15- "Je préférais partir en éclaireur." 1/2
"La plupart du temps, je préférais partir en éclaireur. Trop de disputes."
Kaolan, loup solitaire.
Lorsque le naufragé se réveilla enfin, la nouvelle fit rapidement le tour de l'aéronef, et tous les passagers s'entassèrent tant bien que mal dans la cabine exigüe. Le jeune homme qui s'était redressé dans son lit, semblait mal à l'aise de voir tout ce monde le dévisager.
– Je... je vous remercie de m'avoir sauvé... commença-t-il, hésitant. Même si je n'ai pas vraiment compris comment ça s'est passé...
Il se passa une main sur les yeux pour chasser le souvenir d'un homme flottant dans les airs, probablement causé par l'épuisement.
– Je m'appelle Jabril. Je suis... j'étais mousse sur la Rose du Désert. C'était une belle caravelle... Cette créature... elle nous a attaqué, elle a arraché les mâts tellement facilement... Elle a perforé la coque, elle ne nous a laissé aucune chance... J'avais pu m'enfuir à bord d'une des chaloupes, mais c'était peine perdue, elle les a toutes fait chavirer, les unes après les autres...
Son visage se crispa et il respira bruyamment.
– Les autres... est-ce que je suis le seul survivant ? demanda-t-il en dévisageant l'un après l'autre les occupants de la cabine.
L'expression de leur visage suffit à lui donner sa réponse. Il ferma les yeux et posa sa tête en arrière contre la cloison.
Après quelques instants, il continua, la voix légèrement altérée :
– Nous étions en train de revenir à Sakaret, le plus grand port marchand de Jezzera'th, après avoir livré notre cargaison sur Riven'th.
Ces paroles faillirent bien être ses dernières. Eliz se dressa et lui sauta quasiment à la gorge.
– Tu viens de Riven'th ? s'écria-t-elle avec avidité.
Razilda l'attrapa par le col et la rassit de force sur le bord du lit.
– Du calme ! siffla-t-elle, ignorant le regard assassin qui lui fut adressé en retour. Continue, mon garçon, dis-nous en le plus possible.
Jabril jeta un regard inquiet à Eliz mais s'exécuta.
– D'après ce que j'ai compris, notre capitaine avait un contrat avec un marchand rivenz qui avait fui la guerre. Nous transportions des marchandises de première nécessité, des vivres, des vêtements, des médicaments... Nous les avons débarqués en trois points discrets de la côte rivenz.
Le jeune homme fit une pause et Eliz laissa déborder son impatience :
– Est-ce que tu as vu l'état de l'île ? demanda-t-elle. Y a-t-il beaucoup de dégâts ? Comment vont les habitants ?
– Je... je ne sais pas vraiment... balbutia le mousse en reculant autant que le permettait la cloison dans son dos. Nous n'avons pas débarqué, nous avons juste un peu discuté avec les gens qui nous attendaient sur place pour nous aider à décharger.
– Et ? coupa Eliz en le regardant avec une telle intensité qu'il fut obligé de se creuser la cervelle pour trouver une réponse qui ne lui attirerait pas son courroux.
– Les gens n'avaient pas l'air malheureux ou opprimés, se souvint-il, ils étaient surtout très en colère. Ils voulaient venger la mort de leur roi.
Un violent coup de poing dans son matelas l'interrompit en sursaut. Incapable d'articuler un seul mot, Eliz enfouit son visage entre ses mains, les bras et les doigts tétanisés. Horrifiés, Saï et Yerón se rapprochèrent d'elle spontanément, saisissant chacun un de ses bras entre leurs mains, tentant muettement de transmettre leur soutien.
Jabril interrogea Razilda du regard et celle-ci lui fit signe de continuer.
– Ils disaient que la Résistance ferait avaler son acte de naissance au prince sulnite si jamais il mettait les pieds sur Riven'th.
Eliz releva la tête comme si un serpent l'avait mordu :
– « Sulnite » ? Qu'est-ce que c'est ça, « sulnite » ?
– La... la nationalité des envahisseurs..., balbutia Jabril, sur la défensive.
– Jamais entendu parler, déclara Eliz, catégorique. Quelqu'un sait d'où ils viennent ?
Elle regarda ses compagnons les uns après les autres, s'attardant un peu plus sur Yerón, cherchant une étincelle de compréhension dans leurs yeux. En vain.
–De l'Île des Tourbillons, peut-être, avança prudemment Jabril.
– L'Île des Tourbillons ? répéta Eliz trahissant son ignorance.
Yerón hocha lentement la tête, l'air songeur.
