17- "Mon 6ème sens ne me trompe jamais." 1/3
"Je savais qu'il fallait intervenir. Mon sixième sens ne me trompe jamais."
Razilda de Grisval, infiltrée.
Des chevaux... Cela semblait si simple. Surtout que, Saï le savait, Eliz possédait assez d'argent pour en acheter. Mais ici, en pleine campagne, trouver un maquignon de toute urgence relevait de l'utopie.
La jeune fille considéra ses compagnons devenus soudain terriblement silencieux. Eliz regardait autour d'elle comme pour y chercher l'inspiration ou retrouver un souvenir providentiel. Sourcils froncés, Yerón était perdu dans ses pensées, probablement en train de réfléchir en quoi ses pouvoirs pouvaient leur venir en aide. Quant à Razilda, elle fixait Eliz les bras croisés, attendant que la solution jaillît comme par miracle. Saï serra les poings avec agacement.
Mais cette fois, ce ne serait pas eux qui aurait l'idée providentielle !
Forte du nouveau pouvoir qu'elle venait de se trouver, Saï s'accroupit devant Tempête et lui parla tout bas, les mains enfouies dans les plumes soyeuses de son encolure. Quand le petit griffon prit son envol, la jeune fille se releva.
– Je lui ai demandé de chercher des chevaux, expliqua-t-elle, fière de son idée. Je lui ai montré à quoi ils ressemblent. Ce sera plus simple vu du ciel que de chercher à l'aveuglette.
Malheureusement, personne n'avait mieux à proposer et tous se gardèrent bien d'émettre des réserves sur la seule idée qui pouvait les aider.
Quelques minutes plus tard, au grand étonnement des plus sceptiques d'entre eux, ils virent soudain le petit griffon s'abattre vers le sol à une centaine de toises de leur position.
– C'est le signal, venez ! cria Saï, se mettant à courir.
Ses compagnons ne purent que l'imiter. La cavalcade quitta rapidement la route pour traverser les champs, dévaler les fossés et sauter par-dessus les buissons. L'heure était grave, l'utilisation de la ligne droite s'imposait.
Tempête les attendait en planant au-dessus d'un pré. Une demi-douzaine de chevaux bais y paissait. Conscients de la présence de l'animal étrange au-dessus de leur tête, certains commençaient à piaffer nerveusement.
Tandis que Saï renvoyait Tempête, non sans lui avoir manifesté sa gratitude, Eliz scrutait les environs à la recherche d'une présence humaine. En vain. Le conflit intérieur qui l'agitait transparaissait sur son visage.
– Nous n'avons pas le choix, dit Razilda catégorique en sautant la clôture du pré, si nous ne nous dépêchons pas, nous pouvons aussi bien renoncer et prendre la route de Riven tout de suite.
Elle avait malheureusement raison et tous étaient conscients de l'urgence.
Animaux curieux, les chevaux s'étaient approchés pour voir de plus près les inconnus qui envahissaient leur pâture. Saï et Kaolan les en récompensèrent par moult caresses et flatteries. Leur laissant le soin d'amadouer les quadrupèdes, tâche dont ils s'acquittaient à merveille, Eliz et Razilda se dirigèrent sans concertation vers un abri au fond du pré. Eliz en fit sauter la porte d'un coup d'épaule. Au soulagement des deux femmes, du matériel de monte y était soigneusement entreposé. Aucune des deux n'avait envie de se lancer dans un galop effréné à cru sur des chevaux inconnus. Elles appelèrent leurs compagnons avec empressement, les enjoignant de se hâter de choisir une monture et de l'équiper. Aussitôt la petite cabane qui sentait le cuir et l'herbe sèche, bourdonna d'une activité qu'elle n'avait sans nul doute jamais connue.
– Il n'y a que quatre selles ! annonça Saï en s'attribuant la dernière.
