16- "Je dois d'abord digérer toutes ces révélations." 2/3
Éblouis par la lumière soudaine, ils découvrirent progressivement les lieux dans lesquels ils venaient de pénétrer.
Ils étaient dans une grotte immense, aux allures de temple. Les voûtes qui soutenaient le plafond, les alignements de fins piliers, les alcôves qui se dessinaient dans les murs, toute la structure semblait sortie de l'imagination d'un architecte génial. Pourtant, un examen approfondi montrait que la main de l'homme n'avait jamais contribué à la noblesse des lieux. Les lignes n'étaient pas assez droites et les murs pas assez lisses. D'énormes massifs de cristaux luminescents entouraient les colonnes et poussaient au hasard sur les parois, baignant les visiteurs d'une douce lumière or et turquoise. Seul l'écho de leur pas venait déranger le silence qui y régnait.
Le petit groupe s'éparpilla avec émerveillement. Yerón s'approcha d'un bouquet de cristaux bleus pour en caresser timidement les faces tièdes. Le nez en l'air, Saï tentait d'apercevoir l'élégante dentelle de pierre qui ornait le sommet des piliers. Quant à Eliz, elle tapotait de la pointe de Griffe le sol lisse et translucide en se demandant de quelle sorte de roche il pouvait bien s'agir.
– L'un de vous a une idée de l'endroit où on est ? s'enquit-elle finalement.
Sa voix, trop forte, se répercuta en mille échos sous le haut plafond de roche. Elle n'obtint aucune réponse. Personne n'en savait rien et ses amis étaient bien trop occupés à s'extasier sur les merveilles qu'ils découvraient à chaque pas.
Razilda s'approcha du prince Isfarak.
– Vous le saviez, n'est-ce pas ? lui murmura-t-elle.
– Quoi donc ?
– Qu'il y avait des conditions pour que le portail s'ouvre. Vous saviez que nos amis se retrouveraient dans un cul-de-sac. Pourquoi alors, avoir envoyé vos hommes les tuer puisque les conditions n'étaient pas réunies ?
– Ce n'est pas tout à fait exact, expliqua-t-il, toute sa morgue recouvrée. Je n'en savais rien avant cette vision que j'ai eue sur votre vaisseau volant. Je n'avais rien vu de la sorte jusqu'à présent. J'imagine que c'est votre contact qui m'a rendu plus sensible à ce sujet précis.
– Et vous avez essayé de nous empêcher de l'ouvrir en fuyant, réfléchit Razilda. Donc les conditions d'ouverture...
Elle jeta un regard circulaire sur ses amis dispersés autour d'eux.
– ... un représentant de chaque île, comprit-elle. Le portail ne s'ouvre que si un représentant de chaque île se présente devant lui en même temps.
– Impressionnant, railla le prince Isfarak. Je vois qu'une partie de votre groupe est tout de même capable de réflexion. D'ailleurs, puisque c'est le cas, ne pourriez-vous pas me délier les mains ? Vous comprenez parfaitement, j'en suis sûr, que je ne peux plus rien faire pour vous nuire.
– Permettez-moi d'en douter, dit-elle avec une moue sceptique.
Tout pénétré qu'il était de son rôle de gardien, Jabril ne quittait pas le prince d'une semelle. Cela ne l'empêchait pas de regarder autour de lui avec stupéfaction, bouche bée, et yeux exorbités.
Kaolan et Tempête ouvraient la marche, l'un trop soucieux et l'autre trop insouciant pour s'émerveiller. L'étrange temple de pierre se prolongeait sur plusieurs centaines de toises, jusqu'à ce qu'un choix s'offrît à eux.
Kaolan et Tempête s'immobilisèrent, attendant d'être rejoints par le reste du groupe. Devant eux, un escalier aux larges degrés s'enfonçait dans une pénombre verdâtre tandis qu'à leur droite, une arche immense découpait la pierre lisse. Kaolan avança de quelques pas sous l'arche et resta pétrifié de stupeur.
