15- "La vengeance est très surcotée." 2/3
La cuisine était la seule pièce de l'aéronef qui possédait une table et des chaises, aussi avait-elle été, pour l'occasion, transformée en salle d'interrogatoire. Ne sachant pas de quel pouvoir physique le prince Isfarak disposait, Eliz n'avait été avare ni de cordes ni de nœuds pour lier ses bras et ses jambes. Entravé à son siège sans pouvoir bouger d'un millimètre, le prisonnier se tenait très droit, presque rigide. La situation précaire dans laquelle il se trouvait ne l'empêchait pas d'arborer l'air hautain avec lequel il avait dû venir au monde. Une moustache impeccablement taillée accentuait sa lèvre supérieure et rejoignait la fine barbe qui soulignait la forme volontaire de sa mâchoire.
– Vous ne vous rendez pas compte de la gravité de vos actes, lâcha-t-il sèchement.
Eliz devint aussitôt écarlate, de la pointe de ses oreilles jusqu'à, très certainement, l'extrémité de ses orteils. Anticipant son explosion imminente, Razilda se hâta de parler la première.
– Vous allez nous éclairer sur le sujet, je n'en doute pas.
Isfarak dévisagea successivement tous les occupants de la pièce. Il pinça les lèvres.
– Vous ne valez pas mieux que des enfants qui s'agitent dans les jambes des adultes, entravant des desseins si grands qu'ils ne peuvent les appréhender.
Yerón se pencha en travers de la table.
– Des desseins plus grands ? Tels que la prise de contrôle de la source d'énergie qui alimente les pouvoirs de nos îles respectives ? demanda-t-il d'un ton perfide.
Les narines du prince frémirent. L'espace d'une seconde, on aurait pu croire qu'on lui avait placé un plat particulièrement nauséabond sous le nez.
– Je vois, commença-t-il avec difficulté, les yeux étrécis. Je vois que vous connaissez déjà l'existence de Tilmaën. — Tilmaën, répéta Yerón à voix basse, comme émerveillé par ce simple mot. — Vous en savez plus que ce que j'imaginais. Vous êtes cependant bien loin d'avoir saisi le schéma général. Je suis le seul qui en possède les capacités.
Le visage de Yerón vira au même cramoisi que celui d'Eliz et il bondit de sa chaise, les mains à plat sur la table.
– Comment osez-vous ? s'indigna-t-il. Après toutes les épreuves que nous avons traversées, les distances que nous avons parcourues, et les réponses que nous avons trouvées ! Comment osez-vous nous prendre de haut ?
– Je ne fais que souligner l'évidence, constata Isfarak nullement impressionné par son éclat. Qu'y puis-je si vous n'êtes pas allé au fond des choses ? Me considérer comme l'unique antagoniste à abattre est sans aucun doute bien plus à votre portée.
Eliz s'en étouffa presque.
– Parce que ce n'est pas le cas, peut-être ? lui hurla-t-elle au visage. C'est vous qui êtes venus nous envahir, vous qui avez tué notre roi, et exécuté nombre de Rivenz !
– Je protège mon peuple, c'est ma responsabilité en tant que dirigeant. Ce n'est quand même pas bien difficile à comprendre.
– De quoi le protégez-vous ? demanda Razilda en faisant se rassoir Eliz d'une main impérieuse. Des tremblements de terre qui ébranlent votre île ?
Ses yeux luisaient de la même haine que ceux de ses amis, toutefois, elle maintenait un calme de façade qui lui permettait de mettre ses griefs personnels de côté pour l'instant.
– C'est exact, convint le prince du bout des lèvres. Sulnya'th est de plus en plus instable et chaque tremblement de terre se montre plus violent que le précédent. Tout le monde redoute celui qui détruira l'île. Nous devons trouver d'autres terres où nous installer.
– Pourquoi les nôtres ? balbutia Eliz. Pourquoi Riven'th ?
Le prince haussa les épaules.
– Choix logique. Il s'agit de l'île la plus proche et votre pouvoir ne représente pas une réelle menace. Jultéca'th est bien trop loin et Jezzera'th... Disons que son étendue désertique n'a rien de très attrayant.
