

L'adresse qu'il avait trouvée dans le coffret l'avait emmené jusqu'à une coquette chaumière à la sortie de la ville. Il y avait rencontré Dame Charcia, l'amie de son maître. Il avait découvert, dans sa demeure, une sorte de bibliothèque secrète dans laquelle son maître entassait une quantité incroyable d'ouvrages. À tel point qu'il se serait bien attardé quelques jours de plus. Cependant, les consignes que Cérafus avait laissées étaient strictes et Yerón n'était reparti qu'avec les copies des documents que son maître avait voulu qu'il trouvât.

Tout cela, il l'avait raconté à Kerentis.

Sans omettre un seul détail.

Excepté le contenu des documents qu'il avait ramenés et qu'il passait ses nuits à lire.

Assis sur son lit, Kerentis considérait son ami, attendant qu'il prît la parole. Comme celui-ci restait silencieux, il finit par lui lancer :

– Tu n'es pas inquiet pour Dame Charcia ? Elle a côtoyé ton maître pendant très longtemps, et si quelqu'un en veut à ses recherches...

Yerón hocha la tête.

– Bien sûr que si, je lui avais même proposé de me suivre à Pwynyth.

Un instant Kerentis essaya d'imaginer la vie avec une personne de plus dans son appartement exigu et y renonça en songeant que la vieille femme n'était peut-être pas si en danger que cela là où elle était.

– Mais elle m'a répondu qu'elle faisait confiance à Cérafus, continua Yerón. Il avait toujours pris soin d'être très visible lorsqu'il venait la voir. Pour lui, l'exposition était une bien meilleure protection que le secret. Et... elle a ajouté que de toute façon elle ne savait rien des recherches de mon maître ; et que sa mort ne changerait rien pour personne, même pour elle qui n'avait plus grand chose à vivre...

L'écho des paroles de la courageuse vieille femme plongea les deux amis dans un long silence teinté de tristesse et de mélancolie. Celle-ci s'était retirée de sa propre volonté, laissant Yerón seul en jeu. Seul ?

– Yerón, j'aimerais venir avec toi, finit par dire Kerentis, osant à peine regarder son ami.

Il savait quelle serait sa réponse ; celle de n'importe quelle personne sensée qui allait le renvoyer à sa propre médiocrité. Pourtant, à cette question, le jeune érudit sursauta et rougit, comme pris en faute, manquant de lâcher sa tasse.

– Venir avec moi ? Mais... de... de quoi parles-tu ?

– J'ai peut-être moins de pouvoir que toi, mais je ne suis ni idiot, ni aveugle. Tu as récupéré certaines recherches de ton maître, mais ce n'est que le début, n'est-ce pas ? Tu veux savoir la raison de sa mort, maintenant. Et le venger. Et je suis persuadé que tu ne peux rien faire de cela en restant ici.

Yerón soupira et vint s'asseoir sur le lit à côté de Kerentis.

– Pardonne-moi, dit-il. Tu m'as surpris, sais-tu ? J'ai cru que tu lisais dans mes pensées, tellement je suis obnubilé par la planification de mon départ. Je sais que je te tiens à l'écart de tout ça, et je te prie de m'en excuser. Mais c'est pour te préserver, et c'est pour cela que...

Il regarda enfin son ami dans les yeux et ébaucha un sourire triste.

– ... tu ne peux pas m'accompagner. Je sais à peine où je vais et je n'ai aucune idée de qui en voulait à mon maître. Je ne suis même pas sûr de pouvoir me protéger moi-même, tu comprends...

Alors te protéger toi qui ne peux le faire seul.

Les mots résonnèrent dans la pièce comme si Yerón les avait prononcés. Pour celui-ci ce n'était que l'énoncé d'un fait, sans jugement de valeur. Mais Kerentis baissa la tête, les pommettes rouges de honte. Il n'était qu'un boulet pour son ami qu'il admirait tant, et pourtant il aurait à tout prix voulu l'aider dans cette passe difficile.

– Allons, ne fais pas cette tête, s'exclama Yerón en lui envoyant une bourrade affectueuse. Si je ne reviens pas, il faudra quelqu'un pour parler de moi, de mon incroyable courage et de mon intelligence affûtée !

– Alors ça, ce n'est vraiment pas drôle, protesta Kerentis, riant malgré tout. Si tu veux prouver ton intelligence, tu as intérêt à revenir en un seul morceau, sinon ta légende, tu pourras faire une croix dessus.

Yerón redevint vite sérieux.

– Dans une semaine, un bateau partira d'ici pour Jultéca'th. Hier j'ai retenu ma place à bord.

Le cœur de Kerentis rata quelques battements. C'était tellement loin.

– Jultéca'th, l'île du vieil empereur paranoïaque ? Mais qu'est-ce que tu vas aller faire aussi loin ? s'étonna-t-il en tentant de garder contenance.

Son ami secoua la tête avec un sourire d'excuse.

– Il y a probablement quelqu'un qui en veut aux recherches de mon maître. Le moins tu en sauras et plus je partirai tranquille.

Le jeune homme brun soupira bruyamment.

– Heureusement que je ne suis pas susceptible.... Ne t'inquiète pas, je ne t'interrogerai plus. Ne t'inquiète pas, je ne t'interrogerai plus. Les gens comme moi doivent savoir rester à leur place, n'est-ce pas ? Je l'ai assez entendu. Bon, si on veut manger quelque chose ce soir, il faut que quelqu'un se dévoue pour la cuisine.

Il se leva d'un bond et quitta la pièce. Yerón lui emboîta le pas, peiné de sa réaction.

– Mais enfin, 'Ren, ne le prends pas mal ! Je n'ai jamais dit une chose pareille ! Tu n'as plus l'âge de bouder, que je sache !

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