Il se tenait sur un balcon à mi-hauteur d'une grotte aux dimensions titanesques. Ici, les cristaux poussaient partout sur les parois et le plafond, à tel point qu'on aurait pu se croire à l'intérieur d'une géode aux teintes de violets, de pourpres et d'orange. Leur lueur révélait un palais colossal au centre de la caverne, entouré de bâtiments plus petits. Des exclamations sidérées retentirent alors que les membres du groupe sortaient à leur tour sur la plateforme. Même le prince Isfarak semblait avoir du mal à accepter la réalité de ce qu'il avait sous les yeux.
– Qu'est-ce que c'est que ça... murmura Eliz.
Saï lui accrocha le bras pour la tirer en avant.
– Il y a des marches qui descendent ! Viens, il faut aller voir de plus près !
Tout aussi émerveillée que ses compagnons, la jeune fille était la seule à avoir assez d'imagination pour ne pas croire impossible le spectacle qu'ils découvraient. Elle n'avait donc aucun besoin d'un temps d'adaptation pour l'accepter. Elle entraîna tout le monde dans l'escalier qui épousait le contour de la grotte jusqu'au sol. Lorsqu'elle posa le pied par terre, un nuage de poussière s'éleva.
Une colonnade conduisait au palais. Les piliers qui la composaient semblaient étrangement tronqués à leur sommet et coiffés d'une épaisse couche de scories. À mesure de leur progression, le groupe remarqua que cette fine poudre recouvrait absolument tout. Il avançait dans un silence religieux, juste entrecoupé par des quintes de toux. Ils dépassèrent un petit kiosque dont le toit paraissait avoir fondu. Aucun des bâtiments qu'ils croisèrent n'était intact. Pourtant, ils ne portaient aucune trace de violence, les murs n'étaient pas éboulés et il n'y avait aucuns gravats à leur pied. La colonnade qu'ils suivaient les laissa dans les vestiges d'un jardin. Aussi incroyable que cela pût paraître si loin sous terre, des arbres et des massifs de fleurs avaient dû s'élever jadis entre les murets bas qui dessinaient des figures complexes. Il n'en restait désormais que des bouts de troncs pétrifiés. D'immenses statues sans tête et sans bras se dressaient au milieu de bouquets de cristaux violets. Yerón frissonna.
– On dirait que tout s'efface petit à petit pour se changer en poussière, dit-il en regardant ses bottes maculées de poudre grisâtre.
– Ne dis pas ce genre de chose, se plaignit Eliz. C'est bien assez lugubre comme ça.
Accompagnée de Tempête et Kaolan, Saï s'était déjà avancée jusqu'aux gigantesques degrés qui montaient vers le palais. Les marches étaient hautes, mais ils se lancèrent bravement dans l'ascension. Ça et là, des statues et des cristaux arrangés avec art brisaient la monotonie des escaliers.
Lorsqu'ils arrivèrent sur l'immense parvis, tous haletaient avec effort. Tous, sauf le prince Isfarak. De colossales portes de pierre fermaient le palais, encadrées d'une armée de colonnes toutes sculptées différemment. Ici, une femme portant une jarre sur sa tête, là une créature dotée d'une queue de poisson et plus loin encore un tronc envahi de lierre. Tous ces piliers soutenaient un large fronton triangulaire vers lequel tous les regards se levèrent inconsciemment. En son centre était gravée une pierre scintillante sur un tourbillon. Yerón étouffa un cri dans sa main et fit un pas en arrière.
– C'est le symbole de K'ror, le dieu du monde souterrain, souffla-t-il.
– Ce qui est plutôt approprié, vu l'endroit où nous nous trouvons, vous ne croyez pas ? railla Isfarak.
Jabril porta les mains au médaillon autour de son cou et recula derrière ses compagnons.
– Avons-nous le droit d'être ici ? paniqua-t-il. C'est un sacrilège !
Saisies d'une crainte révérencieuse, Eliz et Saï reculèrent à leur tour.
