15- "Je l'avais enfin trouvée !" 1/2


« Vous vous rendez compte ! Je l'avais enfin trouvée ! »
Yerón, érudit surexcité.


Au terme d'un bel effort collectif, la dalle fut complètement dégagée. Les compagnons entreprirent alors de la faire glisser. Tous unirent leurs forces autour du bloc de pierre. Les biceps gonflés et les veines apparentes, Eliz fournit la principale source de puissance. Les mains étendues, Yerón poussait de toute sa volonté tandis que ses amis s'écorchaient les doigts sur les angles de la trappe.

Finalement, dans un crissement épouvantable, la pierre bougea. Les mains s'affermirent sur les bords et tous forcèrent avec une énergie renouvelée. Lorsque la dalle fut complètement repoussée, elle révéla une ouverture béante qui exhalait un souffle tiède chargé d'une odeur épicée. Des têtes intriguées se penchèrent au-dessus des ténèbres.

Sans tergiverser, Yerón attrapa la lanterne et lança ses jambes dans le vide. Une volée de marches se devinait dans l'obscurité.

– Non, c'est moi qui passe devant, annonça-il en regardant fixement Eliz qui avait à peine commencé à ouvrir la bouche.

Et il posa les pieds sur les premiers degrés. Il se redressa lentement, s'assurant de la solidité des pierres sous son poids. Puis il amorça la descente.

L'escalier s'enroulait en un colimaçon étroit. À mesure qu'il s'enfonçait, les parois, de la même pierre bleu et blanc que la dalle, se refermaient autour de lui en un boyau exigu qu'il frôlait à chacun de ses mouvements. Derrière lui, ses compagnons s'engagèrent à sa suite, un par un. Yerón avait à peine conscience de leur présence ; toute son attention, toutes les fibres de son corps étaient concentrées sur ce qui pouvait les attendre en dessous. Allaient-ils vraiment découvrir la Grande Bibliothèque ? Il avait tellement fantasmé cet instant qu'il n'osait plus le croire possible.

Les battements de son cœur résonnaient dans sa poitrine en une cacophonie assourdissante tandis qu'il n'en finissait plus de descendre. Les marches se succédaient à une cadence hypnotique et il perdit vite la notion du temps. Probablement aussi impressionnés que lui, ses compagnons restaient silencieux, gardant pour eux les doutes, les plaintes et les remarques ironiques dont Yerón aurait craint d'être abreuvé.

Soudain, sans prévenir, les ténèbres dans lesquelles s'enfonçait l'escalier se dissipèrent et la sensation pesante d'atmosphère confinée qui l'oppressait s'allégea. Les parois qui les enserraient s'évasèrent doucement, laissant deviner, en dessous, des taches de lumières et des formes régulières qui n'avaient rien de naturel. Yerón descendit encore quelques marches et s'arrêta net, stupéfié. Ce qui s'étendait sous ses pieds dépassait de loin les merveilles qu'il avait pu imaginer. Derrière lui, les chuchotements sidérés de ses compagnons faisaient écho à son admiration.

– Que Fawan nous guide, murmura-t-il avec révérence.

Il venait de déboucher au sommet d'une grotte immense, si grande qu'il n'en voyait pas la fin, tout entière taillée dans la même pierre bleue veinée de blanc. De forme conique, elle ne révélait que progressivement ses proportions titanesques à ses visiteurs. Des lanternes métalliques, toutes uniques, constellaient le plafond irrégulier, suspendues à des chaînes de différentes longueurs. Elles recouvraient également les piliers élancés qui s'élevaient partout où les yeux se posaient. Ainsi, la caverne était baignée d'une clarté douce et rassurante qui caressait ses parois et en faisait chatoyer toutes les nuances.

Ce que la lumière révélait du fond de la grotte était, au premier abord, très déconcertant. De l'altitude où il se trouvait actuellement, Yerón distinguait des volées de marches et des plateformes sur différents niveaux, disposées anarchiquement les unes par rapport aux autres. Il devina des enfilades de rayonnages dont la seule vue suffit à accélérer les battements de son cœur.

