16- Je dois d'abord digérer toutes ces révélations. 3/3


Voyant que Saï et Kaolan peinaient à accepter l'histoire de l'esprit, Yerón voulut leur en laisser le temps en posant une question qui, croyait-il, ne touchait à rien de sensible.

– Quel est donc votre rôle ici ?

– Nous surveillons que le cristal protecteur reste propre et transparent, dit fièrement l'esprit vert tendre. Nous vérifions aussi que le flux de Tilmaën est constant, que rien ne l'affole.

– Jamais vous ne vous ennuyez ?

L'esprit pouffa et sautilla d'un pied sur l'autre.

– Pour passer le temps, on observe ce qui se passe dans le monde des mortels. Et de temps en temps, on s'amuse un peu avec les conduits.

Il pouffa encore.

– Ne lui dis pas ça ! s'emporta le premier esprit en tapant du pied, tandis que les nuances turquoise de son corps devenaient plus foncées.

– Les conduits ? Quels conduits ? interrogea Yerón brusquement inquiet.

L'esprit disparut pourréapparaître au sommet de la grotte, suspendu à l'un des tubes de pierre qui reliait la sphère au plafond.

– Ceux-là, chantonna-t-il. Ce sont eux qui dirigent le flux de Tilmaën sur chacune des îles.

– Vous jouez avec ? demanda Isfarak, horrifié.

– Oh là là, seulement un petit peu, pas de quoi s'affoler, se défendit le petit esprit.

L'un de ses congénères, couleur vert pomme, le rejoignit au plafond.

– Celui-ci, dit-il en désignant un des conduits les plus fins, permet de modifier la zone d'apparition des œufs de griffons sur Derusto'th. On n'y touche qu'un tout petit peu, sinon, ça fait des histoires à n'en plus finir.

– Quoi ? s'étrangla Saï.

– Et ceux-là,l'ignora-t-il, changent l'intensité de l'afflux de Tilmaën selon les régions de Pwyny'th. On peut jouer avec sans risque, c'est beaucoup moins sensible.

– Vous êtes fous ! s'enflamma Isfarak. Dois-je comprendre que les séismes sur Sulnya'th sont de votre fait ?

– Ah... eh bien, il n'est pas impossible qu'on y ait un peu contribué, avoua l'esprit visiblement embarrassé.

– Je leur ai interdit de continuer à jouer avec les conduits qui mènent à Sulnya'th ! intervint l'esprit turquoise. Et il faudra bientôt laisser tranquille ceux de Pwyny'th, ou c'est le même sort qui l'attend.

– Pardon ? balbutia Yerón. Mais c'est très grave !

– C'est complètement insensé, oui ! jeta le prince Isfarak.

Il écarta Jabril d'un coup d'épaule et s'avança avec une agressivité soudaine.

– Pour quelle raison nous avoir laissé ce cadeau empoisonné ? cria-t-il. Et pourquoi l'avoir laissé entre vos mains irresponsables ? Il dérègle notre société et sape les fondations de nos îles. Le seigneur K'ror prend-il tant de plaisir que cela à nous voir succomber au chaos qu'il génère, à nous voir nous déchirer pour quelques parcelles de pouvoirs ?

– Ne blâmez pas les dieux! s'irrita l'esprit. Tilmaën est ce que vous, les humains, en avez fait. Sur presque toutes les îles, les élites se sont emparées de ses pouvoirs ! Se réservant ses bienfaits à eux et leurs élus, pour asseoir leur domination !

– Pas du tout ! se récria Eliz. Moi, je suis fille de paysan et ça ne m'a pas empêché de...

– Toi ! coupa l'esprit. Toi, tu fais partie des élus de l'élite rivenz. Pourquoi seules des armes sont forgées à partir du minerai que vous appelez la maënite ? Peux-tu me le dire ? Pourquoi n'en faites-vous pas des louches ou des socs de charrue ?

– Quoi ? C'est... c'est ridicule... bafouilla Eliz tandis que des images d'un monde où tous les objets métalliques donneraient leur avis avec la voix de Griffe, lui traversa absurdement l'esprit.

– N'importe quoi !s'indigna Griffe. Vous imaginez des marmites conscientes ?

– Quelle idée grotesque,renchérit Améthyste. Jamais elles ne seraient capables de tenir une conversation raffinée.


