15- "La vengeance est très surcotée." 1/3
« Améthyste n'est pas d'accord avec moi, mais la vengeance est très surcotée.
Avoir des réponses à ses questions, c'est bien aussi. »
Razilda de Grisval, le pardon incarné.
Si Yerón pensait que ses amis argumenteraient sans fin contre son intuition, il se trompait lourdement. Ils n'eurent besoin que de vingt minutes pour réunir leurs compagnons éparpillés et trente secondes de plus pour convaincre Maître Ornwell de les emmener dans son aéronef. Ils partirent une heure plus tard, le temps de rassembler des provisions, un minimum de matériel et de donner des consignes aux nouveaux meneurs de la Résistance, Wolfang, Orage et Garrett.
En recoupant les informations fournies par les habitants du château et les gardes prisonniers, ils avaient déduit que le prince avait quitté Riven il y a dix-sept jours avec une escorte d'une dizaine d'hommes. Autant dire qu'à l'heure actuelle, il ne devait plus être loin du plateau d'Anserün.
– On doit se dépêcher, avait répété Eliz fiévreusement pendant tout le chargement de l'appareil. On doit lui mettre la main dessus à tout prix.
Maître Ornwell lui avait assuré qu'il leur faudrait moins de deux jours pour couvrir la distance qui les séparait du plateau. Comme cela n'avait pas suffi à la calmer, Razilda, exaspérée, l'avait envoyée dormir.
La Jultèque ne tarda pas à s'y envoyer également, suivie de près par ses autres compagnons épuisés. Chacun se dirigea sans y penser vers la cabine qu'il avait occupé pendant leur traversée de la Mer Intérieure. Lyssa et Jabril, qui avaient mieux supporté la captivité que Maître Ornwell et s'étaient même offert le luxe d'avoir dormi cette nuit-là, avaient tout naturellement pris la barre une fois l'itinéraire déterminé.
L'aéronef filait donc vers le nord, survolant la campagne rivenz avec sa cargaison de héros endormis. Derrière eux, la ville de Riven comprenait peu à peu que le palais royal n'était plus aux mains des Sulnites et qu'il ne restait que des garnisons isolées à maîtriser. Les Rivenz avaient beau avoir accepté la défaite, il ne leur en fallait pas beaucoup pour reprendre espoir et sauter sur les armes.
Malgré ses inquiétudes quant à la situation en ville et ses interrogations sur l'issue de la bataille menée par Hermeline et Johann, Eliz dormit. Elle dormit même profondément, d'un sommeil lourd et sans rêve.
Lorsqu'elle se réveilla, elle se sentait bien mieux, si elle faisait abstraction de la douleur lancinante qui taraudait sa cuisse et son bras. Elle se leva prudemment, tâchant de ne pas trop faire porter son poids sur sa jambe blessée. Dans la pénombre de la cabine, elle tâtonna autour d'elle pour retrouver ses affaires. Elle boucla sa ceinture et aussitôt Griffe la noya sous un déluge de paroles.
– Comment tu te sens maintenant ? Et ta jambe ? Je me suis vraiment inquiétée pour toi. Tu as beaucoup trop forcé cette nuit !
Eliz sourit et tapota son pommeau avec affection.
– Merci, ça va mieux. J'avais surtout besoin de dormir.
– Tant mieux ! reprit Griffe, sa sollicitude se muant soudain en enthousiasme. Parce que nos exploits de cette nuit ont été extraordinaires ! Ils resteront gravés à jamais dans ma mémoire, et dans celle de tous les Rivenz ! Tu as été absolument héroïque.
Eliz se frotta l'arête du nez avec embarras.
– Sans toi, rien n'aurait été possible, tu sais. Mais je te remercie de me le rappeler, parce qu'aujourd'hui, je suis loin de me trouver héroïque.
Elle soupira en sentant ses échecs revenir en force dans son esprit.