L'escalier, maintenant flanqué d'un garde-corps ouvragé, continuait à descendre en courbes gracieuses, s'enroulant autour d'un large pilier qui paraissait marquer le centre de la caverne.

Ne pouvant plus réfréner son impatience, Yerón se mit à dévaler les marches luisantes.

– Y a que moi qui trouve qu'il y a comme une odeur de thé là-dedans ? lança soudain Saï un peu trop fort.

Sa voix se répercuta en mille échos dans la grotte. La jeune fille se recroquevilla, impressionnée d'avoir déclenché un tel vacarme. Yerón l'ignora, franchissant avec fébrilité les dernières toises qui le séparaient de son but, alors que l'escalier s'écartait du pilier. Quand il atteignit enfin le bas des marches, il ne sut plus où donner du regard.

Sous ses pieds, bien différents de la pierre bleue qui constituait la grotte, de petits carreaux multicolores recouvraient le sol d'une mosaïque extravagante. Des animaux en costumes, de sobres volutes végétales, des batailles épiques, les dieux dans toute leur majesté... les scènes les plus variées et les plus improbables s'étalaient partout où le jeune homme posait les yeux. Une vaste esplanade entourait le pilier central, et c'était là le point le plus bas de la Bibliothèque. Des niveaux concentriques s'étageaient autour de cette place ronde, à l'image des gradins d'une arène, communiquant entre eux par des volées de marches. Si la structure principale paraissait simple et ordonnée, le rendu final en était bien éloigné. Des rayonnages surchargés de livres et de parchemins recouvraient la moindre paroi verticale, telles les multiples ramifications d'une plante grimpante déchaînée. Mais cet espace-là était loin d'être suffisant pour contenir toutes les connaissances du monde. Aussi, des bibliothèques massives quadrillaient chaque étage, dessinant des labyrinthes tortueux de leurs formes hétéroclites. De-ci, de-là, dans les zones restées libres, Yerón put apercevoir des tables équipées de lanternes, dédiées à l'étude des documents.

– Quel bazar ! résuma Eliz en un murmure impressionné.

Yerón s'arracha à la contemplation de l'extravagance des lieux, et regarda autour de lui avec un œil plus critique. Comment s'y retrouver là-dedans ? Existait-il un index quelque part ? Un plan ?

– Bien le bonjour, voyageurs ! lança soudain une voix enjouée. Soyez les bienvenus à la Grande Bibliothèque Mythique et Universelle ! Vous arrivez juste à temps pour le thé.

Avec un bel ensemble, les compagnons se tournèrent tous vers le pilier central d'où provenait la voix. Celui-ci était entouré de larges bureaux chargés de matériel varié : plumes, encriers, rouleaux de parchemin, trousse de cuir au contenu mystérieux, dispositifs métalliques... Ils auraient été bien en peine de définir un usage pour tout ce qui croisait leur regard. Certains de ces bureaux atteignaient même une altitude invraisemblable et surplombaient les visiteurs de leur masse. Distraits par la multitude de détails qui se disputaient leur attention, ils tardèrent à repérer la haute silhouette qui se leva d'un des secrétaires à leur niveau.

La voix qui les avait interpellés appartenait à un grand homme très mince. Son interminable barbe blanche bien peignée contrastait avec l'apparente jeunesse des traits de son visage. Celle-ci était enroulée plusieurs fois autour d'une large ceinture de cuir qui maintenait un long manteau turquoise brodé d'argent. L'épaisse robe blanche qu'il portait au-dessous recouvrait totalement ses pieds, lui donnant l'air de glisser lorsqu'il se déplaçait. Il tenait une théière fumante à la main. Il posa celle-ci sur une table basse entourée de gros coussins ronds multicolores qui se trouvait un peu plus loin. Il se pencha pour fouiller sous la table et au terme d'une succession de tintements, il y aligna sept tasses dépareillées qu'il remplit d'un geste expert.