– Mon pays est magnifique ! protesta Jabril, resté silencieusement en retrait jusque là. Nous avons des forêts luxuriantes et des oasis de verdure au cœur du désert ! Les palmiers qui ombragent Jezzera offrent les dattes les plus sucrées que vous n'avez jamais mangées !
Le jeune homme s'interrompit net, réalisant qu'il s'offusquait que son île n'eût pas été choisie comme cible d'une invasion et s'appuya à nouveau contre le mur avec un air buté. Les yeux ronds, Eliz ne parvenait même plus à trouver les mots pour exprimer son indignation face à l'affront qui venait d'être fait à son peuple.
– Ce que vous dites n'a aucun sens, fit remarquer Razilda. Ou alors vous insultez notre intelligence. Si votre seul but était d'offrir une nouvelle patrie à votre peuple, pourquoi intriguer à Jultéca ? Pourquoi manipuler l'empereur et surtout pourquoi... avoir voulu mon assassinat ?
Voilà, elle l'avait dit. Elle avait même gardé son calme. Le genou d'Eliz vint toucher le sien pour lui signifier son soutien.
Le prince Isfarak tira sur ses liens.
– Il y a d'autres enjeux dans la balance, bien sûr, dit-il d'un ton supérieur.
Cette déclaration sembla le satisfaire et il n'ajouta rien de plus. Excédée, Eliz se leva brusquement et dégaina Griffe qu'elle plaqua sur la table avec fracas.
– Ça suffit maintenant, j'en ai assez de me comporter de façon civilisée, asséna-t-elle. Nous voulons des réponses à toutes nos questions.
– Parce que moi aussi, je peux me mettre dans la balance, gloussa Griffe. Et on sait tous de quel côté elle va pencher.
« Des barbares. » formulèrent les lèvres du prince Isfarak avec mépris. Cependant, il n'ignora pas la menace et se mit à parler.
– Très bien. Vous voulez savoir pourquoi j'ai manipulé l'empereur jultèque ? Pour qu'il renonce à la guerre contre Pwynyth' qu'il envisageait. Vous pouvez ajouter cela sur la liste des griefs que vous avez à mon égard.
Yerón ouvrit des yeux ronds.
– Comment ça ? s'étrangla-t-il. Jultéca'th voulait attaquer Pwynyth' ?
Il jeta un regard confus vers Razilda. Elle hocha brièvement la tête avec une grimace d'excuse.
– Quel était l'intérêt pour vous ? demanda Yerón, encore sous le choc. Je ne comprends pas.
Le prince soupira et son visage se crispa un instant. Il releva finalement le menton, comme si de rien n'était.
– Savez-vous ce qu'il advient à la mort d'un être humain possédant la moindre once de pouvoir ? Ou à la mort d'un griffon ? Non, bien sûr. L'énergie qui l'anime retourne à la terre, rejoint le grand flux qui circule sous nos pieds, avant d'à nouveau jaillir sur une île. C'est un cycle perpétuel. Hélas, notre monde n'est pas assez fort pour le supporter. Ce flux permanent d'énergie fragilise la roche qu'il traverse.
Isfarak se tut un instant, une nouvelle expression douloureuse tordant brièvement ses traits. Les yeux exorbités, les mains à plat sur la table, Yerón paraissait avoir été frappé par la foudre. Eliz et Razilda échangeaient des regards incrédules. Pourtant, dans un silence religieux, tous attendirent que le prince reprît la parole.
– Avec le nombre de victimes qu'une guerre entre Pwynyth' et Jultéca'th aurait générées, le flux d'énergie se serait encore accéléré. Pour l'instant, seule Sulnya'th est touchée. J'imagine que les roches de notre sous-sol sont plus fragiles, mais il ne s'en faut que de quelques décennies pour que vienne votre tour.
Abasourdie, Saï ouvrit la bouche puis la referma. C'était beaucoup, beaucoup trop d'informations à la fois à son goût.
– Et tuer des Rivenz ne pose donc pas de problème, dans votre petit raisonnement tordu ? s'indigna Eliz.
– Effectivement, votre corps ne possède aucun pouvoir, répondit Isfarak, imperturbable. Et vos Armes de Loyauté ne sont pas détruites. Il me paraît cependant évident que la production de nouvelles Armes doit être arrêtée pour limiter le flux et c'était dans mes projets immédiats.