– Améthyste m'a dit qu'elle avait beaucoup apprécié cette nuit, elle aussi, continua Griffe. Elle n'a pas fini de se vanter de t'avoir sauvé la mise.
– C'est vrai, je dois lui exprimer correctement ma reconnaissance.
Le ventre d'Eliz gargouilla alors bruyamment. Elle était affamée. Elle n'avait rien mangé depuis la veille au soir, et après avoir poussé son corps dans ses derniers retranchements toute la nuit, celui-ci réclamait un peu d'attention de sa part. Attention qu'elle décida généreusement de lui accorder.
Eliz se dirigea vers la cuisine et eut la surprise d'y retrouver tous ses amis rassemblés autour de la table, à l'exception d'Ornwell et sa fille. Ils la saluèrent avec entrain et retournèrent à leur conversation. Elle entreprit de fouiller dans les sacs de victuailles qu'ils avaient chargés le matin même.
– C'est là qu'Orage nous a parlé d'une machine volante à Riven, racontait Saï. On a eu du mal à y croire ! C'est quand même une coïncidence extraordinaire que vous vous soyez trouvés là.
Eliz dénicha enfin un petit pain rond qu'elle fendit d'un coup de couteau.
– Ce n'est pas vraiment une coïncidence, répondit Jabril avec un sourire mystérieux.
Avant d'en dire plus, le jeune homme savoura un instant les regards ébahis autour de lui.
– Il y a trois semaines, à Jultéca, le Seigneur Burkan m'est apparu en rêve, expliqua-t-il alors avec révérence.
Les visages surpris devinrent incrédules. Sauf celui d'Eliz. La guerrière était bien trop occupée à découper avec application de fines tranches de jambon et de fromage.
– Si, je vous assure ! Depuis que je suis à bord de l'aéronef, je me sens tellement plus proche de mon dieu. C'est difficile à expliquer, mais je ressens sa présence avec presque autant de force que lors de mon pèlerinage au Pic du Divin.
Yerón se mordit les lèvres, embarrassé. Il craignait de comprendre les raisons de ce sentiment de proximité. Il se souvenait très bien des explications de Maître Ornwell quant au fonctionnement de sa machine. Pour pouvoir bénéficier de chaleur permanente sans se charger de combustible, il s'était procuré, tout à fait illégalement, des pierres de lave de Jezzera'th. Ces pierres, éternellement chaudes, provenaient tout droit du Pic du Divin, le volcan qui servait de domicile au dieu Burkan. À voir l'expression de ses compagnons, il était sans doute le seul à se rappeler ce détail.
– Nous te croyons, bien sûr, se hâta-t-il de dire. Mais quel rapport entre ton rêve et votre présence ici ?
Ne se formalisant pas des doutes qu'il lisait sur le visage des autres, Jabril continua :
– Le Seigneur Burkan s'est adressé directement à moi. Il m'a dit que vous alliez avoir besoin de notre aide, et que nous devions mettre le cap sur Riven si nous voulions voler à votre secours.
Eliz enfourna jambon et fromage dans son pain et elle s'approcha de la table, curieuse de la suite.
– Et Maître Ornwell a prêté foi à ton rêve ? s'étonna Razilda.
– Oui, je sais, j'ai été surpris de le convaincre aussi rapidement. Il faut dire qu'il saute sur le moindre prétexte pour utiliser sa machine.
Forcément, songea Yerón, il a très bien compris d'où provenait ce rêve et il devait se sentir un peu coupable...
– C'est quand même étrange que Burkan nous considère comme assez importants pour nous envoyer de l'aide, remarqua-t-il.
– Ah non, le détrompa Jabril, embarrassé. Vous êtes insignifiants à ses yeux. Mais le seigneur Burkan prend grand soin de son peuple, et il savait à quel point je désirais rembourser ma dette envers vous.
– Quelles que soient ses raisons, tu le remercieras bien de notre part, dit solennellement Eliz.