Un nouvel esprit s'enhardit.Des flammèches dansantes jaunes et vertes composaient sa petite silhouette.

– Puisqu'on parle des Rivenz, profitons-en pour signaler qu'ils sont un exemple parfait de la mauvaise utilisation de Tilmaën, dit-il d'un ton réjoui.

– Tu jacasses trop ! le tança un de ses frères.

Le regard d'Eliz circula entre les esprits avec inquiétude. La guerrière était certaine de ne pas apprécier les déclarations qui allaient suivre.

– Quelle mauvaise utilisation ? Que voulez-vous dire par là ? demanda-t-elle, la voix hachée.

Le premier esprit aux teintes de turquoise daigna l'éclairer.

– Je me souviens bien de votre représentant lors du choix qui vous a été proposé. Un jeune homme fougueux qui parlait beaucoup. Il voulait des armes fabuleuses. Pour quoi faire ? Pour mieux vous entretuer ? Pour permettre à ceux qui auraient accès aux mines de massacrer leurs opposants sans peine ? Heureusement, nous avons mis notre idée en œuvre, et nous sommes secrètement intervenus pour éviter un bain de sang à Riven'th.

– Qu'avez-vous fait ? murmura Eliz.

– Nous avons poussé Tilmaën à créer des monstres sur votre île. Ainsi, vous avez eu une raison de vous unir au lieu de vous déchirer. Et des cibles parfaites pour jouer avec les armes dont vous êtes si fiers.

Toute couleur avait déserté le visage d'Eliz. Elle chancela et Razilda l'attrapa par les épaules pour la retenir étroitement devant elle.

– Vous voulez dire....commença la Rivenz avec difficulté. Vous voulez dire que si les Armes de Loyauté n'existaient pas, les Ravageurs non plus ?

– C'est tout à fait ça ! acquiesça fièrement l'esprit aux nuances de jaunes.

Un épais silence tomba. Tétanisée, Eliz était incapable d'ajouter un seul mot. Il lui semblait que les fondations sur laquelle elle avait construit sa vie était en train de s'émietter sous ses pieds. Elle posa la main sur le pommeau de son arme et fut bouleversée par la profondeur de la détresse de Griffe, si forte qu'elle en resta mutique.

Ses amis jetaient à Eliz des regards navrés, mais aucun d'eux n'osa intervenir. Yerón pressa une main contre son crâne. Malgré la sphère de cristal qui confinait Tilmaën, tous sentaient peu à peu une migraine insistante battre à leurs tempes, en plus du vertige dans lequel les révélations des esprits les avaient plongés.

Dans le silence qui s'éternisait, Kaolan se décida alors à parler. Il devait savoir si son périple avait été voué à l'échec dès son départ.

– Si mon peuple n'est rien d'autre qu'une tribu de Derujins, est-il possible de créer un pouvoir pour lui ? demanda-t-il, le cœur serré.

L'esprit turquoise posa ses mains sur sa taille et se dressa.

– Nous n'avons eu aucune consigne, mais j'imagine que vous êtes désormais suffisamment différents pour qu'un nouveau pouvoir ait un sens. En connais-tu le prix ?

Kaolan hocha gravement la tête et le silence tomba parmi les esprits qui chahutaient encore autour de la sphère. Ils s'immobilisèrent et se tournèrent vers les voyageurs, attentifs.

– As-tu bien réfléchi à ce dont ton peuple a le plus besoin ? demanda l'esprit turquoise. Choisis sagement, tu n'auras pas d'autres occasions.

Kaolan hocha la tête une nouvelle fois.

– Avance-toi vers la sphère.

Le jeune homme obéit lentement, laissant derrière lui ses amis horrifiés. Il n'osa pas se retourner vers eux, certain qu'il perdrait tout son courage s'il voyait des mains tendues pour le retenir ou des yeux noyés de larmes. Les esprits silencieux s'écartèrent devant lui, formant une haie d'honneur sur son passage. L'esprit en charge agita son bras et des degrés translucides apparurent contre la sphère.

– Vas-y, ordonna-t-il en voletant jusqu'au sommet.

Kaolan posa un pied sur la première marche. Sa poitrine se souleva convulsivement. Il ferma les yeux et rappela à lui la douleur qui était la sienne au départ de son clan, sa colère contre les humains qui détruisaient leurs forêts.

