17- "Mon 6ème sens ne me trompe jamais." 3/3
Les voix se rapprochaient. Bientôt, ils purent entendre le bruit des bottes qui écrasaient l'herbe mouillée au-dessus d'eux. Les jeunes gens se recroquevillèrent dans leur cachette, retenant leur souffle. Saï pressa énergiquement ses mains devant sa bouche, au cas où un bruit involontaire lui échapperait.
– Personne de ce côté ! annonça une voix bien trop proche.
– Par ici non plus, lui répondit une autre, plus lointaine. Et la ferme est vide, ils ont dû être prévenus depuis un moment déjà, ils doivent être loin.
– Allons retrouver les autres, dit une troisième voix, ça ne sert à rien d'aller se perdre dans la nature, avec cette brume, on n'y voit rien à trois pas.
Plusieurs grognements d'approbation lui répondirent.
Les bruits de pas et le son des voix s'éloignèrent progressivement. L'oreille dressée, Kaolan évalua leur nombre à une dizaine. Les jeunes gens n'osaient encore respirer de soulagement. Ils restèrent immobiles de longues minutes, laissant leur corps s'ankyloser et l'humidité pénétrer leur os. Soudain, une très nette odeur de brûlé agressa leurs narines. Hélas, la source n'en était que trop évidente.
– Les salauds ! gronda la jeune fille. Ils ont mis le feu à la ferme ! Ils vont payer pour tout ça.
De rage, son poing frappa la terre du talus.
– Nous ne pouvons pas nous éterniser ici, déclara alors Yerón. Je ne vais pas pouvoir maintenir la brume éternellement, c'est épuisant. Et l'incendie risque de nous atteindre rapidement.
– Mais Eliz ? Et Razilda ? objecta Saï. Nous ne pouvons pas partir sans elles ! On ne se retrouvera jamais si on quitte cet endroit !
L'inconnue parut intriguée par ses paroles et lui jeta un regard inquisiteur.
– Nous sommes de l'autre côté de l'étang et les soldats ont déjà cherché par ici, intervint Kaolan avec réticence. Nous sommes sans doute en relative sécurité ici. Tant que l'air est respirable...
Lorsqu'il parla, la jeune fille se tourna vers lui et ses yeux s'exorbitèrent, comme si elle le voyait vraiment pour la première fois. Elle ne put s'empêcher de chercher du regard les deux autres pour vérifier si elle était la seule à constater l'étrangeté de cette créature.
Mais ceux-ci avaient bien d'autres préoccupations pour l'instant. Aux paroles de Kaolan, Yerón haussa les épaules. Cela ne lui posait aucun problème de se ranger à l'avis général.
– Soit, dit-il, si vous pensez que nous pouvons rester davantage, pourquoi pas. Dans ce cas, j'aimerais me rapprocher de la ferme pour tenter de contenir l'incendie.
Le visage de Saï commença par s'éclairer.
– C'est vrai ? Tu en serais capable ?
Mais la raison ne la maintint pas longtemps dans cette illusion.
– Ce serait bien trop dangereux, ajouta-t-elle en secouant la tête. Tu ne peux pas t'épuiser à faire ça alors que notre situation pue la bouse de vache !
Le jeune homme serra les poings, les yeux brillants d'une détermination qu'elle n'avait jamais vue.
– Ces gens vont tout perdre ! s'entêta-t-il. Quand la tour de mon maître a brûlé, jamais je n'ai envisagé pouvoir éteindre l'incendie moi-même. Et pourtant... j'aurais dû essayer ! Maintenant, je sais que je peux y arriver !
Il se releva et sa tête pointa prudemment au sommet du talus.
La brume s'étirait en fins filaments qui commençaient à disparaître. De la ferme s'élevait un épais panache de fumée noir et les craquements du feu qui se répandait à l'intérieur se faisaient déjà entendre. Il n'y avait personne en vue.
Le jeune homme prit son courage à deux mains et grimpa sur le talus. Il s'arrêta un instant, un genou au sol, tous les sens en éveil. Toujours rien. Rassuré, il prit prudemment la direction de la ferme. Ses compagnons lui emboîtèrent le pas.
– Tes amis ne seraient pas un peu bizarres ? glissa la jeune fille à Saï tout en remontant son capuchon sur ses cheveux.
– Et encore, tu n'as pas vu les autres, répondit celle-ci avec un sourire espiègle.