Solennité légèrement gâchée par le fait qu'elle avait la bouche pleine.
Razilda leva la tête vers elle.
– Ça a l'air bon ce que tu manges, remarqua-t-elle, qu'est-ce que c'est ?
Eliz s'appuya légèrement sur son épaule et lui présenta son pain devant la bouche. Razilda mordit dedans sans réfléchir. Le silence tomba soudain autour de la table et les deux femmes se figèrent, prenant conscience du tableau qu'elles formaient.
Tout d'abord étonné, Yerón écarquilla brusquement les yeux. Il chercha le même éclair de compréhension chez ses amis et croisa le regard de Kaolan qui lui adressa un clin d'œil. Un clin d'œil ? Depuis quand Kaolan faisait-il des clins d'œil ? Le jeune homme ne savait même plus par quoi il devait être le plus surpris.
– Razilda m'a sauvé la vie, je peux bien lui laisser un bout de mon repas ! tenta de se justifier Eliz, les oreilles écarlates.
– Hé, moi aussi je veux goûter ! protesta Saï, complètement inconsciente de l'étrange atmosphère qui flottait désormais autour de la table.
– B... bien sûr ! s'empressa de répondre la guerrière.
Elle rompit un morceau de son pain pour le tendre à la jeune fille.
– Je vais aller prendre mon tour à la cabine de pilotage, lança-t-elle alors en quittant la pièce avant que quelqu'un d'autre ne voulût s'en prendre à son déjeuner. Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver !
– J'y viendrais te refaire ton bandage dans l'après-midi, la prévint Saï.
Les autres passagers ne tardèrent pas à suivre l'exemple d'Eliz et à sortir sur le pont à sa suite. Il fallait avouer que les pièces étroites et nues de l'aéronef poussaient vite à la claustrophobie.
***
Kaolan alla s'accouder au bastingage pour admirer le paysage qui défilait. Il n'avait plus le besoin impérieux de s'isoler, pourtant il appréciait de se retrouver seul de temps à autre. Surtout après la journée mouvementée qu'ils avaient vécue.
Il pensait avoir encore un peu de temps devant lui, toutefois, en dépit de tout ce qu'il avait imaginé, ils filaient déjà vers l'entrée des souterrains où les Disparus s'étaient probablement sacrifiés. Il enfouit son visage dans ses mains. Ce sacrifice, il l'avait espéré, il l'avait même ardemment désiré.
Plus maintenant.
Il ne parvenait pas à retrouver l'état d'esprit qui était le sien en quittant son clan. Pourtant, était-ce une si mauvaise chose ? Même s'il avait du mal à l'accepter, il était bien plus heureux désormais.
Sauf qu'il n'avait jamais été question de son bonheur. C'était de la survie de son peuple dont il s'agissait.
Kaolan étouffa un gémissement entre ses mains. Tellement de lunes avaient passé depuis son départ. N'était-il pas déjà trop tard ? Il ne méritait pas la confiance de son clan.
Une main vint se poser sur son bras et il sursauta. Il n'eut pas besoin de tourner la tête pour savoir à qui elle appartenait. Toujours à se mêler de tout et à se croire obligée d'intervenir même quand ça ne la regardait pas, ce ne pouvait être que Saï. Il lui fut reconnaissant de garder le silence. Il n'aurait pas supporté de l'entendre se lancer à nouveau dans une de ses argumentations sans queue ni tête censée lui remonter le moral. Ils restèrent ainsi pendant de longues minutes, les yeux fixés vers les brumes qui occultaient l'horizon vers le nord.
– C'est joli, finit par dire Saï à mi-voix, en suivant du doigt le gaufrage sur le long bracelet de cuir qui protégeait l'avant-bras de l'homme-félin. J'ai remarqué que Razilda en portait un la veille de l'assaut, un plus petit. C'est toi qui lui as fait ?