– Ah, je savais bien que ça sentait le thé ! marmonna Saï.

– Veuillez me pardonner, s'excusa l'homme en s'asseyant dans le seul fauteuil, je n'ai que rarement autant de visiteurs à la fois. Mais venez, servez-vous ! Je peux vous proposer du sucre, du miel, du lait ou des épices, à votre goût.

Les voyageurs se regardèrent avec étonnement avant d'avancer timidement vers lui.

– Juste un détail, ajouta leur hôte en relevant la tête vers Yerón. Cette lanterne doit-être éteinte. Aucune flamme extérieure n'est autorisée à l'intérieur de la Bibliothèque.

– Ah oui, bien sûr... bredouilla le jeune homme.

Il souffla la flamme de la lanterne et la tendit à Eliz qui la fit disparaître dans son sac. Ils s'installèrent tous sur les coussins et choisirent une tasse. Le thé était délicieusement parfumé et sa chaleur revigora aussitôt leurs membres fourbus.

L'homme les laissa profiter du breuvage en les examinant de ses yeux perçants.

– J'ai rarement vu une compagnie si disparate, remarqua-t-il, et cela éveille ma curiosité. Il est temps que vous m'expliquiez les raisons de votre venue.

Tous se tournèrent spontanément vers Yerón qui se recueillit un instant, se demandant comment amorcer la discussion tant les questions se bousculaient dans sa tête.

– Commençons par les présentations, dit l'homme pour lui faciliter la tâche. Je suis le Bibliothécaire, un des fils de Fawan, chargé par mon père de protéger la Bibliothèque et d'en assurer l'accès aux mortels méritants.

À ces mots, les mortels en question bondirent sur leurs pieds et reculèrent au risque de trébucher dans les coussins.

– Seigneur..., balbutia Yerón en s'inclinant avec respect.

Ses camarades l'imitèrent en hâte. Le Bibliothécaire se mit à rire.

– Du calme, voyons ! Je ne suis qu'un demi-dieu et je suis là pour vous aider dans vos recherches. Vous allez devoir laisser les égards de côté ou nous n'accomplirons pas grand-chose ensemble. Dites-moi plutôt qui vous êtes et la raison qui vous amène.

Yerón se présenta lui-même ainsi que ses compagnons.

– Mes amis songent certainement chacun à des recherches personnelles à effectuer ici, mais ils vous en parleront mieux que moi, expliqua-t-il. En ce qui me concerne, je suis en quête de toute information sur Kadwyn l'Aventureux. Et tout particulièrement sur ce qu'il s'est produit lors du convent qu'il a réuni après son retour d'une île inconnue, que je soupçonne maintenant d'être Sulnya'th.

– Intéressant, très intéressant ! commenta le Bibliothécaire en caressant sa barbe d'un air réjoui. Et comment avez-vous eu vent de cet événement, si je puis me permettre de vous poser la question ?

– Mon maître avait retrouvé les recherches d'Aethel la Sage, qui s'était penchée sur le sujet après avoir découvert le journal de Kadwyn. D'ailleurs, elle avait prévu de venir jusqu'ici pour compléter les informations qu'elle détenait. L'auriez-vous rencontré, par hasard ? C'était il y a environ quatre-vingts ans.

Le Bibliothécaire se leva, pensif. Il s'approcha d'un des hauts bureaux qui entouraient le pilier central en faisant signe à ses hôtes de le suivre.

– Aethel la Sage, répéta-t-il en gravissant quelques marches en bois à l'arrière du bureau. Une Pwynys, d'après son nom. Je garde une trace de tous mes audacieux visiteurs, mais ce nom ne me dit rien. Voyons voir... quatre-vingts ans, m'avez-vous dit.

Il fouilla des séries de fiches dans des casiers accrochés au pilier central, puis secoua la tête.

– Je suis désolé, ce n'est pas la mémoire qui me faisait défaut, dit-il. Votre amie n'est effectivement jamais venue jusqu'ici.

