16- "L'émotion de revenir sur les lieux de sa naissance." 1/3

« J'étais très émue, j'aieu l'impression
de revenir sur les lieux de ma naissance. »
Griffe Écarlate, mélodramatique.


Lorsque Saï recouvra ses esprits, l'obscurité était presque totale. Avant toute chose, elle prit le temps de rassurer Tempête sur son état. D'après ce qu'elle percevait, le petit griffon avait trouvé un abri, et mangé les créatures qui l'y avaient précédé. Il rayonnait de contentement.

La voix d'Eliz s'éleva :

– Est-ce que tout le monde va bien ?

Des grognements variés lui répondirent. La voix forte de Griffe s'éleva soudain, les faisant sursauter.

– Ah bravo, félicitations ! railla-t-elle. La fuite, ça vous réussit drôlement.

– Tais-toi donc, gronda Eliz en se relevant.

Ses yeux s'habituant progressivement aux ténèbres, Saï constata qu'ils étaient tombés sur un éboulis de terre et de roches qui avait freiné leur chute jusqu'au sol pierreux. Cet éboulis semblait maintenant rejoindre la voûte au-dessus de leurs têtes. Le trou par lequel ils étaient entrés était visiblement comblé mais laissait filtrer une très faible lumière. Elle se releva avec difficulté. Ses mains et son front la lançaient douloureusement, et tout le reste de son corps était endolori. Il fallait avouer que c'était une fameuse chute qu'elle avait fait. La jeune fille soupira de sa propre bêtise. Pour une fois qu'elle prenait la tête du groupe, elle avait mené tout le monde à la catastrophe. À côté d'elle, elle distingua Yerón, allongé de tout son long, les bras en croix.

– Pardonnez-moi, dit-il la voix vibrante de colère et d'humiliation. Je ne suis pas un homme d'action. Je n'ai pas pu réagir à temps pour nous éviter cette chute. Je... j'ai besoin de réfléchir et d'anticiper, je...

– Personne ne te le reproche, le coupa sèchement Razilda qui frottait sa veste en une vaine tentative d'en ôter la boue.

– L'homme-félin n'est pas avec nous, ajouta-t-elle, ce qui lui paraissait plus important que les jérémiades du pwynys.

Kaolan a dû s'abriter dans les ruines, je ne me fais pas de souci pour lui. Nous l'y rejoindrons dès que nous serons sortis, dit Eliz avec optimisme, mais appuyant néanmoins sur le prénom de leur compagnon absent, mécontente du terme employé par la jultèque.

Saï entendit alors des bruits de frottement de tissus puis des tintements métalliques assortis de quelques jurons proférés à voix basse. Et soudain la lumière jaillit vivement, blessant les yeux non préparés.

– C'est mieux comme ça, n'est-ce pas ? commenta Eliz en levant la lanterne qu'elle venait d'allumer.

Tous regardèrent autour d'eux. Ils se trouvaient dans une sorte de boyau dont une extrémité était condamnée par l'éboulis qui leur avait servi de point d'entrée. L'autre bout s'enfonçait dans les ténèbres.

– Je peux déblayer le passage ! proposa Yerón en montrant le sommet de l'éboulis. Après il me suffira...

– Non !

Eliz et Razilda avaient crié en même temps, lui attrapant chacune un bras.

– C'est trop dangereux, dit Eliz catégorique.

– Tu pourrais provoquer un éboulement bien plus grave, ajouta Razilda.

Davantage saisi de l'accord des deux femmes que de leur manque de confiance, Yerón s'interrompit sans chercher à argumenter son idée.

Non moins surprise que le jeune homme, Eliz voulut néanmoins adoucir leurs propos.

– Ne t'épuise pas à faire du terrassement, dit-elle, ce tunnel semble être artificiel, il y a sûrement une sortie. Nous la trouverons par nos propres moyens. Garde tes forces pour les situations où nous ne pourrons vraiment pas faire autrement.