– Ce n'est pas moi, répondit Kaolan en souriant avec indulgence. Mais je saurais en fabriquer un semblable.
– C'est vrai ? Tu crois que tu pourrais me montrer ? J'aimerais en avoir un pareil.
– Il faut des outils et de la matière, protesta Kaolan. Ça ne se fait pas comme ça.
– Il y a plein de bazar sur ce vaisseau. Viens, on va fouiller dans les réserves !
Ravie d'avoir trouvé un prétexte pour changer les idées de son ami, Saï l'entraîna vers la cale.
Yerón déambulait sans but sur le pont lorsqu'il les vit retourner dans le ventre de l'aéronef. Il soupira et alla s'accouder mélancoliquement au bastingage, n'osant pas s'inviter dans la cabine de pilotage. Il se sentait un peu exclu, ces derniers temps.
Il essayait d'identifier la région qu'ils survolaient lorsque Razilda vint le rejoindre.
– Vous ne restez pas avec Eliz ? demanda-t-il avec une amertume qu'il ne put maîtriser.
– Elle n'a pas besoin de moi, répondit-elle tranquillement. J'espérais élaborer un plan avec toi pour la capture du prince Isfarak.
Le visage du jeune homme s'éclaira.
– C'est vrai ?
Razilda acquiesça.
– Il nous faut un plan efficace et infaillible. Nous n'aurons pas de troisième chance. J'apprécierais qu'on ne se contente pas de foncer dans le tas en espérant que ça fonctionne. Et puis, le principal problème auquel nous allons nous heurter, c'est qu'aucun d'entre nous ne sait à quoi ressemble le prince Isfarak.
– Ce sera probablement le type entouré par tous les autres qui lance des ordres d'un air hautain, railla Yerón.
– Il va nous falloir un peu plus de certitude que ça.
Tous deux discutèrent longtemps, élaborant des scénarios et les rejetant aussitôt pour en imaginer de nouveaux. Lorsque leurs idées se tarirent, Yerón finit par poser la question qui le préoccupait :
– S'il est vraiment là-bas... que pensez-vous qu'il soit allé y faire ? La coïncidence est un peu grosse, vous ne trouvez pas ?
Razilda se retourna pour s'adosser au bastingage, bras croisés. Elle secoua la tête.
– J'imagine qu'il doit chercher la source du pouvoir. Je ne vois guère d'autre explication. Ce qui m'amène à me demander si c'est à cause de ça qu'il a envahi Riven'th spécifiquement.
Yerón opina lentement, perdu dans ses réflexions.
– Possible, cependant il n'a su l'emplacement exact du souterrain qu'en consultant les archives à Riven, raisonna-t-il.
– Nous n'en saurons pas plus tant que nous ne l'interrogerons pas. C'est pour ça qu'il nous le faut vivant, à tout prix.
En disant ces mots, Razilda se frotta distraitement les phalanges. Elle avait beaucoup de questions à lui poser.
– Vivant, certes, mais pas nécessairement indemne, intervint Améthyste qui avait suivi le cours de sa pensée. Rassure-moi.
– Pas nécessairement indemne, non, répéta Razilda avec un sourire mauvais, comme savourant à l'avance les détails de sa vengeance.
Le soleil déclinait derrière l'horizon, embrasant le ciel de ses derniers rayons. Pessimiste, Razilda analysait le paysage. Il lui semblait qu'ils n'avaient pas beaucoup avancé. D'après ses observations, elle estimait qu'ils devaient tout juste avoir dépassé la latitude d'Hasselbrück, tout en restant à l'ouest du Reikstrom. Il fallait espérer que la nuit les rapprocherait bien plus significativement de leur but. Il devait d'ailleurs être l'heure de prendre son quart à la barre. Elle n'était pas fatiguée, malgré le rythme étrange de cette journée. Les quelques heures de sieste autour de midi avaient été suffisantes pour elle qui n'avait jamais été une grosse dormeuse.