– Qu'est-ce qui vous prend ? s'agaça Razilda. Vous voyez bien qu'il n'y a personne. Si K'ror a vécu ici, il y a longtemps qu'il a dû s'installer ailleurs. Il ne nous aurait jamais laissés arriver aussi loin.
Le palais n'avait pas plus été épargné que les bâtiments qui l'entouraient. De larges pans de son toit avaient disparu ainsi qu'une portion des murs de l'aile gauche. Les trous qui se découpaient dans son architecture donnaient l'impression qu'un acide particulièrement puissant avait été versé sur lui depuis les hauteurs.
Du parvis qui ceignait l'édifice, les compagnons avaient une vue unique sur les alentours. La même décrépitude s'étendait à tout l'intérieur de la caverne. Il ne restait aucun bâtiment intact et l'épais manteau de poussière grise recouvrait les rues, les places et les terrasses, s'amoncelant parfois en tas au pied des maisons. Seules les couleurs vives des cristaux apportaient un peu de vie sur ce spectacle de désolation.
– Je crois qu'on en a assez vu, déclara soudain Eliz, gagnée par le malaise. Il n'y a rien de ce que nous cherchons, ici.
Elle avait l'impression qu'un goût de cendre avait envahi sa bouche et qu'elle ne pourrait plus jamais s'en défaire s'ils s'attardaient davantage en ces lieux. Elle appela nerveusement Tempête qui jouait dans la poussière au pied d'un piédestal, en soulevant des nuages qui le faisaient éternuer.
– Reviens, Tempête, on ne sait pas ce que c'est cette poussière ! Saï, rappelle-le !
Parce que s'il était une pensée qu'elle tentait à tout prix d'écarter de son esprit, c'était bien la question de savoir si les habitants avaient pu disparaître de la même façon que leur demeure.
– Voulez-vous rebrousser chemin ? demanda Razilda, résumant assez bien le sentiment général. Yerón, qu'en penses-tu ?
Le jeune homme jeta un regard circulaire tout autour de lui.
– Je ne vois aucune issue dans les parois de la grotte. Et d'après les descriptions qu'en a faites Kadwyn, il me semble que si la source de Tilmaën se trouvait ici, on en détecterait les émanations, ou on en ressentirait les effets. Retournons là-haut.
– Est-ce que vous voulez vous reposer avant de repartir, ou manger un morceau ? s'enquit encore Razilda.
– Sûrement pas ici, répondit Eliz, horrifiée à cette idée.
– Même vous, Altesse, vous n'êtes pas las ? insista curieusement Razilda.
Le prince Isfarak la toisa.
– Aucunement, j'ai largement assez d'endurance pour supporter cet effort ridicule.
Le visage de Razilda s'éclaira d'un sourire narquois.
– C'est donc cela, votre capacité à vous, une endurance à toute épreuve ?
Le prince se mordit la lèvre, mais n'en répondit pas moins.
– En effet, c'est bien là la base de ma malédiction. Si je ne disposais pas d'une telle résistance, il y a longtemps que j'aurais succombé à la folie et l'histoire serait terminée pour moi aussi. L'endurance. Il n'y a aucune noblesse à ce pouvoir. C'est celui des ouvriers et des paysans.
Son mépris ne fut pas du goût de Saï.
– Les ouvriers ? répéta-t-elle d'un ton cassant. Vous voulez dire ceux qui construisent vos palais ? Et les paysans ? Ceux qui vous fournissent votre nourriture ? Seriez-vous aussi noble sans eux ?
Sur ces mots, elle se drapa dans sa dignité froissée et se lança dans la descente des marches, aussitôt rattrapée par Kaolan et Tempête.
Désormais peu désireux de s'attarder, ils se hâtèrent sur le chemin du retour, suivant les sillons dans la poussière qu'ils avaient tracés à l'aller. Yerón avait repris la tête du groupe dans l'escalier qui remontait vers le balcon. Comme un cheval à l'approche de l'écurie, il marchait de plus en plus vite. Même si leur récente découverte lui donnait à réfléchir, il refusait de laisser son esprit s'y perdre tant qu'il n'aurait pas trouvé ce pour quoi ils étaient venus. Il pénétra à nouveau dans le temple aux dimensions colossales.