– Mais alors... interrompit Yerón. Que veniez-vous faire au pied du plateau d'Anserün si vous ne voulez pas vous emparer de la source des pouvoirs, enfin, je veux dire de... de Tilmaën ?
– Condamner l'entrée des souterrains. Pour que des petits malins dans votre genre ne viennent pas tout détraquer avec leur ignorance indécrottable.
Les narines de Yerón palpitèrent, cependant le jeune homme choisit de mépriser l'insulte.
– Et comment se fait-il que vous, vous en sachiez plus que quiconque ? interrogea-t-il, cherchant à le prendre à son propre jeu. Seriez-vous un élu des dieux, par le plus grand des hasards ?
Le visage du prisonnier s'assombrit encore.
– Maudit par les dieux serait un terme plus adéquat. Je n'ai jamais voulu cette responsabilité, mais maintenant que je sais, je suis dans l'obligation d'agir.
– Que s'est-il passé ? demanda Razilda.
Le prince soupira avec agacement.
– Un accident. J'ai été exposé trop longtemps aux émanations de Tilmaën, à la suite d'une chute dans une crevasse. Depuis je... je vois certaines choses. Des choses qui se sont passées, d'autres qui n'arriveront peut-être jamais. J'entends des voix plus ou moins distantes. En synthétisant toutes les informations que cela m'a apportées, j'ai compris le fonctionnement de ce cadeau empoisonné que nous ont fait les dieux. J'ai compris qu'il causerait notre perte.
Il s'échauffa alors.
– Et vous... vous vous permettez d'entraver ma route ! En me menaçant moi, moi le seul capable d'agir. C'est l'équilibre entier de notre monde que vous mettez en péril.
Un silence lourd tomba dans la pièce. Les compagnons rassemblés autour de la table n'osaient en croire leurs oreilles. L'enthousiasme qui avait présidé à chacune de leurs découvertes était désormais bien loin. Ce n'était pas la conclusion qu'ils attendaient. Au bout d'une longue minute, la voix de Razilda s'éleva.
– Je ne voudrais surtout pas avoir l'air égocentrique, dit-elle. Cependant, j'aimerais beaucoup savoir en quoi mon assassinat pouvait sauver le monde de cette menace.
Le prince parut excédé par ce besoin d'enfoncer les portes ouvertes.
– J'ai vu votre visage dans certaines de mes visions.
« Les vôtres aussi, ajouta-t-il avec un mouvement de tête vers ses autres geôliers. Elles étaient floues et confuses, mais une chose était sûre, c'est que vous me mettriez des bâtons dans les roues. Et vous étiez la seule que j'ai pu situer, grâce à Ardeshar... Vous voyez, cela n'avait rien de personnel. Vous deviez mourir pour sauver le monde, quel beau destin cela aurait été !
La mâchoire de Razilda se crispa et ses phalanges blanchirent de la force avec laquelle ses poings se serrèrent sur la table.
– Vous aussi, vous auriez dû être éliminé, continua Isfarak à l'adresse de Yerón. Malheureusement, je suis visiblement entouré d'incapables.
Avec une expression de fureur que ses amis ne lui avaient jamais vue, Yerón tendit une main contractée vers le prisonnier avant de la laisser retomber devant lui, sans un mot.
Le prince Isfarak examina tour à tour chacun des occupants de la pièce, dans l'expectative. Comme plus personne ne parlait, il finit par dire :
– Eh bien ? Quelle est la suite des opérations ? Est-ce à moi de prendre l'initiative une fois de plus ?
Eliz frotta ses tempes avec irritation. Se retenir de le frapper mobilisait tellement de son énergie qu'elle se sentait drainée.
– Vous allez nous suivre jusqu'à votre ville nouvelle, au sud de Riven, et si la bataille n'a pas encore eu lieu, vous demanderez à vos hommes de rendre les armes. Vous allez renvoyer vos troupes et vos colons sur Sulnya'th les uns après les autres, et peut-être que vous pourrez quitter Riven'th lorsqu'il ne restera plus aucun Sulnite sur nos terres. C'est un schéma grossier, bien sûr, ce n'est pas avec moi que vous aurez à négocier.
– Si nous retournons sur Sulnya'th, nous sommes tous condamnés, commenta Isfarak.
Eliz renifla avec mépris.