Eliz jura entre ses dents, tout en enfilant le mors dans la bouche de sa monture. Elle jeta un rapide coup d'œil par-dessus son épaule.
– La logique voudrait que Saï et Kaolan montent ensemble. Vous êtes les plus légers, dit-elle, sachant très bien comment sa suggestion risquait d'être accueillie.
Les deux jeunes gens se toisèrent avec antipathie. Leur imagination leur représenta la scène et ils frissonnèrent de concert.
– Je m'arrangerais sans selle, annonça brusquement Kaolan.
– Voilà, il va faire ça, appuya Saï, mon Hanako est bien trop délicate pour porter deux cavaliers.
Et elle hissa péniblement la lourde selle sur le dos de l'animal ainsi baptisé.
– Saï, je t'aide à l'harnacher dès que j'ai fini, proposa Eliz.
– Absolument pas nécessaire ! annonça celle-ci fièrement. Je sais faire ! Il y a quelques années, Kento, mon abruti de frère aîné, s'était piqué d'élever des chevaux de course. » Tout en parlant, la jeune fille s'activait efficacement autour de sa monture. « Ça n'a pas marché évidemment, pour ça non plus il n'était pas doué ... Avec Ten', mon autre grand frère, on profitait souvent qu'il n'était pas là pour piquer des chevaux et aller se balader avec. J'ai appris à les équiper rapidement ! Et voilà le travail ! »
Lorsqu'elle eut terminé, Eliz vint vérifier le serrage des sangles et hocha gravement la tête.
– Effectivement, c'est très bien, conclut-t-elle.
Saï passa son bâton ferré en bandoulière dans son dos et se hissa sur sa monture, elle rayonnait comme si on lui avait fait le plus beau des compliments.
Pendant ce temps, Kaolan s'était bricolé une bride et des rênes avec une corde, après avoir attentivement observé les harnais utilisés par ses compagnons. Il était dubitatif. Il aurait largement préféré courir tout le chemin que se laisser transporter par ce pauvre animal. Mais personne ne lui demandait son avis et il savait ne pas avoir le choix s'il voulait rester avec le groupe.
Ils firent sortir les chevaux du pré. Eliz était inquiète. Sa petite troupe arriverait-elle à suivre ? Aucun d'eux n'avait sa résistance et son entraînement, à part peut-être Razilda, pour laquelle elle ne se faisait aucun souci. Elle leur expliqua rapidement ce qu'elle avait envisagé. D'après les informations de Saï, l'escouade sulnite arriverait à Grünburg par l'ouest. Eux commenceraient à suivre cette même route avant de faire un crochet par le sud. C'était là que se trouvait la ferme des Feueurbach, à l'extérieur du village. Ils pouvaient espérer y arriver les premiers si les soldats manquaient d'information.
– Et je n'attendrai personne, ajouta encore Eliz en sautant en selle. Sauf en cas de chute ou d'accident grave, bien sûr... Si vous ne vous sentez pas capable de suivre, laissez tomber, on peut se donner rendez-vous ici sur le chemin du retour.
Conscients de l'enjeu, ses compagnons acquiescèrent gravement. Ils étaient déterminés à aider Eliz au mieux, ils feraient tout pour éviter de la retarder.
– Allez, assez perdu de temps, pressa Razilda en enfourchant son cheval, allons-y.
Et elle lança sa monture au petit trot, laissant Eliz prendre la tête.
Les sabots martelaient énergiquement la boue du chemin. Eliz était agréablement surprise du comportement des chevaux, ceux-ci avaient semblé ravis de se dégourdir les pattes et ne s'étaient pas fait prier pour partir au galop. Elle jeta un bref coup d'œil par-dessus son épaule. Tout le monde suivait. Même Saï, malgré la crispation de sa posture. Même Kaolan, qui chevauchait... accroupi sur sa monture ??