Lorsqu'ils approchèrent le haut mur qui ceignait la ferme, l'air chaud et chargé de cendres leur sauta au visage. Yerón sentit sa résolution vaciller. Le feu n'était pas un élément facile à maîtriser et ce n'était pas le moment idéal pour faire des expériences. La jeune fille qui les accompagnait se dirigea sans hésiter vers la poterne par laquelle elle était sortie un peu plus tôt. Elle ouvrit la porte sans précaution et se figea dans l'embrasure en poussant un cri de détresse.
Le feu avait déjà largement attaqué les bâtiments intérieurs, léchant les murs et s'étendant par endroit jusqu'aux toits.
– Il ne faut pas rester ici, souffla Kaolan nerveusement.
Le brasier devant eux submergeait ses sens, la chaleur sur sa peau, l'odeur âcre du brûlé, le ronflement de l'incendie et les craquements des constructions humaines qui s'effondraient. Sa vigilance habituelle était complètement inhibée. C'était trop dangereux, il ne pouvait pas se le permettre.
– Sortez de là ! dit-il plus fort. Arrête, Yerón ! Quoi que tu sois en train de faire, arrête tout de suite !
Saï fut la première à s'arracher à la fascination des flammes. Elle saisit les deux autres par les bras.
– Il a raison ! Il faut fuir ! cria-t-elle en les tirant vers elle.
– Trop tard pour fuir, fillette.
Une voix s'était élevée derrière eux, sèche et grave, roulant les r avec une force frisant la maltraitance.
Les jeunes gens se retournèrent, pris de panique. À quelques pas, quatre hommes les observaient avec différents niveaux d'amusement. Ils étaient anormalement grands et semblaient sûrs de leur supériorité. Tous portaient un long manteau rouge foncé aux revers jaune d'or, un pantalon large, du même jaune, s'enfonçaient dans des hautes bottes maculées de boue. Leur uniforme ne laissait pas la place au doute. Il ne pouvait s'agir que de soldats sulnites.
– Le lieutenant a bien fait de nous envoyer vérifier « au cas où ». Il avait raison, les rats ont fini par sortir de leur trou, ajouta un deuxième dont les cheveux étaient attachés en queue de cheval.
– Des rats et... un chat, commenta le troisième en dévisageant Kaolan avec incrédulité.
L'homme-félin réagit avant de laisser la peur s'emparer de lui. Il bondit, pirouetta et atterrit de l'autre côté de la rangée formée par les soldats. Il ne devait pas se laisser acculer. Il fit volte-face, ses armes tournoyant dans ses mains. Aussitôt, l'identifiant comme le plus dangereux, deux des soldats se tournèrent vers lui et dégainèrent leur épée.
– Nous sommes plus grands et plus méchants que toi, jette tes armes, dit l'un deux avec un sourire supérieur.
Kaolan n'avait pas besoin d'être convaincu. Ses poignets se souvenaient encore douloureusement de la force de l'assassin qui en voulait à Yerón et redoutait d'affronter deux adversaires de cet acabit en même temps. Son meilleur avantage serait sa vitesse. Aussi attaqua-t-il aussitôt. Il se lança en avant sur le soldat à sa droite. Il virevolta pour s'écarter de la trajectoire de son arme et lui entailla profondément le bras droit avant de bondir hors de portée. L'homme poussa un cri de rage et se jeta sur lui. Son compagnon l'imita. Kaolan dut se jeter sur le côté pour éviter leur double attaque, il en profita pour taillader rudement le deuxième soldat à l'avant-bras.
Pendant ce temps, leurs deux compères s'avançaient, armes au poing, vers les trois autres jeunes gens, ceux qui ne semblaient représenter aucune menace. Saï recula, son bâton brandi. L'autre jeune fille l'imita, jusqu'à se retrouver adossée au mur d'enceinte de la ferme, proche, bien trop proche de l'incendie qui ronflait.
– A cause de vous, j'ai lâché mon couteau, siffla-t-elle aux deux autres, furieuse.
Yerón savait que c'était à lui de protéger ses deux compagnes, Kaolan faisait déjà de son mieux pour garder deux des soldats concentrés sur lui. Il devait se charger des deux autres. Il avança d'un pas, ressentant cruellement l'absence d'arme dans ses mains pour se donner une contenance. Puis il étendit les bras en un mouvement de protection qu'il songea plein de noblesse.
– Soyez raisonnables et suivez-nous sans histoire, dit l'un des deux soldats en les pointant d'une longue dague effilée. Notre chef voudrait juste vous poser quelques questions.
– Ouaip, rien de plus, confirma l'autre d'un ton qui ne poussait en rien à la confiance.
Voyant que leur discours raisonnable ne semblait pas atteindre les trois jeunes gens, le premier soldat perdit patience. Il avança vers Saï, menaçant. La jeune fille glapit en armant son bâton, et Yerón réagit instantanément, projetant les deux soldats en arrière avec toute la puissance dont il était capable.