– Pour être honnête, je n'ai strictement rien à foutre de votre sort. Si vous vouliez éveiller la sympathie, il fallait s'y prendre autrement. Et je vous soupçonne de dramatiser. Vos visions embrouillées doivent vous persuader d'une apocalypse imminente, alors qu'il n'en est rien.
Tout au bout de la table, mal à l'aise sur son petit tabouret, Saï osa finalement intervenir.
– Enfin Eliz, tu te souviens ce que disait Shalim, la situation à l'air grave sur Sulnya'th, on ne peut pas l'ignorer.
Surprise, Eliz fixa sévèrement la jeune fille.
– J'espère que tu comprends que je ne me sente pas d'humeur altruiste, en ce moment. Mais encore une fois, ce sera à Son Altesse de décider, pas à moi.
Saï s'écarta de la table avec une moue boudeuse, tout en réfléchissant déjà aux arguments qu'elle devrait présenter à Hermeline.
– Alors, nous repartons ? dit soudain la voix de Kaolan.
Adossé bras croisés à côté de la porte, il n'avait pas une seule fois ouvert la bouche, cependant il n'avait pas raté une miette de ce qui avait été dit.
– Euh, o... oui, confirma Eliz, déconcertée par sa brusque intervention.
Kaolan baissa la tête sur ses mains serrées l'une contre l'autre avant de regarder la guerrière dans les yeux.
– Je dois rester ici.
La stupéfaction s'inscrivit sur les traits de cette dernière alors que Saï poussait un « Quoi ? » scandalisé.
– Mon objectif est dans ces souterrains, expliqua le jeune homme. J'ai perdu bien trop de temps.
– Nous pourrons revenir tous ensemble dès que nous aurons empêché l'affrontement entre les deux armées, argumenta Eliz. Ce ne sera l'affaire que de quelques jours !
Kaolan secoua tristement la tête.
– Qui sait ce qui pourrait se passer durant ces quelques jours ? Peut-être qu'en ce moment même les humains sont entrés en guerre contre mon peuple. Peut-être que des dizaines des miens meurent chaque jour. Et puis...
Il hésita avant de souffler :
– Est-ce que tout se déroulera aussi bien que tu l'imagines ? S'il y a encore des affrontements et que j'y trouve la mort, alors que je suis si proche de découvrir la solution pour les miens ?
Eliz sentit sa gorge se nouer. Elle aurait voulu lui crier qu'après tous ces mois loin de son île, il n'était plus à quelques jours près. Et que tant qu'elle serait là, il ne lui arriverait rien. Cependant, elle ne put s'y résoudre. Elle ne comprenait que trop bien son raisonnement, car le même sentiment d'urgence l'animait. Elle aussi se demandait à chaque instant combien de vies pourraient être sauvées si elle agissait sans perdre de temps. Et pourrait-elle seulement tenir sa promesse de la garder en vie ? Alors, la voix légèrement tremblante, elle se contenta de lui dire :
– Tu es sûr ?
Kaolan opina, reconnaissant de voir qu'elle n'insistait pas. Il y avait déjà bien assez réfléchi.
S'il pensait s'en tirer aussi facilement, c'était mal connaître ses autres compagnons.
– C'est n'importe quoi, tu ne peux pas y aller sans nous ! protesta Saï en se dressant devant lui, les mains au ciel. C'est bien trop dangereux ! On avait dit qu'on trouverait une solution à ton problème, tous ensemble ! Si tu es tout seul, tu ne chercheras pas, je le sais !
Le visage de Kaolan se plissa douloureusement.
– Je... je t'accompagne ! lança Saï avant même d'y avoir vraiment réfléchi. Si tu pars, je viens aussi.
La main d'Eliz s'abattit sur son épaule.
– J'aurais tout entendu aujourd'hui ! En quoi ce sera moins dangereux si tu l'accompagnes ?
– C'est moins dangereux quand on est tous ensemble ! s'entêta Saï, des sanglots pointant dans la voix. Si tu ne veux pas aider Kaolan, moi je le ferai !
Eliz passa une main fébrile dans ses cheveux.
– Je n'ai jamais dit que je ne voulais pas ! Des vies dépendent aussi de mes décisions ! Tu peux le comprendre !