Son devoir était là, il le savait. De lui dépendaient la survie et l'avenir de son peuple.

Il gravit une nouvelle marche.

Saï le suivait des yeux, épouvantée. Autour d'elle, aucun de ses amis ne faisait mine d'intervenir. Tous étaient paralysés par l'inéluctabilité du sacrifice du jeune homme. Lorsque Kaolan parvint au sommet de la sphère, elle ne put plus le supporter. Elle se précipita vers le piédestal de pierre.

– Kaolan, non, ne fais pas ça !

Sa voix se déchira sur ces mots. Tempête hulula lui aussi sa détresse.

Kaolan se retourna lentement. Les spirales d'énergie captives projetaient sur son profil une lueur verdâtre. Il baissa les yeux vers eux.

– Je t'en prie, Saï, supplia-t-il. C'est déjà assez difficile comme ça. C'est le choix que j'ai fait, j'y suis résolu. Ne m'en empêche pas.

La jeune fille se lança sur les marches pour le retenir.

– Bien sûr que si, je vais t'empêcher de commettre ce sacrifice inutile ! Tu me connais si mal que ça ?

– Alors tu condamnes mon peuple à mort.

– Non ! Je suis sûre qu'il y a un autre moyen ! Réfléchis ! Réfléchissez, vous tous !

Elle se retourna pour prendre ses amis à témoin.

– Nous avons accompli ce que personne n'avait fait avant nous. Nous avons trouvé la Bibliothèque, nous avons... trouvé la solution pour lier Razilda et Améthyste...

Elle s'interrompit et joignit les mains. Son visage s'éclaira.

– C'est ça, bien sûr ! Nous savons à quoi réagit Tilmaën, n'est-ce pas ?

Yerón se précipita vers la sphère.

– Au sang, bien sûr ! s'écria-t-il. Tilmaën lit les informations que contient notre sang !

– S'il ne fallait que quelques gouttes de sang, comme pour se lier avec une Arme de Loyauté, les Disparus seraient revenus, n'est-ce pas ? réfléchit Razilda. Ou alors la plaisanterie serait cruelle.

Elle posa sur les esprits un regard accusateur.

– Nous ne prenons aucun plaisir à vous voir vous sacrifier ! se défendit l'esprit vert tendre. Vous comprenez bien que pour créer un pouvoir de toute pièce, une bien plus grande quantité d'énergie est nécessaire.

– Nous sommes huit ! lança Saï. Et tous, nous savons ce dont le peuple-félin a besoin !

– Saï, tu n'envisages quand même pas... bredouilla Kaolan, la gorge soudain nouée par l'émotion.

La jeune fille se hissa sur la même marche que lui et saisit ses mains. Elle se mit sur la pointe des pieds pour appuyer son front contre le sien.

– Bien sûr que si ! Tu crois vraiment qu'on va te regarder mourir sans rien faire s'il y a une autre solution ? Nos amis sont tous d'accord avec moi.

– Ne me comptez pas dans vos manigances ! protesta le prince Isfarak. Je ne suis pas responsable de la situation du peuple-félin.

– Peut-être pas, mais ce serait un bon moyen de commencer à s'amender, déclara Eliz.

Elle avait repris du poil de la bête et empoigna le prince par le bras pour le conduire devant le piédestal.

– Moi, je veux bien participer, dit alors Jabril, mais je n'en sais pas autant que vous. Kaolan n'a jamais été très bavard.

Pendant qu'Eliz rassemblait Jabril et le prince Isfarak pour les renseigner sur la situation à Derusto'th, les autres avancèrent vers la sphère. Yerón et Razilda échangèrent un regard résolu. Tempête grattait nerveusement le sol de l'une de ses serres sans lâcher Saï des yeux. Les esprits s'approchèrent et les entourèrent en pépiant. Certains s'enhardirent même à sauter sur leurs épaules. Puis, ils les poussèrent et les tirèrent par leurs vêtements pour les installer tout autour du piédestal.

– Quand vous voulez, annonça enfin l'esprit turquoise.