Eliz cligna des yeux et reporta son attention devant elle. C'était vers l'avant qu'elle devait se projeter. Quels périls les attendaient à Grünburg ? Elle craignait d'avoir réagi avec excès. Que Razilda abondât dans son sens était si rare, qu'elle n'avait pas pris le temps de réfléchir davantage. Elle l'avait confortée dans son anxiété. Ma foi, si elle avait dramatisé la situation et qu'il ne se passait rien de grave à Grünburg, tant mieux ! Il ne leur resterait qu'à faire une visite de courtoisie aux Feueurbach, peut-être que ceux-ci pourraient les renseigner sur ce qu'il s'était passé à Riven'th ces dernières semaines et pourquoi pas, sur la fameuse Résistance mentionnée par Jabril.
Pourtant, ces pensées réconfortantes restaient superficielles. Elle ne parvenait pas à y croire vraiment. Les battements de son cœur résonnaient à ses oreilles et leur course folle n'en était pas la seule cause.
Autour d'eux, le paysage qui s'étirait restait identique. Des champs et des prés couvraient les collines et les vallons, aussi loin que le regard pouvait porter. Çà et là, des bosquets et des petits bois en brisaient parfois la monotonie. Les vaches qui les regardaient passer placidement étaient bien moins troublées par leur vitesse que les rares personnes qu'ils croisèrent et qui furent contraintes de se jeter dans le fossé pour les laisser passer, vociférant des imprécations bien senties.
Eliz quitta soudain la route et poussa sa monture sur un chemin plus étroit et plus accidenté. Cela faisait bien un quart d'heure qu'ils chevauchaient à fond de train, le village ne devait plus être loin. Heureusement, car elle n'était pas sûre de pouvoir garder cette allure encore longtemps. Un rapide coup d'œil en arrière lui montra que ses compagnons commençaient à se laisser distancer.
Mais soudain, entre deux collines, droit devant eux, un filet de fumée apparut. Il enfla vite en panaches noirs qui s'élevèrent dans le ciel, menaçants. Voyant arriver ce qu'elle redoutait le plus, Eliz jura et piqua des deux. Son cheval réagit mal à la sollicitation et dérapa dans une ornière. Emportée par l'élan, Eliz faillit s'envoler par-dessus la tête de l'animal. Elle se maintint en selle de justesse et fit ralentir sa monture. À sa façon de galoper, la rivenz sentit qu'elle s'était sans doute blessée la patte. Enfin, à son grand soulagement, elle repéra le sentier qu'elle cherchait frénétiquement. Il était plus que temps d'arriver.
Devant eux, au bout du sentier, un corps de ferme fortifié s'élevait derrière des bosquets de saules aux feuilles jaunies. Eliz sauta à bas de son cheval écumant et lui tapota affectueusement l'encolure. Elle l'attacha à un des anneaux scellés dans le mur extérieur de la ferme mangé par le lierre et examina rapidement sa patte avant droite. Son sentiment de culpabilité s'allégea quelque peu en constatant qu'il n'était pas blessé, il s'était tout au plus froissé un muscle.
Elle se retourna et vit Razilda arriver au galop. Elle démonta avant même que son cheval s'immobilisât et vint l'attacher à côté de celui d'Eliz.
Le ciel commençait à virer au gris plombé et l'air s'alourdissait d'une odeur de fumée âcre qui piquait les narines. Eliz serra les poings avec angoisse, il y avait sûrement là-bas des villageois qui avaient besoin d'aide. Elle tendit l'oreille mais n'entendit rien, ni clameur de combat, ni ronflement d'incendie. La ferme était trop loin du village.
– Si je me suis trompée et s'il n'y a personne à sauver ici, j'irais au village, lança-t-elle avec brusquerie. Seule, ne t'inquiète pas. Je ne peux pas laisser des soldats étrangers brûler mon pays sans rien faire.
Razilda leva les yeux au ciel, et crispa les mâchoires. Eliz et son complexe du héros... Elle s'approcha de la rivenz et croisa les bras en la dominant de toute sa taille.