– Ce spectacle me rend triste, et je ne comprends même pas pourquoi, murmura Saï en jetant un dernier regard à la grotte depuis le balcon de pierre.
– Cet endroit n'est pas fait pour les mortels, répondit Kaolan, à côté d'elle. Il est perturbant. Nous ne devons pas nous y éterniser, viens.
Il l'entraîna par l'épaule à l'intérieur du temple.
Sans hésiter ni se préoccuper des retardataires, Yerón s'engagea dans la pénombre aux lueurs verdâtre qui émanait de l'escalier, à droite de la grande arche. Il n'y avait nulle autre issue possible. À mesure que les marches s'enfonçaient, les cristaux se raréfiaient, et avec eux, la lumière irréelle qui baignait les lieux. Les visiteurs durent ressortir les lanternes qu'ils avaient éteintes.
Yerón gémit soudain et chancela. Il dut s'appuyer contre la paroi de pierre lisse, une main crispée contre sa poitrine. La même plainte s'échappa des lèvres du prince Isfarak et sa haute taille parut se recroqueviller un instant. Tempête pépia avec frénésie.
– Que se passe-t-il ? s'inquiéta aussitôt Eliz, en portant machinalement la main à la poignée de Griffe.
– J'ai une impression bizarre, haleta le jeune homme. Un peu du même genre que dans la mine de maënite, en dix fois plus puissant.
Saï referma ses bras autour du cou de Tempête, préoccupée par l'incompréhension de son compagnon, submergé de sensations inconnues. Elle-même ne ressentait, pour l'instant, qu'un début de mal de tête léger. Razilda tira son épée, vite imitée par Eliz. Les deux armes brillaient comme jamais elles ne les avaient vues faire. Elles vibraient avec insistance dans la main de leur porteuse.
– Je me sens capable de trancher d'un seul coup un Sulnite et sa monture ! s'extasia Griffe.
– Je vous remercierais de vous en abstenir, fit remarquer Isfarak d'un ton pincé.
Malgré ses efforts pour garder la face, il était visible qu'il était lui aussi affecté. Même si le prince refusait son aide, Jabril resta à ses côtés au cas où il serait pris de faiblesse. Kaolan s'était porté aux côtés de Yerón pour l'empêcher de trébucher dans l'escalier.
Ils reprirent leur descente dans la pénombre. Bientôt, une lueur dansante projeta ses reflets d'émeraude sur les marches.
– On approche, c'est tout près, dit Isfarak d'une voix tendue.
Malgré tous ses efforts pour empêcher le groupe de se rendre à la source de Tilmaën, il paraissait désormais aussi impatient qu'eux de découvrir ce qui les attendait au bout du chemin. Et le bout du chemin était définitivement proche.
Les marches s'allongèrent petit à petit, jusqu'à disparaître, les laissant dans un couloir qui conduisait tout droit vers une lumière si forte qu'il était impossible de discerner quoi que ce fût au-delà. Le cœur battant à tout rompre, les voyageurs se rapprochèrent les uns des autres. Sans avoir rien demandé, Kaolan se retrouva étroitement flanqué de Yerón et Saï qui respectaient juste assez son espace personnel pour ne pas s'accrocher à lui. Derrière eux, Razilda s'empara de la main d'Eliz pour entrelacer ses doigts avec les siens. Ils avancèrent dans la lumière quand ils se sentirent prêts.
Avant même de pouvoir distinguer la moindre forme, ils entendirent des murmures excités rebondir autour d'eux.
« De la visite ! », « Les voilà ! », « Comme ils sont nombreux ! », « Que faire ? », « Accueillons-les comme il se doit ! »,
Puis leurs yeux s'habituèrent progressivement à la luminosité. Pourtant, ils peinèrent encore à comprendre ce qui s'étendait devant eux.