– Effectivement, ce ne serait pas impossible, dit-il. Elle n'est pas si éloignée de Riven'th et pourtant nous ne savons rien d'elle. Son existence même n'est qu'une hypothèse.
– À l'ouest de Jezzera'th, il y a en mer une zone de tourbillons et de brume infranchissable, expliqua Jabril. Personne n'a jamais pu les franchir, ou en tous cas, n'est jamais revenu pour faire part de ses découvertes. La légende dit qu'une autre île s'étend là, l'île sur laquelle les dieux auraient élu domicile. Ce serait pour cela qu'elle est impossible à atteindre.
"Tous les dieux excepté Burkan le Seigneur du Feu, notre protecteur, bien sûr, ajouta-t-il en portant respectueusement à ses lèvres un médaillon qu'il portait autour du cou.
Eliz se leva brusquement.
– J'ai besoin de prendre l'air, dit-elle le visage fermé. Je te remercie pour ces informations. Si tu te rappelles de plus de détails, n'hésite pas à venir me le dire.
Pour sortir de la pièce, elle dut contourner Razilda. Celle-ci avait gardé un silence prudent, curieuse de savoir ce que ses compagnons forcés feraient de ces informations fragmentaires. Visiblement pas grand-chose et c'était tant mieux. Elle devait juste prendre garde à ne pas laisser filtrer d'informations qu'elle n'était pas censée détenir. Mais le secret était son métier.
Lyssa profita de l'espace libéré devant la couchette pour s'approcher à son tour du naufragé.
– Tu as parlé de points discrets de la côte rivenz où vous avez accosté, dit-elle. Serais-tu capable de les retrouver sur une carte ? Je pense que cela pourrait nous être très utile. Quand tu te sentiras capable de te lever, nous pourrons aller voir au poste de pilotage.
***
Maintenant que la tempête avait pris fin, Kaolan avait retrouvé son poste dans les hauteurs de l'aéronef. Il respirait avec plaisir l'air vif et salé, s'amusant de voir Tempête voler autour de l'appareil. Le petit griffon tournait, virait, descendait en piqué puis remontait à grands coups d'ailes. Il testait ses capacités avec un plaisir évident. Chaque fois que l'animal passait près de Kaolan, il le saluait d'un cri joyeux. L'homme-félin avait du mal à comprendre l'affection que celui-ci semblait avoir à son égard mais l'acceptait volontiers. Les melin'melaous avaient toujours vécu en harmonie avec la nature et les animaux, il n'y avait aucune raison de faire une exception pour les griffons, sous prétexte que les humains s'étaient emparés de leurs œufs pour les dresser.
Kaolan entendit claquer une porte. Il regarda en bas et vit Eliz se diriger à grands pas vers le bastingage, lancer un coup de poing sur le bois avant de s'y appuyer, la tête dans les mains. Cette pantomime l'inquiéta, l'introspection face à la mer n'était pas vraiment le genre de la guerrière. Que s'était-il passé ?
Quelques minutes plus tard, un cortège composé des autres passagers escortant le naufragé sortit à son tour de la cale et se dirigea vers le poste de pilotage. Kaolan fronça les sourcils, il s'était définitivement passé quelque chose... Il soupira et reporta son attention sur la mer. Si cela le concernait, il serait au courant bien assez tôt.
– Papa ! annonça Lyssa en entrant dans le poste de pilotage. Le navire de Jabril faisait de la contrebande avec Riven'th et il serait capable de nous montrer les endroits discrets où ils ont débarqué !
– On... on ne peut pas dire que c'était vraiment de la contrebande... balbutia Jabril, saisi de la facilité de la jeune fille à extrapoler.
Maître Ornwell leur adressa un sourire chaleureux.
– Sois le bienvenu à bord, mon garçon, dit-il, je suis heureux de voir que tu as enfin l'air d'avoir récupéré tes forces. Et effectivement, comme le sous-entend ma fille, j'aimerais aborder Riven'th par une zone discrète. Regarde la carte qui est au mur, derrière. Si tu arrives à identifier un des endroits où vous avez mouillé, ça nous rendrait bien service.
Sur le mur du fond du poste de pilotage, une immense carte s'étalait. Elle fascinait Saï, jamais elle n'avait eu l'occasion d'en voir de si grande et de si détaillée. Et alors que Jabril examinait la côte rivenz, la jeune fille s'écria soudain :
– Ça alors, vous avez vu ? On croirait vraiment que les îles ont été séparées par un coup de poing géant ! Juste ici. Si on rapproche chaque île vers ce point, je suis sûre qu'elles s'assembleraient presque parfaitement.
Cette intervention inattendue fit tourner toutes les têtes dans sa direction. Yerón sourit avec indulgence.