Razilda présenta la lame d'Améthyste à Yerón. Le jeune homme laissa échapper un rire nerveux, avant de s'entailler le bout des doigts avec. Puis, dirigé par l'esprit assis sur son épaule, il les pressa contre la sphère. Razilda l'imita. Eliz fournit le même service à Jabril, et à Isfarak après lui avoir délié les poignets. Elle dut ensuite s'occuper de Tempête qui lui donnait des coups de tête insistants dans la jambe jusqu'à ce quelle se décidât à inciser l'une de ses pattes arrière. Enfin, elle se coupa la main et la plaqua contre le cristal protecteur.

Tous les deux en haut des marches, Kaolan et Saï se blessèrent la main sur une des lames du jeune homme et la collèrent à leur tour contre la paroi translucide. Instinctivement, leurs mains libres se cherchèrent et s'enlacèrent.

Le sang traversa la paroi et de minces filets rougeâtres s'unirent avec les spirales émeraude de Tilmaën. Saï sentait le sang pulser autour de sa plaie, combien de temps devraient-ils rester ainsi ? Venait-elle de signer l'arrêt de mort de tous ses amis sur un coup de tête ? Dans le fond, c'était Yerón qui aurait dû trouver une solution, pas elle, la petite paysanne stupide. Elle fut saisie d'un frisson et la main de Kaolan serra aussitôt plus étroitement la sienne.

Les minutes s'égrenèrent ainsi. Hypnotisée par les volutes de Tilmaën qui dansaient dans sa sphère protectrice, Saï n'avait plus conscience du temps qui s'écoulait. La chaleur désertait sa main et elle ne sentit bientôt plus le bout de ses doigts. Une molle langueur se propagea dans tout son corps. Prise d'une soudaine faiblesse, elle vacilla et ses genoux s'affaissèrent sous elle. Kaolan la soutint de son bras.

– Enlève ta main, lui souffla-t-il. Tu en as assez fait.

– Jamais de la vie, répondit-elle entre ses dents serrées. J'irai jusqu'au bout. Je n'ai rien accompli, je me suis contentée de suivre... Mais maintenant, ils verront tous, ils verront ce dont je suis capable... Ils regretteront de... de m'avoir traitée comme ça...

Sa voix s'amenuisait peu à peu et sa tête bascula en avant contre la sphère qu'elle heurta lourdement. Elle resta ainsi, les yeux mi-clos. Soudain, la voix excitée de Kaolan lui parvint à travers un brouillard émaillé de tintements discordants.

– Saï, Saï, regarde !

Elle papillonna des yeux et sentit qu'on lui arrachait la main de la sphère.

– Non... protesta-t-elle faiblement.

– Regarde ! répéta Kaolan en la secouant.

Saï ouvrit les yeux. À l'intérieur de la sphère, Tilmaën tourbillonnait de plus en plus vite. Ses volutes striées de rouge sang s'enroulaient en spirales et se condensaient pour former un noyau. Celui-ci tourna sur lui-même, à une allure folle. Enfin, il éclata en violents remous. Au centre de l'explosion, cinq émeraudes flottaient.

Une cacophonie de cris de joie et d'excitation retentit parmi les esprits. Ils se pressèrent autour de la sphère, se grimpant les uns sur les autres pour mieux voir, ou escaladant les jambes et le dos des humains. L'esprit turquoise fit un geste du bras. Les pierres disparurent du cœur de Tilmaën et un coffret apparut entre les flammèches qui lui tenaient lieu de mains.

Kaolan descendit les marches translucides avec prudence, soutenant Saï de crainte que ses forces ne la trahissent. Arrivé en bas, il baissa les yeux vers l'esprit qui lui tendait solennellement le coffret.

– Qu'est-ce ? demanda-t-il avec révérence. Comment dois-je m'en servir ?

– Une pierre pour chacun de vos clans. Tant qu'elle les protègera, aucun humain ne pourra pénétrer dans la partie de la forêt dans laquelle vous vivez.

– Merci, s'écria sincèrement Kaolan en saisissant le coffret de bois. Saï, ça a marché !

Saï lui sourit avec tendresse. Jamais elle ne l'avait vu ainsi bouleversé, oubliant le masque derrière lequel il avait l'habitude de se dissimuler. Était-ce donc un aperçu du véritable Kaolan ? Tel que son clan le connaissait ? Vaincue par ses émotions tout autant que par la perte de sang, elle se laissa glisser par terre à côté d'Eliz, dont le visage blafard arborait une expression satisfaite. Elle s'affala contre son épaule. Tempête en profita pour s'installer contre elle et poser sa tête sur ses genoux.