– Et que comptes-tu accomplir avec ce beau sacrifice ? dit-elle avec irritation. C'est le martyr à la première occasion que tu cherches ? Je ne vois pas en quoi cela va aider ton peuple ! Il y a sûrement de plus grandes choses que tu peux accomplir, alors je t'en prie, sors de cette stupeur sacrificielle et va voir dans cette ferme. Moi, je reste ici et j'attends les autres. Nous te donnerons l'alarme si jamais les sulnites viennent par ici.
Et elle la fit pivoter avant de la pousser vers le grand portail à double battant.
Eliz était si médusée par ce discours inattendu qu'elle en resta, pour une fois, complètement muette. Il faut dire qu'au fond d'elle-même elle savait parfaitement que la jultèque avait raison, et cela lui évitait d'en convenir.
– Et tu la laisses te parler sur ce ton ? s'indigna Griffe devant son absence de réaction.
– Ça suffit, Griffe, lâche-moi... grommela sa porteuse.
La guerrière entra donc dans la vaste cour et la balaya d'un regard circulaire. En son centre, un homme tirait de l'eau d'un puits. Lorsqu'elle le héla, il sursauta et lâcha le seau qui tomba bruyamment et répandit son contenu sur la terre battue. Il empoigna le premier outil à sa portée, qui se révéla être un râteau, et le brandit, tentant de paraître menaçant.
– Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? cria-t-il la voix tremblante.
Il jeta un regard nerveux par-dessus l'épaule d'Eliz craignant certainement de voir arriver d'autres inconnus.
– Du calme ! dit celle-ci en levant les mains. Je ne vous veux aucun mal et je suis seule.
Elle continua néanmoins à avancer vers lui tout en expliquant le plus aimablement qu'elle put malgré l'urgence qui l'aiguillonnait.
– Je voudrais voir Monsieur ou Madame Feueurbach. Je suis une amie de leur fils Johann. Est-ce que vous savez où je peux les trouver ?
L'homme étrécit les yeux avec méfiance.
– Le maître est parti pour les champs ce matin, avec son jeune fils. La maîtresse est au séchoir, dit-il avec un geste bref en direction d'un des bâtiments qui encadraient la cour. Venez et marchez devant moi.
L'homme emboîta le pas à Eliz, le râteau sur l'épaule. Ils traversèrent la cour en ligne droite, dérangeant sur leur passage quelques poules, qui caquetèrent leur indignation. Le séchoir était un bâtiment de pierre et de bois dont le premier étage était ajouré de larges ouvertures. Ils entrèrent dans sa pénombre et Eliz devina de grands sacs de toile entreposés le long des murs. Une odeur boisée et légèrement sucrée flottait, laissant deviner ce qui pouvait y être stocké.
– Montez, ordonna brièvement l'ouvrier en indiquant de son râteau l'escalier qui montait à l'étage.
Eliz s'engagea sur les lattes de bois qui craquèrent sous son poids. Elle déboucha dans une grande pièce fraîche et lumineuse dans laquelle s'empilaient des rangées de claies. Sur celles-ci reposaient des milliers de châtaignes dans leur bogue luisante.
Ses cheveux gris remontés en un chignon lâche, une femme d'une soixantaine d'années s'y activait, sortant de nouvelles châtaignes d'un grand sac pour les étaler auprès de leurs sœurs. À l'arrivée d'Eliz, elle sursauta et se figea de stupéfaction. Des fruits tombèrent de ses mains et roulèrent sur le parquet mal jointé.
– Capitaine Drabenaugen, balbutia-t-elle comme si elle venait de voir un fantôme. Je... je vous croyais morte !
Des émotions contradictoires passèrent sur son visage, et elle pressa soudain ses doigts tremblants contre sa bouche.
– Douce Lilan, est-il arrivé malheur à mon Johann ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top