– Ce qui n'est guère étonnant, intervint Razilda, puisqu'elle a cherché la Bibliothèque sur Jultéca'th.

À ces mots, le Bibliothécaire leva les yeux vers les hauteurs du pilier central. Les voyageurs suivirent son regard et découvrirent une immense mosaïque circulaire qui s'y étalait. Elle représentait un cadran divisé en six sections égales. Chacune d'elles était décorée d'un thème de couleur différent. Rouge, vert, orange, bleu, jaune et violet. Au centre de chaque division, le nom d'une île s'étendait, magnifiquement calligraphié. Une grande aiguille dorée pointait actuellement sur « Riven'th ».

– Elle ne s'est pas trompée, affirma alors le Bibliothécaire. Il y a quatre-vingts ans, la Bibliothèque se trouvait bien à Jultéca'th.

La mâchoire de Yerón menaça de se décrocher.

– Comment ? Voulez-vous dire que la Bibliothèque se déplace ?

– Bien sûr ! répondit le Bibliothécaire. Tout le savoir du monde doit être offert à tous les peuples équitablement ! Ce n'est bien évidemment pas toute la Bibliothèque qui circule. Cela demanderait par trop d'efforts. Seule l'entrée est mobile, c'est bien plus simple ainsi. Je laisse le passage ouvert vers une île pendant vingt-cinq ans, avant de le diriger vers la suivante.

Le visage de Yerón était devenu blafard.

– Donc... commença lentement Eliz. Si j'ai bien compris, on aurait aussi bien pu ne pas trouver l'entrée et avoir fait le voyage pour rien ?

– Certes, si vous aviez retardé votre voyage d'au moins dix ans. C'est la date à laquelle j'ouvrirai le passage vers Pwynyth'. Mais c'est aujourd'hui que votre route vous a conduit en ces lieux. Votre présence ici était donc inéluctable.

Des moues sceptiques accueillirent sa logique. Le Bibliothécaire ne parut pas s'en formaliser.

– Bien, si vous n'avez pas d'autres questions, nous allons pouvoir passer à la raison de votre venue, se réjouit-il en se frottant les mains. Je sens que cela va être passionnant ! Qui souhaite commencer ?

– Attendez un instant ! intervint soudain Hermeline qui, visiblement, avait encore des questions. Vous voulez dire que vous allez nous fournir toutes les informations que nous désirons ? Quel qu'en soit le thème ? N'y a-t-il aucune restriction ? Aucun tabou ?

– Absolument aucun, Votre Altesse, s'étonna le Bibliothécaire. Nulle connaissance ne sera refusée à ceux qui se donnent la peine de chercher. Venir jusqu'ici n'est pas aisé, et cela justifie amplement l'accès à l'intégralité de la Bibliothèque. Imaginez un instant qu'après des années d'études et un voyage long et dangereux, vous arriviez ici pour vous entendre dire que vous n'êtes pas autorisée à en savoir plus ? Ce serait tout à fait choquant.

– Vous ne nous demanderez même pas comment nous utiliserons ces connaissances ? insista la princesse. Et si nous voulions nous en servir à des fins néfastes ?

– Grands dieux, qui suis-je pour juger de vos desseins ? se récria le Bibliothécaire. Je ne saurais avoir cette prétention. Allons, puisque je vous dis que vous pouvez chercher ici tout ce que votre cœur désire, ne vous faites donc pas prier.

– Et ce, sans aucune contrepartie ? demanda encore Hermeline, suspicieuse.

Le Bibliothécaire sourit.

– Ah si, je l'avoue, je solliciterai une petite contrepartie. Mais il ne s'agit de rien de fâcheux, ne craignez rien. Je ne souhaite qu'un simple échange de connaissances afin d'enrichir mes collections.

Jugeant qu'il avait d'ores et déjà donné suffisamment d'informations, le Bibliothécaire prit place derrière le plus imposant des bureaux qui entouraient le pilier.

– Je vous écoute, annonça-t-il, solennel. Quelle est votre première demande ?

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