– Tu as pris ta décision et j'ai pris la mienne, jeta Saï, de plus en plus remontée. Laissez-nous tous les deux et allez rejoindre Hermeline.
Le coup de grâce provint de l'autre côté de la table.
– Si vous descendez dans les souterrains, je vous accompagne, annonça Yerón d'une voix résolue. C'est évident.
Eliz tourna la tête vers lui. Ce n'était pas une surprise, pourtant cela n'en était pas moins douloureux. Elle embrassa la pièce d'un regard, s'attardant sur chacun de ses amis.
– Très bien, articula-t-elle.
Elle se mordit violemment les lèvres et se détourna pour quitter la salle à grands pas.
Seul capable de prendre la parole après cette scène, le prince Isfarak déclara avec dédain :
– Je viens de gâcher ma salive à vous expliquer à quel point Tilmaën est dangereuse, et votre première décision et de vous précipiter à sa source ? Je ne vous pensais pas aussi inconscients.
Cinq regards haineux se tournèrent vers lui. Laissant ses amis s'expliquer avec le prince, Razilda quitta la cuisine à son tour.
– Comment ça ? se formalisa Améthyste. On s'en va comme ça ? On ne lui découpe même pas un petit morceau, pour te venger ?
– Là, il y a plus urgent que la vengeance, répondit brièvement Razilda.
Elle retrouva Eliz à l'arrière du vaisseau. Assise sur le pont, le dos appuyé contre le bastingage, elle regardait le ciel, les mains ballantes sur ses genoux. Razilda s'assit à côté d'elle sans un mot. Eliz ne bougea pas, mais bascula son poids contre son épaule. Après un long silence, Razilda déclara finalement :
– Tu vas les laisser partir ?
Les mains d'Eliz se refermèrent convulsivement sur ses genoux.
– Ai-je le choix ? Je ne peux pas les retenir contre leur gré, n'est-ce pas ? Surtout après tout ce qu'ils ont fait pour moi et pour ma cause.
Elle ferma les yeux pour dissimuler les larmes naissantes qu'elle était parvenue à refouler jusque là.
– Je sais que c'est idiot, mais j'espérais vraiment...
Elle s'interrompit.
– J'ai toujours cru que...
Elle laissa retomber sa tête sur ses genoux.
– J'ai toujours cru qu'on trouverait un moyen de rester tous ensemble, avoua-t-elle d'une voix étouffée.
Razilda sourit tristement et passa un bras autour de ses épaules.
– Ce ne sera qu'une séparation temporaire, argumenta-t-elle. Nous en avons déjà connu d'autres.
Eliz crispa le poing contre sa poitrine.
– Cette fois-ci, j'ai un mauvais pressentiment.
– Hé ! Les pressentiments, c'est pas ta spécialité, se moqua gentiment Razilda. Ce que tu ressens c'est juste ton instinct maternel qui s'affole.
Le regard dans le vide, Eliz ne répondit pas tout de suite. Elle pressa sa main contre ses yeux.
– C'est vraiment la goutte en trop dont je me serais bien passée, murmura-t-elle avec une infinie lassitude.
– Ils sauront se débrouiller, assura Razilda. Ils ont beaucoup mûri au cours de notre voyage. Allez, Griffe, aide-moi ! Tu vois bien qu'il faut remonter le moral d'Eliz !
– Ne compte pas sur moi, grogna l'épée. Les sentiments tout mielleux comme ça, c'est ton boulot, pas le mien.
Eliz ne put s'empêcher de sourire faiblement.
Après de trop courtes minutes d'un silence confortable, elle se releva.
– Je vais prévenir Ornwell et Lyssa que nous allons débarquer des passagers, soupira-t-elle.
Le pont grinça sous son pas pesant alors qu'elle se dirigeait vers la cabine de pilotage. Elle croisa Tempête roulé en boule au pied du mât, qui ouvrit un œil sur son passage. Eliz s'accroupit devant lui.
– Je te fais confiance pour veiller sur ta maîtresse, d'accord ? lui dit-elle.
Tempête inclina la tête avec un gloussement interrogatif et Eliz caressa les plumes blanches de son cou avant de s'éloigner.
– Et tu lui diras de ma part qu'elle prend des décisions complètement déraisonnables ! jeta-t-elle par-dessus son épaule avec une soudaine véhémence.