Razilda caressa pensivement le bracelet de cuir qui serrait désormais son poignet. Elle songea fugacement à la voyante et se dit que celle-ci rirait bien, à l'heure actuelle. Elle avait bien dévié de la route qu'elle avait toujours crue toute tracée devant elle. Elle secoua la tête, ne pouvant retenir un sourire, et elle se décida à rejoindre le poste de pilotage.
***
Tout le monde s'accorda à dire que le vol du lendemain fut interminable et Eliz insupportable. La guerrière n'était taillée ni pour l'attente ni pour l'inactivité.
L'après-midi touchait à sa fin lorsqu'ils furent enfin en vue du plateau d'Anserün. Eliz surveillait le déclin du soleil avec inquiétude. Si l'obscurité s'installait, ils n'auraient aucune chance de localiser le prince et sa suite avant le matin. Massif contre l'horizon, le plateau étalait ses contreforts sur des verstes et des verstes, à perte de vue. Sur son sommet pelé et grisâtre ressortaient les minuscules points que formaient les troupeaux de moutons des nomades. Maître Ornwell avait pris la barre et tous les passagers se pressaient contre le bastingage, fouillant des yeux le paysage qui se déroulait sous eux. Mis à contribution une fois de plus, Tempête sillonnait les abords du plateau à la recherche de la moindre trace d'activité.
L'alerte vint évidemment de lui. Aussitôt avertie, Saï prévint ses camarades et transmit l'information au pilote. L'aéronef vira vers l'est. Dans cette direction, les versants s'inclinaient jusqu'à s'enfouir sous des amas de roches chaotiques sur lesquels de rares arbres s'accrochaient.
– Je vois des tentes ! cria soudain Saï.
Comme venue de nulle part, Eliz se jeta à côté d'elle, scrutant les taches claires que la jeune fille montrait du doigt. À plat ventre sur le bastingage, la guerrière semblait prête à basculer par-dessus bord à tout moment. Son devoir accompli, Tempête atterrit sur le pont. Il replia ses ailes pour permettre à Saï de grimper sur son dos. Elle lui avait laissé tout son harnachement pour être prête au plus vite. Ses compagnons étaient tous parés à l'action, armes à portée de main et visage résolu.
– Je vois des gens qui s'activent dans les rochers, annonça Eliz, les yeux plissés.
Elle avait raison. Au milieu des replis du terrain, des silhouettes myrmécéennes s'affairaient à des tâches qui n'avaient de sens que pour elles.
– Va demander à ton père de ralentir, intima alors Eliz à Lyssa. Qu'il reste en altitude et n'amorce la descente que lorsque nous serons à l'aplomb de leur position.
La jeune fille fila aussitôt.
Yerón s'occupa une fois de plus d'amortir les sons générés par l'aéronef. Il savait que très bientôt ses capacités seraient utilisées autrement, mais en attendant, il essayait de repousser l'inévitable instant où ils seraient détectés. À mesure de leur approche, ils distinguaient mieux les détails de leur objectif. Une poignée de soldats semblaient transporter de lourdes pierres dans un creux du terrain. D'autres étaient armés de pelle ou de pioche. Lorsque l'aéronef entama la descente, Eliz avait déjà un genou appuyé sur le garde-corps. Elle se retenait d'une main, et scrutait les déplacements des hommes en dessous d'eux. Certains d'entre eux levèrent la tête, soudain alertés par l'ombre du vaisseau qui grossissait jusqu'à les recouvrir complètement. Ils poussèrent aussitôt des cris, pointant le ciel pour avertir leurs camarades.
– Il faut y aller, dit Razilda, la voix tendue.
Indécise, Saï cherchait du regard une silhouette qui sortirait du lot, trahissant sa naissance et son autorité, en vain. Indécise, Eliz ne le fut pas.