Ils se mirent en route, guidés par la lueur blafarde de la lanterne. Les parois suintaient d'humidité, ruisselant de gouttelettes qui étincelaient brièvement au passage de la lumière. Le conduit était devenu étroit, ils étaient contraints de cheminer les uns derrière les autres, et par endroits, Razilda était même obligée de se baisser. Grelottant dans ses habits mouillés, Saï s'était placée derrière Eliz, espérant capter un peu de la chaleur de la lanterne. Elle n'était pas rassurée, mais ses compagnons ne semblaient manifester aucune crainte. Eliz n'avait pas même tiré son épée ni pris sa bizarre démarche protectrice devant elle. Pourtant la jeune fille avait douloureusement conscience du poids de la roche au-dessus de leur tête et de l'air confiné qu'ils respiraient. Même la légère odeur de combustion dégagée par la lanterne la mettait mal à l'aise, comme si elle lui rappelait la fragilité de ce qui les séparait du noir complet. Saï se surprit à penser qu'il était heureux que Kaolan ne fut pas avec eux, la situation aurait sûrement été intenable pour lui.

Assez rapidement, après quelques toises, les suppositions de la rivenz furent confirmées lorsque des étais de bois apparurent, soutenant certains tronçons du tunnel.

– Nous sommes dans une mine, souffla Yerón.

– Une mine abandonnée, compléta Razilda qui ne sentait pas la moindre présence humaine.

– Ce qui explique les bâtiments en ruine que nous avons vus tout à l'heure, ajouta encore Eliz. Vu leur état, elle doit être abandonnée depuis longtemps.

Ils ne tardèrent pas à atteindre un croisement. Une table cassée et quelques outils étaient alignés le long des parois, ainsi que des cerclages de tonneaux qui ne retenaient plus que des lattes de bois pourries. Le passage d'où ils provenaient semblait être une galerie secondaire. Devant eux, trois tunnels s'enfonçaient dans des directions différentes. Ils s'arrêtèrent, dubitatifs. Eliz tenta d'éclairer de sa lanterne les ténèbres de chaque passage espérant y distinguer le moindre indice quant à leur destination. En vain.

– Si le boyau que nous avons parcouru est à peu près droit, la logique voudrait que le tunnel sur notre droite nous ramène vers la sortie, dit-elle hésitante.

Yerón secoua la tête.

– C'est impossible à dire avec certitude. Sans point de repère, nous avons aussi bien pu serpenter dans n'importe quelle direction, dit-il.

Pendant que ses compagnons s'interrogeaient, Razilda avait posé la main sur la paroi humide. Ce qu'elle percevait était troublant. Eliz avait raison, la galerie de droite les emmènerait à l'air libre. Mais le tunnel au centre exerçait sur elle un attrait hypnotique. Ce qu'il y avait là-bas était important, tellement important qu'elle en avait la chair de poule. Il s'y mêlait un peu de danger, mais à ce niveau-là, c'était complètement anecdotique.

Elle hésita sur la conduite à tenir. Devait-elle les manipuler ou jouer franc-jeu ? Elle sentait que prétendre que le tunnel central menait vers la sortie n'était pas une bonne idée. Si, comme elle s'en doutait, celui-ci s'enfonçait rapidement dans les profondeurs, ses compagnons voudraient rebrousser chemin aussitôt.

– Et vous, qu'en pensez-vous, Razilda ? demanda soudain Yerón, interrompant ses réflexions.

– Cette mine m'intrigue, dit-elle, ayant choisi son approche. Ici, nous sommes à l'abri de la pluie, et vu le niveau de technicité de ces tunnels, je ne pense pas qu'elle soit assez grande pour que nous nous y perdions. J'aimerais l'explorer un peu plus en détail, peut-être y trouverons-nous quelque chose digne d'intérêt.

Sa proposition surprit. Personne ne s'attendait à ce qu'elle fasse une suggestion aussi peu en accord avec ce qu'ils avaient vu de son caractère jusque-là. Saï se recroquevilla à l'idée de prolonger leur séjour sous terre mais Eliz se mordilla les lèvres. Elle n'avait pas vraiment envie de l'admettre, mais sa curiosité à elle aussi était en éveil. A point nommé pour lui éviter de se ranger à l'avis de la jultèque, la voix de Griffe Écarlate s'éleva soudain.

– J'aimerais beaucoup voir où mène le tunnel qui nous fait face, déclara-t-elle, faisant sursauter tout le monde.

– J'avoue que moi aussi, murmura Yerón en se frottant la nuque qui fourmillait étrangement depuis qu'ils s'étaient arrêtés au croisement.

Intriguée, Eliz tenta d'interroger son arme sur cette curiosité soudaine, mais celle-ci fut incapable de l'expliquer. A l'unanimité moins une personne, le tunnel central fut choisi. Razilda sortit sa main-gauche de sa ceinture et marqua chaque passage. Mieux valait pécher par excès de prudence.