Le prince Isfarak, visiblement assez affaibli pour en oublier sa supériorité naturelle, soutenait un Jabril aux lèvres exsangues. Il n'en avança pas moins vers l'esprit.

– Êtes-vous sûr que le seigneur K'ror n'y verra rien à redire ? demanda-t-il. N'aurions-nous pas dû nous assurer de son accord au préalable ?

– Ne vous inquiétez pas de cela, répondit l'esprit avec un haussement d'épaules. Il y a bien longtemps que Père est parti.

– Parti ? Comment ça, parti ?

– Parti. N'avez-vous pas vu son palais abandonné en venant ici ? Il est parti, et Mère aussi.

Tous les autres esprits répétèrent « parti » comme une litanie.

– Parti où ? insista Isfarak.

Ce fut un cœur de haussements d'épaules et de « on ne sait pas » qui lui répondit.

– Peut-être parti créer un nouveau monde ailleurs, dans ce cas là, le vôtre n'aura été qu'un brouillon, supposa l'esprit turquoise.

À mesure que le poids de ses paroles les atteignait, les voyageurs se relevaient les uns après les autres, effarés et chancelant.

– K'ror et Lo ont déserté notre monde ? répéta Saï, hébétée.

– Qu'en est-il d'Ull et de Ti ? voulut savoir Yerón qui se retenait à l'encolure de Tempête.

– Partis aussi.

– Et Soltan, Lilan et Fawan ? interrogea Eliz dont la voix monta dans soudain dans les aigus.

– Partis.

– C'est impossible, murmura Saï, catastrophée. Alors toutes nos prières... n'ont jamais atteint qui que ce soit ?

– Bon débarras ! s'exclama brusquement Isfarak, en se dressant de toute sa taille. Nous n'avons pas besoin de dieux irresponsables qui se jouent de nous ! Mon peuple le saura, je détruirai chaque temple, pierre par pierre !

Razilda considéra le prince qui fulminait. Sa violence trouvait un étrange écho en elle.

– C'est un choc, c'est vrai, admit-elle. Pourtant, c'est plus facile à accepter que ce que j'aurais cru. Après tous les exploits que nous avons réalisés ensemble, sans l'aide d'aucune puissance supérieure, pourquoi ne pas simplement croire en ces liens qui se créent entre chacun de nous.

Ses forces la trahirent à la fin de son discours et ses jambes fléchirent. À ses côtés, Eliz la soutint machinalement.

– Quand même, balbutia celle-ci, désemparée, les yeux dans le vague. Soltan...

– Ça fait beaucoup de chocs pour votre amie, fit remarquer l'esprit aux nuances de jaune.

Razilda attira tendrement Eliz contre elle.

– Ne vous inquiétez pas, elle va avoir besoin d'un moment pour accepter toutes ces révélations, mais elle va s'en remettre, assura-t-elle. Elle est forte.

– C'est la première fois qu'il m'arrive d'en apprendre davantage que ce que j'aurais souhaité, murmura Yerón en se frottant douloureusement les yeux.

– Ne me dis pas que tu le regrettes, dit Kaolan.

– Pas du tout ! Cependant, une étape de décompression entre chaque information aurait été appréciable.

– Je vous trouve bien exigeant, s'agaça Isfarak. N'importe quel érudit rêverait d'acquérir la moitié des connaissances qui viennent de nous être révélées. J'imagine que nous pouvons quitter les lieux, maintenant.

Sur l'épaule du prince, un esprit vert sapin s'était installé, sans que celui-là réalisât vraiment sa présence. Il dut juger que son heure était enfin venue, car il se dressa et lança d'une petite voix aiguë :

– Lui en a trop ! Nous ne pouvons pas le laisser partir ainsi !

Et il tapa du poing sur le crâne du prince Isfarak. L'homme sursauta.

– De quoi parlez-vous ? s'irrita-t-il.

L'esprit turquoise apparut aussitôt sur l'autre épaule du prince et tendit le bras vers son front.

– Tu as raison, dit-il. Ce doit être affreusement douloureux là-dedans. Que vous est-il arrivé ?

Isfarak se lissa nerveusement la barbe.