Les deux hommes reculèrent de quelques pas et chancelèrent. Une crainte mêlée de colère se lisait dans leurs yeux alors qu'ils reprenaient leur équilibre.
– Qu'est-ce que c'était ?! C'est toi qui as fait ça ? cria l'un d'eux à l'adresse de Yerón.
Le visage du jeune homme trahissait le même étonnement et la même peur. Il n'imaginait pas que sa poussée serait si peu efficace. Il n'eut pas le temps de s'interroger sur une meilleure stratégie, les deux hommes ramassèrent leur arme et se jetèrent à nouveau rageusement sur eux. Yerón tendit ses deux mains devant lui et les bloqua en catastrophe à seulement deux pas de lui. La peur lui brouillait l'esprit et l'empêchait d'analyser clairement la situation. Cette fois-ci, les deux hommes ne se laissèrent pas décontenancer, ils tentèrent de briser la force qui les empêchaient d'avancer, bloquant leurs membres dans une parodie ridicule de course.
Concentré à l'extrême, Yerón, mettait toute son énergie à repousser les sulnites. Un rapide coup d'œil vers Kaolan lui montra que celui-ci était toujours aux prises avec ses deux adversaires. Malgré le désavantage du nombre, il bondissait de tous côtés et esquivait les coups avec une apparente facilité. Pourtant il était évident qu'il était vain d'attendre de l'aide de sa part. Saï vint courageusement se placer aux côtés de Yerón, mais cela n'eut guère d'effet sur le moral du jeune homme. Une sueur glacée commença à couler le long de son dos.
Lorsqu'il reporta son attention sur son adversaire direct, son regard plongea dans ses yeux et ce qu'il y vit le glaça d'effroi. Une étrange lueur verte dansait au fond de ses pupilles. La même que celle qu'il avait vu dans la mémoire que lui avait laissé son maître. Cette vision fit vaciller sa concentration. Il ne se rendit pas compte qu'il avait par là-même libéré le deuxième soldat.
Avec un rictus de satisfaction, celui-ci se jeta sur Saï. La jeune fille hurla et abattit son bâton sur l'homme. Il le bloqua dans son poing avec aisance. Puis il lui arracha des mains avant de refermer sa poigne sur sa gorge. La jeune fille suffoqua. Elle se débattit avec l'énergie du désespoir et attrapa à deux mains le poing qui l'étranglait.
– Assez joué, gronda l'homme, tu as beau être une fille, ça ne me pose aucun probl...
Il se tut soudain et émit un gargouillement alors que ses yeux s'écarquillaient d'incompréhension. Malgré sa vue qui se brouillait, Saï vit la pointe d'une épée sortir de sa poitrine. L'étreinte de l'homme se desserra et la jeune fille glissa au sol en hoquetant pour reprendre son souffle. Le soldat s'abattit en avant, la bouche pleine de sang.
Derrière lui se dressait Eliz. Elle était campée sur ses jambes, et haletante, elle tenait à deux mains Griffe Écarlate qui dégouttait de sang. Jamais Saï n'avait vu une expression si implacable sur son visage. À la grande horreur de la jeune fille, la guerrière transperça encore une fois le corps de l'homme à terre. Sans s'attarder, elle fit pivoter son arme entre ses mains et attaqua le deuxième homme sans sommation.
– Premier sang sulnite ! clama Griffe avec férocité.
Yerón fut si soulagé de l'apparition d'Eliz qu'il relâcha inconsciemment sa concentration et libéra son adversaire. Ce qui eut l'avantage de lui éviter d'assister à un massacre impitoyable. Le soldat put lever son sabre pour parer la première attaque d'Eliz et les armes s'entrechoquèrent avec fracas. Pourtant, si on se fiait à la sauvagerie dans les yeux d'Eliz, le sort de l'homme était scellé. Être libre de ses mouvements n'y changerait rien.
Yerón se détourna du combat pour chercher un moyen de venir en aide à Kaolan. Celui-ci tournoyait toujours entre ses adversaires, faisant en sorte qu'ils se gênassent dans leurs attaques. Le pwynys choisit sa victime. Fort de son expérience précédente, il se concentra sur ses jambes, dans lesquelles il envoya une violente poussée. L'homme perdit l'équilibre sans comprendre ce qu'il lui arrivait. Kaolan ne laissa pas passer l'occasion. En un battement de cil, il fut sur lui. De la main gauche, il écarta l'épée avec laquelle le soldat tentait vainement de se protéger et de la main droite, il traça de sa lame un trait parfait sur sa gorge. L'homme s'affaissa avec un gargouillis répugnant.