– C'est exact au point d'être troublant, confirma-t-il, mais il ne faut pas perdre de vue que tout mythe a besoin d'une base réelle pour se développer. Nos îles auraient eu une autre forme que notre mythe fondateur serait certainement différent. Nous avons toujours eu besoin d'expliquer les caprices de la nature, tu comprends, c'est plus fort que nous...
Saï écouta la conférence accélérée de Yerón bouche bée. Pensait-il que le mythe fondateur de leur civilisation n'était qu'une invention ? Elle aurait aimé en savoir plus, mais ce n'était ni le moment, ni l'endroit pour parler théologie.
Maître Ornwell considérait pensivement les emplacements pointés par Jabril.
– Il faudrait demander son avis à Eliz, finit-il par dire. C'est à elle de choisir l'endroit où nous débarquerons. Au fait, pourquoi n'est-elle pas avec vous ?
Un silence gêné s'installa. Silence qui n'eût pas le temps de s'éterniser, car la porte grinça et Eliz entra.
– Vous voici bien nombreux là-dedans, dit-elle d'une voix presque enjouée. Y a-t-il du nouveau ?
Ni Saï ni Yerón n'eurent besoin du sixième sens de Razilda pour comprendre l'effort de volonté qu'elle faisait pour maintenir un calme de façade. Pourtant lorsque la situation lui fut expliquée, son visage s'éclaira et elle s'approcha de la carte en considérant pensivement les options qui lui étaient proposées. Son objectif était clairement de rallier Riven, la capitale, au plus vite. Mais le point le plus proche ne servait pas forcément ce dessein. Quelle décision prendre ?
***
Ce jour-là, Tensuke était venu faire le tour des artisans de Kiyokita dans l'espoir que l'un d'eux serait intéressé à l'idée de prendre un apprenti. Il avait en effet décidé qu'il ne supportait plus le travail à la ferme et l'atmosphère pesante qui y régnait. Il était temps pour lui aussi de prendre sa vie en main et de décider de quelle serait sa place. Aussi étrange que cela puisse paraître, le message de Saï avait agi comme un révélateur.
Le forgeron l'aurait accueilli à bras ouverts. En ce moment, avec l'augmentation de l'activité due à la nécessité d'armer tous les volontaires, il n'était pas très regardant sur la main d'œuvre. Cela avait d'ailleurs un peu refroidi le jeune homme, il n'était pas sûr de bénéficier d'un enseignement de qualité au milieu du champ de bataille frénétique qu'était la forge, entre la chaleur intenable et les cris des ouvriers.
Le menuisier l'avait trouvé trop vieux pour entrer en apprentissage, et il avait en outre paru être un maître exigeant. Tensuke avait craint de ne pas être à la hauteur. Il restait le potier. L'homme l'avait bien reçu et le jeune homme pouvait s'imaginer en train de travailler l'argile. Plus il y pensait et plus l'idée lui souriait. Une échoppe bien tenue, des pots de toutes les couleurs et de toutes les formes, alignés sur des étagères, une gentille femme pour l'aider à tenir son commerce... Le projet prenait lentement tournure dans son esprit. Il ne restait plus qu'à... en parler à ses parents. Le jeune homme grimaça et son rêve éclata comme une bulle de savon.
Ses pas l'avaient conduit sur la place du marché. Leur panier au bras, les femmes étaient regroupées en petits groupes et échangeaient des nouvelles, le visage préoccupé. Le jeune homme hâta le pas avec malaise. Les femmes avaient toujours tendance à dramatiser, la situation ne pouvait tout de même pas être si grave que cela, n'est-ce pas ? Même si la recrudescence d'uniformes dans les rues restait inquiétante, il ne fallait pas perdre de vue que c'était eux qui allaient attaquer les hommes félins sur leur propre territoire. Les civils ne risquaient rien, jamais ces sauvages n'oseraient s'aventurer hors de leur forêt. Un peu ragaillardi par ses pensées, il remarqua soudain la silhouette noire et argent qui traversait la place du marché à pas pressé devant lui.
– Hé, Trilyu ! le héla-t-il.
Le Cavalier Céleste se retourna. Il portait une pile de dossiers sous le bras et avait l'air fort affairé. Son visage s'éclaira en reconnaissant son ami d'enfance.
– Hé, Tensuke ! répondit-il. Cela faisait longtemps ! Au moins depuis...
Les deux jeunes gens se crispèrent en se rappelant ce qui avait amené Trilyu à la ferme la dernière fois qu'ils s'étaient vus.
– ... oui, cela fait bien deux mois, se hâta de compléter Tensuke. Qu'est-ce que tu fais ici ?