***
Dans le camp sulnite, c'était la désolation. Les soldats désemparés n'avaient pu que regarder l'étrange machine volante enlever leur maître sans pouvoir intervenir. Un quart d'heure plus tard, à son intense frayeur, le chef de l'escouade fut contacté télépathiquement par le prince Isfarak. Le malheureux n'avait pas un statut assez élevé pour avoir déjà été confronté à semblable expérience. Le prince le rassura sur son intégrité physique, et lui ordonna de rester à l'affût de la moindre occasion, car ses geôliers semblaient animés par la discorde.
Après avoir soigné leurs blessés, les soldats sulnites s'appliquèrent donc à rassembler les armes qui n'avaient pas été sabotées, à redresser les épées tordues et remplacer les cordes des arbalètes tout en surveillant l'aéronef, qui curieusement, s'était contenté de s'élever et de s'éloigner de quelques centaines de toises.
Aussi, quand l'engin perdit de l'altitude pour revenir vers eux, ils se préparèrent avec diligence. Malheureusement, le vaisseau s'immobilisa hors de portée des tirs, et deux silhouettes s'en détachèrent, volant droit vers le campement. Les soldats virent avec stupeur leur prince, saucissonné sur une chaise des pieds jusqu'à la poitrine, suspendu dans les airs au-dessus de leur tête en compagnie d'un Pwynys hautain. Le prince Isfarak leur ordonna, avec une mauvaise grâce évidente, de lever le camp et de retourner à Riven pour se rendre aux autorités en charge. La dernière partie sembla lui écorcher la bouche.
Dans le même temps, les véritables instructions du prince Isfarak raisonnaient dans la tête du chef de l'escouade.
Alors que Yerón et son prisonnier retournaient vers l'aéronef, les soldats sulnites s'exécutèrent et entreprirent de replier les tentes et rassembler le matériel. Les passagers du vaisseau les observèrent de loin pour s'assurer de leur obéissance, et ils se préparèrent à leur tour. Quand enfin, les Sulnites levèrent le camp, la descente fut amorcée.
Saï, Kaolan et Yerón étaient fin prêts, un sac bourré de provisions et de matériel au dos. Tempête, tout excité par l'ambiance électrique qui régnait sur le pont, voletait de-ci de-là, atterrissant et décollant sans but. Eliz enfouit Saï dans une étreinte d'ours.
– Je t'en conjure, sois prudente, lui glissa-t-elle à l'oreille. Et surtout, ramène-nous Kaolan en un seul morceau.
– C'est pas contre toi, tu sais, murmura la jeune fille en essuyant ses larmes sur la tunique de son amie.
– Je sais, j'ai compris, ne t'inquiète pas, la rassura Eliz en lui caressant les cheveux.
Saï alla ensuite se jeter dans les bras d'une Razilda stupéfaite, et légèrement crispée.
– Vous veillerez bien sur Eliz, n'est-ce pas ? lui demanda-t-elle. Vous l'empêcherez de se mettre en danger ?
– Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, promit solennellement la Jultèque.
Pendant que Saï réitérait son manège avec Lyssa et Jabril, Yerón eut droit à son tour à l'étau des bras d'Eliz.
– Tu es le plus responsable du groupe, lui dit-elle. Je te fais confiance pour les protéger à ma place.
– Tu peux compter sur moi, assura-t-il en lui tapotant le dos. Si vous pouvez renvoyer le vaisseau dans la région dans quelques jours, ce serait très apprécié.
Eliz acquiesça en souriant, reconnaissante pour son optimisme. Elle s'approcha de Kaolan et lui tendit le bras. Le jeune homme s'en saisit et lui serra vigoureusement.
– Sans toi, rien n'aurait été possible, lui dit-il gravement.
– Sans toi non plus, répondit-elle avec toute la chaleur qu'elle ne pouvait mettre dans une étreinte.
Lorsque toutes les recommandations et les vœux de réussite furent échangés, il fallut se résoudre à se séparer. Les trois jeunes gens quittèrent alors l'aéronef qui s'était posé. Leurs amis les suivirent des yeux, dissimulant à grand peine la crainte de ne jamais les revoir qui les tenaillait. Puis le vaisseau s'éloigna en direction du sud.
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