Kaolan se redressa, soudain inquiet. Son oreille venait de capter le martèlement des sabots d'un cheval. Redoutant l'arrivée impromptue de renfort, Kaolan voulut mettre rapidement terme au combat. Il se retourna mais son deuxième adversaire avait disparu. S'étant rendu compte qu'il était le seul encore debout, celui-ci avait jugé que ses rêves d'héroïsme ne pesaient pas bien lourd face à sa vie et il avait pris ses jambes à son cou.
– Il ne doit pas s'enfuir ! cria Eliz, en extirpant son épée du corps de sa seconde victime.
De s'enfuir, le soldat sulnite n'eut pas le temps. Le cheval et son cavalier apparurent enfin à la vue de tous. C'était Razilda qui avait enfin jugé le moment propice pour sortir du couvert et rejoindre ses compagnons. Celle-ci évalua rapidement la situation et n'hésita pas. Elle infléchit la trajectoire de sa monture pour foncer droit sur l'homme en uniforme et tira sa rapière. Elle étendit le bras et chargea.
Le soldat tenta en vain d'éviter la charge. Razilda était déjà sur lui. Elle zébra l'air de son arme avec précision, et l'homme s'écroula.
Saï était livide. La vision des corps des soldats morts dispersés, ajoutée au contrecoup de la terreur qu'elle venait d'éprouver la rendait malade. Elle s'éloigna de quelques pas chancelants.
Rien que de repenser à la froideur méthodique avec laquelle ses compagnons les avaient tués... La jeune fille se plia brutalement en deux et arrosa le pied du mur avec le contenu de son estomac. Elle resta un instant dans cette position, respirant amplement pour retrouver son calme. Elle finit par sortir son outre pour se rincer la bouche et en profita pour se verser de l'eau sur le visage.
La jeune fille pensait se sentir mieux mais lorsqu'elle revint vers ses compagnons qui s'étaient rassemblés, l'activité à laquelle ils s'employaient lui donna à nouveau la nausée. Ils étaient tombés d'accord qu'aucune trace ne devait être laissée derrière eux. Aussi étaient-ils en train de traîner les corps des sulnites dans l'enceinte de la cour de la ferme dévorée par les flammes.
– Bon, ça c'est réglé, déclara Eliz. Maintenant, filons d'ici avant que les sulnites ne décident de vérifier ce que fabriquent leurs hommes.
Elle parlait mécaniquement, le visage fermé. Une réflexion interne épineuse semblait l'absorber.
– Hé, attends un peu ! intervint sèchement Razilda. Tu nous as conduit ici à la recherche de quelqu'un, il me semble. Qu'en est-il ?
Eliz grimaça.
– Impossible de trouver. J'ai cherché partout, elle n'était pas là où on me l'avait indiquée... J'ai fouillé la ferme au milieu des ouvriers qui se préparaient à évacuer, mais j'ai dû trouver une cachette lorsque les sulnites sont arrivés.
– Cherchiez-vous quelqu'un, Capitaine Eliz ?
Cette voix inconnue provenait de la silhouette encapuchonnée à laquelle la rivenz n'avait jusque là pas consciemment prêté attention.
Son corps se tendit et elle porta la main à la garde de son épée.
– Qui est-ce ? demanda-t-elle, soupçonneuse, scrutant le visage sous la capuche.
La jeune inconnue avança d'un pas sûr et d'une main impérieuse, elle ôta son capuchon, révélant une épaisse chevelure châtain clair coupée au-dessus des épaules, un nez droit et un regard brun et direct dans un visage rond et hâlé par les travaux des champs. Eliz faillit s'en étrangler.
La jeune fille leva la tête et dit d'un ton hautain :
– Je suis la princesse Hermeline Soltanhart, fille du roi Alarick le Huitième, descendant en droite ligne de Soltan le Porteur de Lumière.
Bouché bée, Saï lâcha une exclamation impressionnée et assez peu protocolaire.
Mais le visage de la princesse changea aussitôt.
– Non, je plaisante. C'est ce que je suis censée dire pour me présenter. Mais maintenant toutes ces conneries n'ont plus d'importance, vous pouvez m'appeler Hermie, ajouta-t-elle avec cynisme.
– Altesse ! s'écria Eliz, choquée.
– Capitaine Eliz, ce n'est pas pour vous commander, même si je pourrais parfaitement le faire, mais m'appeler ainsi me paraît tout à fait déraisonnable. Vous vous souvenez ? Un minimum de discrétion est, paraît-il, requis. Allez, cette fois-ci, quittons cet endroit pour de bon.
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