– Yerón ! appela-t-elle en grimpant sur le rebord. Retiens-moi !
Et elle sauta dans le vide.
– Pas comme ça ! fulmina Razilda au milieu d'un chapelet de jurons pwynys.
Le jeune homme se jeta contre le bastingage en catastrophe pour retenir son amie. L'instant d'après, il fut contraint de la suivre dans le vide pour ne pas la laisser sortir de son champ d'action. N'ayant d'autre choix que de les accompagner, Saï fit décoller Tempête. Ne restait à Kaolan et Razilda que les échelles de corde que Jabril leur avait déroulées en avance.
– Bonne chance, leur lança-t-il alors qu'ils passaient par-dessus bord à leur tour.
Razilda descendit la longue échelle de corde de toute sa vitesse, toutefois elle ne pouvait pas rivaliser avec celle de Kaolan. Elle ne lâchait pas des yeux la silhouette d'Eliz qui se rapprochait du sol un peu trop rapidement à son goût. Enfin, Yerón cessa de la soutenir et elle amortit sa chute lourdement sur sa jambe valide, au milieu du campement sulnite. Prudent, le jeune homme atterrit en hauteur sur un amoncellement de rocs. Eliz poussa un cri sauvage et, brandissant Griffe, elle attaqua le soldat le plus proche d'elle. Celui-ci laissa échapper un glapissement de frayeur et recula en levant sa pelle en un risible geste de protection. Autour d'eux, les autres Sulnites s'éparpillèrent pour récupérer leurs armes laissées près des tentes. Leur camp résonna bientôt de clameurs d'alerte.
Le but était de forcer le prince sulnite à se révéler et Eliz s'y prenait à merveille. Toujours en mouvement, elle faucha les jambes d'un premier soldat, virevolta pour esquiver l'assaut d'un deuxième et chargea un troisième en bondissant par-dessus une caisse. Malgré l'aide de Yerón qui désarmait et faisait trébucher tous ceux qu'il pouvait, en une routine désormais bien huilée, Razilda n'appréciait guère de la voir seule en bas au milieu des soldats.
– Ce frêne, là ! cria alors Kaolan, la main tendue.
Il imprima un mouvement de balancier à l'échelle de corde et Razilda l'imita. Dès que les branches hérissées de l'arbre furent à sa portée, le jeune homme se jeta dedans et en dégringola en un clin d'œil. La Jultèque ne perdit pas de temps et bondit, elle aussi. L'écorce rugueuse lui écorcha les mains alors qu'elle ralentissait sa chute en se raccrochant aux branches. Secoué en tous sens, le malheureux frêne cracha finalement ses hôtes dans une nuée de feuilles et de brindilles mortes. En un rien de temps, Kaolan et Razilda eurent franchi les rochers qui les séparaient des Sulnites pour rejoindre Eliz.
Malgré les efforts de Yerón, le cercle des soldats se refermait peu à peu autour de la guerrière. Celle-ci fuyait puis revenait à l'assaut pour toucher son adversaire le plus proche, avant de se dérober à nouveau. Les Sulnites s'avançaient inéluctablement en lui lançant des quolibets. Bientôt, elle serait prise à revers.
Kaolan se propulsa sur le dos du premier soldat devant lui, tandis que Razilda abattit Améthyste dans le flanc d'un second pour qu'il lui livrât le passage. Profitant de l'effet de surprise, elle courut jusqu'à Eliz et prit aussitôt position derrière elle.
– J'ai failli attendre, sourit celle-ci, en appuyant brièvement son dos contre le sien.
– Il ne faudrait pas que ça devienne une habitude.