Le tunnel était large et montrait des traces d'activité qu'ils n'avaient pas croisées jusque-là. Lanternes abandonnées, outils cassés, sacs vides... tout était très commun et ne renseignait en rien sur le minerai extrait. Le long des parois étaient fixés des supports pour des torches, tous vides. Assez vite, le boyau s'infléchit vers le bas, rendant la progression plus délicate sur la pierre humide et glissante. Leur avancée était émaillée des questions angoissées de Saï quant à la quantité d'huile restante dans la lanterne, et au moment où ils jugeraient bon de retourner à la surface.

Eliz s'immobilisa soudain.

– Arrêtez-vous ! ordonna-t-elle en étendant le bras.

En effet, après s'être élargi, le tunnel s'interrompait brusquement, dans le vide. Mais ils n'arrivaient pas dans un cul-de-sac, loin de là. Les restes d'une poulie et les montants d'une échelle s'enfonçant dans les profondeurs témoignaient que les anciens mineurs ne s'étaient pas arrêtés là. Eliz s'avança prudemment à l'extrémité de la plateforme, tendant la lanterne à bout de bras. Le conduit qu'ils suivaient débouchait environ à mi-hauteur dans une caverne plus vaste, qui, elle, semblait tout à fait naturelle. En tous cas, le peu qu'ils en devinaient dans la faible lueur de la lanterne, bien incapable de trancher les ténèbres sur une telle distance.

– Bon, il ne nous reste plus qu'à faire demi-tour, maintenant, lança Saï avec espoir, alors qu'elle tentait le tour de force de sonder le fond de la caverne d'un regard méfiant tout en restant le plus loin possible du bord.

– Le sol de la caverne n'est pas très loin, constata Razilda, trois toises tout au plus.

– Mais je ne me hasarderai pas sur cette échelle, dit Eliz, vu l'état dans lequel on a retrouvé la plupart des objets en bois.

– Il faut descendre, intervint Griffe Écarlate d'une voix pressante.

Razilda fit glisser à terre le sac qu'elle portait, elle en sortit une longue corde qui semblait à la fois légère et résistante. Eliz hocha la tête d'un air appréciateur et entreprit d'évaluer la résistance des attaches métalliques fixées dans la paroi rugueuse.

Saï les regardait s'activer avec une incrédulité mêlée d'horreur. Elle tira Yerón par la manche et lui murmura d'une voix révoltée :

– Tu peux m'expliquer pourquoi elles sont d'accord pour ça ? Pourquoi aucune des deux ne s'insurge que c'est dangereux ou que c'est une perte de temps ? Ça me paraît pourtant évident, à moi !

Le jeune homme haussa les épaules avec une moue dubitative. Il ne comprenait pas plus qu'elle cette entente soudaine, mais ne s'en plaignait pas. Les sensations étranges qu'il ressentait ne l'avaient toujours pas quitté et il espérait bien en comprendre la cause.

– Si tu me fais confiance, je nous fais descendre, dit-il en lui tendant la main.

Saï regarda le jeune homme, puis sa main tendue et vira à l'écarlate. Pour la première fois, elle se félicita de l'obscurité qui régnait dans la mine.

– Tu vas nous faire voler ? souffla-t-elle, peinant à dissimuler son excitation.

– A moins que tu ne préfères la corde, dit-il avec un sourire amusé.

Saï secoua la tête et posa la main dans la sienne. Aussitôt, elle se sentit plus sereine quoiqu'un peu embarrassée. Depuis qu'elle avait quitté son foyer, elle multipliait les inconvenances. Que dirait sa mère si elle la voyait ? Rien, si cela se trouvait. Après tout, elle était à peu près sûre que le guide d'éducation des jeunes filles ne contenait aucun chapitre sur la manière de se comporter dans une mine abandonnée.

Lorsque la corde fut installée, Yerón vint prendre la lanterne. Il n'avait pas proposé aux deux femmes de les faire descendre avec eux. Était-il encore vexé ou bien craignait-il de ne pas pouvoir assurer le trajet pour autant de personnes ? Sûrement un peu des deux.

Quand tout le monde fut prêt, la descente commença. Équipé d'une Saï crispée à un bras et de la lanterne de l'autre, Yerón planait lentement à côté de la corde, servant de source de lumière. La jeune derujin s'agrippait à lui comme si cela pouvait l'empêcher de chuter. Elle fixait ses pieds avec agacement, ne sachant comment les positionner alors qu'ils pendaient inutilement dans le vide. En suivant  des yeux la progression  d'Eliz et Razilda sur la corde, elle se félicita de ne pas les avoir suivies, elle aurait été bien moins rapide qu'elles et ne voulait pas passer pour le poids mort du groupe.