– Tu sais que les Cavaliers Célestes donnent un coup de main à l'armée en supervisant le recrutement et l'entraînement des volontaires. Vu que c'est mon village natal, on m'a envoyé ici pour que j'utilise mon... hum... prestige de Cavalier pour engager de nouvelles recrues.
« Tu ne veux pas t'engager, par hasard ? » ajouta-t-il avec espoir.
Tensuke secoua la tête. Cela ne faisait vraiment pas partie de ses projets.
– Oui, ça ne m'étonne pas. Tu as la tête sur les épaules, toi. Je ne vois pas comment cette guerre absurde pourrait t'enflammer.
Le jeune Cavalier ouvrit soudain de grands yeux affolés et jeta des regards inquiets autour de lui.
– Mince, je ne suis pas censé dire ça, oublie ce que je t'ai dit. Et puisqu'on en est à faire des cachotteries, est-ce que tu as des nouvelles de ta sœur ? ajouta-t-il un ton plus bas.
– P... Pourquoi ? De quoi es-tu au courant ? bredouilla Tensuke, stupéfait.
– Elle est venue me voir avant de quitter le village, pour que je lui donne des conseils à propos de... tu-sais-quoi, expliqua Trilyu.
– Ça me rassure un peu, soupira Tensuke, mais à peine... Depuis son départ, nous n'avons reçu qu'un seul message. Visiblement, elle s'est trouvée des compagnons et s'est embarquée pour Jultéca'th.
L'ahurissement qui passa sur le visage de son ami le réconforta quant à sa propre réaction à la lecture du message de sa sœur.
– D'accord, finit par dire le Cavalier Céleste. Il n'y a plus rien que nous puissions faire pour elle, donc. Je m'excuse, mais il faut que j'y aille, Ten', j'ai un millier de choses à faire. Prends soin de toi et de ta famille, mon vieux, maintenant que ton frère est parti jouer à la guerre, tes responsabilités ont augmenté d'un cran.
Tensuke grimaça avec embarras, se faisant soudain l'effet d'un horrible égoïste. Les deux jeunes gens échangèrent une accolade et se séparèrent.
Trilyu n'en revenait pas. Saï, partie pour Jultéca'th ! Quelle idée lui était donc passée par la tête ? Que comptait-elle faire là-bas, surtout avec un bébé griffon ! Il secouait encore la tête avec incrédulité alors qu'il passait les hauts murs qui encerclaient la résidence du Seigneur Erato. La cour bruissait d'activité, elle avait été transformée en terrain d'entraînement pour les nouvelles recrues.
Une rangée d'hommes s'entraînait à la pique sur des mannequins de bois, d'autres tiraient à l'arbalète sur des cibles grossièrement peintes. Les cris de l'instructeur retentissaient par-dessus le choc sourd des armes dans le bois. Trilyu reconnut plusieurs hommes qu'il avait lui-même recrutés, ainsi que la haute stature du frère aîné de Tensuke qui s'acharnait sur un des mannequins en beuglant comme un taureau. Le jeune homme savait que partout, villes et villages se préparaient ainsi. Il frissonna et allongea le pas. Un homme barbu le héla soudain. Appuyé sur sa pique, il reprenait son souffle au côté d'un autre homme plus jeune. Trilyu se souvint lui avoir fait signer un contrat d'engagement, mais fut incapable de se rappeler de son nom.
– Messire Cavalier ! lui lança-t-il d'une voix joviale, vous ne regretterez pas de m'avoir recruté, j'en fais le serment. Nous allons écraser les hommes-félins en un clin d'œil !
Le jeune homme à ses côtés hocha la tête et ajouta sombrement :
– Et leur faire payer ce qu'ils ont fait...
Le barbu lui tapa sur l'épaule.
– Oui, nous vengerons ton frère. Et mon cousin. Et tous les autres. Les forêts seront enfin à nous, comme cela aurait toujours dû être.
- Exactement, grâce à votre mobilisation à tous ! appuya Trilyu avec un enthousiasme forcé.
Et il s'empressa de quitter la cour bruyante aux relents de sueur pour pénétrer dans la résidence seigneuriale et rejoindre le débarras qui lui avait été attribué en tant que bureau. Il empila ses dossiers sur une table déjà bien chargée et soupira. Comme il lui tardait de reprendre ses activités habituelles à la caserne ! Soigner son griffon, aiguiller les nouveaux Cavaliers, protéger les gens, voilà ce à quoi il aspirait ! Et non armer des paysans pour les voir partir vers leur propre mort le sourire aux lèvres. « La vie est précieuse » leur rabâchait-on aux temples, mais toutes les vies n'avaient visiblement pas la même valeur.
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