L'intruse s'étant enfin décidée à cesser de fuir, les soldats n'hésitèrent plus à attaquer. Tandis que trois d'entre eux s'étaient tournés vers Kaolan, les huit autres se jetèrent sur les deux femmes. Incapables d'attaquer tous en même temps, ils se gênaient et certains durent reculer. Ils n'avaient pas envisagé de se frotter à si forte partie. Les lames de ceux qui n'avaient pas été désarmés par Yerón crissèrent contre celle d'Améthyste ou de Griffe. Eliz et Razilda virevoltaient, se protégeant l'une l'autre avec adresse. Elles prenaient un malin plaisir à déconcerter les soldats en les forçant à changer régulièrement d'adversaire. Et se trouver confronté tantôt à la force brute d'Eliz, tantôt à l'agilité retorse de Razilda avait de quoi perturber.
– Bon, il fabrique quoi, ce foutu prince ? grommela Eliz entre ses dents tout en repoussant rudement la lame qui visait ses côtes.
Toute la journée, elle avait désespérément attendu de passer à l'action, pourtant, maintenant qu'elle y était, elle se sentait lourde et lasse. Combien de combats devrait-elle encore mener ? Ses bras paraient et attaquaient automatiquement. Son corps réagissait par instinct aux déplacements de Razilda à côté d'elle malgré la douleur de ses blessures qui la tenaillait toujours. Cependant, elle ne désirait soudain plus qu'une seule chose. Que ça s'arrête enfin.
– Eh bien ? Que se passe-t-il donc ici ?
Lorsque ces paroles hautaines traversèrent le campement, les combattants s'interrompirent, le geste suspendu. Un homme brun et osseux s'approchait des tentes, escorté de deux soldats. Il portait de hautes bottes de cuir noir et un costume marron aux culottes bouffantes. Son regard se posa sur les deux femmes qui tenaient ses soldats en échec, puis sur l'homme-félin qui tournoyait non loin d'elles. Il remonta ensuite jusqu'au jeune homme blond qui surplombait la scène, en sécurité sur un bloc de granit. Son visage et sa mâchoire se contractèrent. Son pas décidé s'appesantit.
Un glapissement aigu retentit au-dessus de sa tête. L'homme n'eut pas le temps de lever la tête qu'il se sentit rudement empoigné par les épaules. La seconde d'après, ses pieds ne touchaient plus terre et un cri s'étrangla dans sa gorge. Ses deux gardes du corps réagirent trop tard pour parvenir à le retenir.
Médusés, les soldats, nez en l'air, découvrirent la créature ailée qui avait enlevé leur maître et qui décrivait des cercles de plus en plus hauts au-dessus de leurs têtes.
– Rendez-vous tous ! clama Yerón, voulant profiter du désarroi qu'il lisait sur leur visage. Jetez vos armes et il ne sera fait aucun mal au prince Isfarak ! Continuez le combat et notre ami griffon l'enverra se fracasser sur les rochers en contrebas !
Un frisson de panique passa sur les Sulnites. Après un instant d'hésitation, la première épée heurta le sol.
– Plus vite que ça ! brailla Eliz, exaspérée par les regards indécis que les soldats échangeaient.
Avec réticence, ils jetèrent leur arme les uns après les autres dans un concert de tintements métalliques. Toutes furent promptement confisquées.
Voyant que ses amis ne risquaient plus rien, Saï cessa son manège et orienta Tempête, toujours chargé de leur précieux fardeau, vers l'aéronef dont l'altitude déclinait doucement. Lorsque les échelles atteignirent le ras du sol, l'appareil s'immobilisa avec une secousse. Kaolan, Eliz et Razilda avaient forcé les soldats à se regrouper de l'autre côté du camp. Ceux-ci s'étaient tassés entre les tentes sous la menace des armes. Aucun n'osa tenter de coup d'éclat qui aurait pu coûter la vie à leur prince.
Laissant ses compagnons grimper les premiers aux échelles de corde, Eliz jetait des regards farouches aux soldats sulnites et les menaçait de loin de la pointe de Griffe. Enfin, elle s'accrocha à son tour à l'échelle, et l'aéronef reprit de l'altitude.
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