– Je suis tombé dans une crevasse au fond de laquelle la concentration de Tilmaën était bien trop élevée, expliqua-t-il à contrecœur.

– Je vais vous enlever ça, ne bougez pas, ordonna l'esprit turquoise.

– Pardon ?

Sans répondre, l'esprit flotta jusqu'au visage du prince et posa ses deux mains sur son front. Il resta ainsi de longues secondes, puis il tira avec un « ho hisse ! » théâtral. Une interminable volute verdâtre s'extirpa du crâne du prince sulnite.

– Écartez-vous, derrière ! cria l'esprit.

Il se retourna et projeta le filament contre la sphère cristalline. Celui-ci fut aussitôt aspiré à l'intérieur.

– Voilà une bonne chose de faite, vous allez vous sentir bien mieux, dit l'esprit, content de lui, en tapotant affectueusement la joue d'Isfarak.

Le prince était médusé. Il porta les mains à ses tempes et plissa les yeux.

– Rien, murmura-t-il.

Il étendit la main et saisit le poignet d'Eliz qui se tenait le plus proche de lui.

– Rien, dit-il encore alors que la guerrière se dégageait, courroucée. C'est incroyable, merci ! Je...

Cependant, les effusions n'étaient pas dans ses habitudes et il se reprit vite.

– Enfin, il est tout à fait normal que vous défassiez les erreurs qui ont été commises par votre inconséquence. D'ailleurs, si vous pouviez diminuer le flux qui arrive sur Sulnya'th, je vous en serais reconn... je veux dire, ce serait bien le moins que vous puissiez faire.

L'esprit turquoise ne parut pas s'en formaliser et acquiesça.

– Il serait plus prudent de réduire également le débit sur les autres îles, avança Yerón. Le prix à payer pour ces pouvoirs qui ont été choisis pour nous est bien trop lourd.

– Vous pouvez même tout couper sur Riven'th, dit Eliz avec amertume. On ne s'en portera que mieux.

– Ce sera fait, dit l'esprit. Il n'a jamais été dans nos intentions de vous nuire. Maintenant, voyageurs, vous devez retourner à la surface. Il ne fait pas bon pour les mortels de s'attarder trop longtemps en ces lieux.

– Laissez-nous reprendre des forces et nous repartons, demanda Yerón.

La migraine qui leur martelait désormais le crâne leur fit aisément comprendre qu'un départ prompt était nécessaire. Les compagnons rassemblèrent les sacs éparpillés. Ils burent abondamment, nettoyèrent leur visage et leur coupure avant de se partager une poignée de fruits secs. Quand ils se sentirent assez de forces pour repartir, ils prirent congé des esprits. Kaolan se confondit en remerciements et multiplia les courbettes, encore incrédule d'être toujours en vie.

Alors qu'ils s'éloignaient dans le couloir rempli d'ombres, ils entendaient derrière eux les voix des esprits qui s'estompaient peu à peu.

« Alors, vous m'avez trouvé comment ? », « Très impressionnant ! », « Magistral et nimbé de mystères ! », « Les mortels s'en souviendront longtemps. », « Bon, on fait quoi maintenant ? »

Yerón jeta un dernier coup d'œil derrière lui vers la lumière éblouissante de Tilmaën.

– J'espère que vous réalisez que nous venons de quitter les seuls êtres divins qui restent sur notre monde, soupira-t-il avec résignation.

– Eux, et le seigneur Burkan, corrigea Jabril.

– Et le Bibliothécaire, ajouta Eliz. D'ailleurs, vous pensez qu'il faudrait le prévenir ?

Alors qu'ils allaient franchir le tunnel qui les ramènerait à Riven'th, Razilda sortit soudain de sa réserve.

– Pensez-vous que les esprits vont tenir leur promesse ? demanda-t-elle. Si la Source perdait ses propriétés, je me demande combien de temps il faudrait au gouvernement pour s'en apercevoir. Et si le rituel perdurerait malgré tout.

Yerón et Eliz se permirent quelques suppositions peu flatteuses pour l'empereur jultèque.

En silence, un léger sourire aux lèvres, Saï écoutait le bavardage de ses amis. Malgré toutes ces révélations, la vie continuait comme avant.

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Bon, eh bien nous voilà quasiment au bout ! Il ne nous reste plus que quelque chapitres de conclusion !

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