Au centre d'une grotte dont ils étaient bien incapables d'appréhender la taille, une énorme sphère transparente reposait sur un socle de pierre. Aussi haute que trois hommes, elle les dominait de sa masse. Sa surface était composée de milliers de facettes cristallines. À l'intérieur bouillonnaient les volutes émeraude de ce qui ressemblait à une épaisse fumée irisée. Des étincelles en jaillissaient parfois lorsqu'un serpentin s'écrasait contre la bulle protectrice. Son sommet était encastré dans la pierre du plafond qui dessinait un étrange réseau de tubes.
Lorsqu'ils purent s'arracher à ce spectacle, ce fut pour découvrir, tout autour du piédestal, des dizaines de petites formes humanoïdes aux allures de feux follets qui s'agitaient, sautillaient ou se grimpaient les uns sur les autres pour mieux les voir. Tous étaient verts, tous d'une nuance différente. Enfin, l'un d'eux se détacha de la masse pour venir à leur rencontre. Ses traits étaient flous et mouvants, mais on pouvait distinguer deux yeux et une bouche dans la flammèche qui lui servait de visage. Tout son corps était frangé de turquoise.
– Salutations, voyageurs, dit-il d'une voix fluette. Que vous amène-t-il en ces lieux ?
Saisis, les compagnons hésitèrent. Yerón avança vers le feu follet et s'inclina.
– Salutations à vous également, habitants du monde souterrain, commença-t-il. Nous sommes venus jusqu'ici en quête de vérité.
– De vérité ? répéta la créature.
Et le mot courut de bouche en bouche dans toute la pièce.
– C'était l'un d'eux ! s'écria alors Améthyste. Celui qui se trouvait dans le coffret que Kadwyn a ouvert leur ressemblait en tout point !
Yerón se racla la gorge, soudain inquiet.
– Oui, continua-t-il, jugeant plus prudent d'ignorer l'interruption de la rapière. Nous cherchons la vérité sur la naissance des pouvoirs qui existent sur chacune de nos îles.
– Des pouvoirs ? Vous appelez ça comme ça, vous ? lança une voix aigrelette dans le fond.
Des rires cristallins s'élevèrent autour d'elle.
– Silence ! réclama le feu-follet qui avait pris la discussion en main. Un peu de sérieux, ce n'est pas tous les siècles que nous avons des visiteurs. Qui êtes-vous donc ?
Yerón présenta ses compagnons les uns après les autres. Il garda Kaolan pour la fin et conclut en disant :
– Kaolan vient au nom du peuple-félin pour quérir une parcelle de ce pouvoir dont leurs clans n'ont pas bénéficié.
– Très intéressant, dit le feu-follet d'une voix songeuse. Pourtant, Père nous avait prévenu que plus jamais vous ne seriez capables de vous unir pour arriver jusqu'ici.
– Père ? interrogea Yerón, intrigué.
– Le Seigneur K'ror, bien sûr. Nous sommes les enfants de K'ror et de Lo.
– Les Esprits de la Nature, ce sont eux ! souffla Saï en pressant ses mains tremblantes sur ses joues.
– Et le Seigneur K'ror vous a chargé de veiller sur Tilmaën ? s'enquit Yerón.
Un nouvel esprit s'avança aux côtés de son frère. Celui-ci était d'un vert d'herbe tendre.
– Oui, si l'on veut, expliqua-t-il. Ceux qui veulent s'en occuper sont libres de le faire, alors nous nous relayons. Après tout, Tilmaën est le présent que Père a offert à l'humanité, il faut en prendre soin.
– Tilmaën est un cadeau du seigneur K'ror ? répéta Yerón qui commençait à se sentir submergé par les informations des esprits.
Voilà que les esprits de la nature auxquels il n'avait jamais accordé beaucoup de crédit existaient réellement et se trouvaient être les gardiens de la source d'énergie qui façonnait leur monde. Et qu'il était en train de discuter avec eux en toute simplicité.
– Bien sûr, voyez ça comme un désir de compenser la violence du cataclysme qui a disloqué votre continent.