Une fois en bas, ils constatèrent que la caverne ne faisait qu'une dizaine de toises de diamètre. Pourtant, noyée dans les ténèbres comme elle l'était, elle aurait pu faire bien plus. Leurs pas résonnaient en un millier d'échos qui revenaient vers eux méconnaissables, déformés par les parois irrégulières de la grotte. Les explorateurs se rapprochèrent inconsciemment du porteur de lumière, bien plus mal à l'aise que dans les tunnels étroits.

– Eliz, ton épée ! souffla soudain Saï, à côté d'elle, de la panique dans la voix.

– Mon épée ? Que se passe-t-il avec elle ? demanda Eliz avec un étonnement agacé.

Elle la dégaina et ses yeux s'arrondirent de surprise. La lame de Griffe était traversée d'étranges lueurs moirées projetant de pâles reflets verdâtres autour d'elle.

– Oh, murmura Eliz, je crois que j'ai compris où nous sommes...

– C'est fantastique ! Je me sens vraiment très bizarre, mais je veux aller voir ça de plus près, dit Griffe d'une voix euphorique.

– Mais que... commença Saï qui ne comprenait pas les raisons de cette excitation.

– Par ici ! coupa Razilda, venez voir !

Sur les parois désignées par la jultèque, une lueur intermittente se propageait, comme répondant à celle qui animait la lame de Griffe Écarlate, dessinant des veines et des veinules sur les rochers.

A la lueur de la lanterne, le fond de la caverne se révéla zébré de minces filons argentés. Par endroit, le minerai bourgeonnait, comme s'il tentait de sortir de la roche. Eliz dut lever le bras pour passer doucement le bout de ses doigts sur le filon brillant.

– C'est de la maënite, souffla-t-elle avec révérence, le métal dont on fabrique nos armes conscientes. Je ne savais pas qu'il y avait eu une autre mine...

Razilda se félicita intérieurement de sa bonne fortune. Un tel secret avait une valeur incroyable. Elle était sûre que l'empereur pourrait négocier sa révélation aux sulnites contre de solides avantages. Elle s'éloigna du groupe pour évaluer la taille du filon.

– Pourquoi aurait-elle été abandonnée ? demanda Yerón.

– Je l'ignore, répondit Eliz avec un haussement d'épaule, les filons étaient peut-être trop difficiles à exploiter, ou trop rares, ou une autre mine plus riche a été découverte. Je ne suis pas dans le secret.

Elle regarda la lame de Griffe qui chatoyait toujours et la leva à la vue de tous.

– Normalement, lorsqu'une lame luit ainsi, c'est pour signaler la présence d'un autre porteur d'arme consciente, expliqua-t-elle. Pour lui témoigner le respect qui lui est dû ou... pour éviter de s'attaquer sur un malentendu vu que nous sommes tous censés être dans le même camp. Mais c'est beaucoup plus léger habituellement, je ne l'avais jamais vu briller si fort.

– Qu'est-ce que c'est que ce bruit ?

La voix de Saï s'éleva soudain, inquiète. Comme personne ne réagit, elle répéta plus fort, plus pressante en reculant d'un pas :

– Est-ce que vous avez entendu ce bruit ? Qu'est-ce que c'est ?

– Sûrement un écho, avança Yerón.

A force de reculer, Saï se retrouvait maintenant presque adossée contre Eliz. Elle tendait le doigt vers un petit tunnel qu'ils avaient ignoré jusqu'à présent.

– Ça vient d'ici, bredouilla-t-elle.

Eliz la saisit par l'épaule et la secoua légèrement.

– Enfin Saï, calme-toi, ce n'est que ton imagina...commença-t-elle, mais sa voix mourut lorsqu'elle regarda enfin dans la direction indiquée.

Il lui sembla distinguer un mouvement, accompagné d'un bruit écœurant. Comme une sorte de glissement visqueux. La guerrière avança d'un pas, l'épée pointée en avant.

– Derrière moi, les enfants, intima-t-elle, où est Razilda ?

– Je suis là, répondit celle-ci en sortant de l'ombre pour la rejoindre, rapière au poing.

Le mouvement se répétait, et ils purent bientôt distinguer une masse blanchâtre qui s'approchait en glissant. Une masse bien plus grande qu'eux.


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