– En plus d'un désir de mettre le chaos dans la création de son frère, ricana le premier esprit.
– Attendez un instant, vous voulez dire que les dieux ont réellement brisé notre monde en îles ? s'étrangla Yerón.
Un « Ah ! » triomphant venue de Saï retentit dans son dos.
– Évidemment, continua l'une des deux créatures. Tu n'as pas dû bien écouter à l'école, toi. L'histoire est pourtant bien connue.
Affreusement vexé, Yerón bafouilla des dénégations véhémentes.
– Ce qui signifierait que nous sommes tous issus du même peuple, fit alors remarquer Razilda.
– C'est impossible, voyons, argumenta Yerón, reprenant contenance. Si nous sommes tous issus du même peuple, pourquoi serions-nous aussi différents ? Regardez-nous, nos couleurs de peau, nos yeux, nos cheveux !
En disant ces mots, il se tourna vers ses compagnons qu'il engloba d'un large geste du bras.
– Vous vouliez être différents, uniques et ne plus ressembler aux autres peuples, dit l'esprit. Tilmaën vous a entendu et exaucé.
– Quoi ? C'est pas du tout comme ça que ça marche ! s'écria le jeune homme stupéfait. Tout le monde n'est pas affecté par Tilmaën de manière semblable ! Sur Jultéca'th par exemple, seule une petite partie des gens ont accès à la Source !
Le feu-follet bondit sur la sphère où bouillonnait l'énergie prisonnière.
– Oh si, Tilmaën peut faire tellement de choses, répondit-il en caressant tendrement la surface transparente. Les « pouvoirs » de vos îles ne sont qu'un bonus. Et votre ami, là, en est la preuve vivante.
Les regards suivirent le bras que l'esprit pointa vers Kaolan.
– Co... comment ça ? La preuve de quoi ? balbutia celui-ci, soudain inquiet.
– Vous n'en avez pas gardé la mémoire ? s'étonna l'esprit en sautant à terre. Oooh, voilà qui promet d'être intéressant.
Il gloussa puis réunit ses mains avant de les écarter. Des silhouettes de lumière apparurent entre elles, s'animant aussitôt que la créature reprit la parole.
– C'était il y a dix fois cent ans. Assez longtemps pour que vous autres, pauvres créatures à la vie si éphémère, eussiez oublié, et pour que vous ne distinguiez plus la réalité du mythe. Notre monde se remettait tout juste du Grand Cataclysme, le coup de poing des Dieux.
Entre les mains de l'esprit, de minuscules formes humanoïdes fuyaient un poing immense.
– Le chaos régna plusieurs siècles avant qu'un pouvoir fort n'émergeât sur chacune de vos îles pour les pacifier.
Le poing disparut et les silhouettes se regroupèrent, une maison et des champs sortirent du sol.
– Sur la moins grande d'entre les îles, un petit groupe d'hommes et de femmes refusaient de se soumettre à l'autorité toute neuve des seigneurs. Traqués par les soldats, ils trouvèrent refuge dans les forêts. Ils organisèrent leur propre société, basée sur les valeurs qu'ils défendaient. Et le temps s'écoula.
– C'est... c'est impossible, bégaya Kaolan en reculant.
Devant ses yeux, entre les mains de l'esprit, trois personnes se trouvaient au milieu d'une forêt stylisée. Peu à peu, leur silhouette s'affina, des poils leur poussèrent sur tout le corps et leurs vêtements se réduisirent à la plus simple expression, tandis que leurs oreilles et leur visage changeaient de forme.
– Non, je refuse d'y croire, souffla-t-il, horrifié.
La main de Saï se posa sur son bras. Les yeux exorbités, elle était aussi bouleversée que lui.
– Pourquoi cette mine ? s'étonna l'esprit. N'est-ce pas une bonne nouvelle que d'apprendre que vos différences ne sont qu'artificielles ?
– C'est complètement fou, s'émerveilla Eliz, bien loin des considérations de ses amis derujins.
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