14- "La neige, je n'aime pas ça." 2/2
Le lendemain matin, alors que tout le monde se préparait à repartir, la pâle lumière du jour se fraya un chemin à l'intérieur de leur abri. Eliz rengaina Griffe et se dirigea vers l'entrée, en espérant que la neige ne l'ait pas trop obstruée. Se tremper instantanément en déblayant figurait au sommet de sa liste des erreurs à ne pas commettre.
– Kaolan a trouvé quelque chose, annonça soudain Hermeline du fond de la grotte.
– Ce sont les marques qui balisent la piste, expliqua celui-ci lorsque ses compagnons se rassemblèrent autour de lui. Regardez, le passage continue.
En effet, ils ne s'en étaient pas rendu compte la veille dans l'obscurité, mais l'espace dans lequel ils avaient passé la nuit n'était pas un cul-de-sac, juste un coude que formait le tunnel avant de s'enfoncer plus loin dans la montagne. Dans la roche, deux marques triangulaires étaient gravées.
Après une brève concertation, ils décidèrent de continuer sous terre. Ces repères n'avaient pas été placés là par hasard. Cette fois-ci, ce fut Kaolan qui prit la tête du groupe. Eliz lui donna sa lanterne et dégaina Griffe avant de se mettre à l'arrière.
Leur périple souterrain ne dura guère. Avant que quiconque ne pût commencer à languir de l'extérieur, ils finirent par déboucher dehors. Ils furent aussitôt assaillis par un air vif, glacial et une luminosité intense.
Il avait cessé de neiger et le vent était tombé. Au-dessus de leur tête, entre les pics déchiquetés qui les surplombaient, ils aperçurent de vastes étendues de ciel bleu. En découvrant ce paysage, Tempête poussa un cri de plaisir et se mit à courir. Il décolla en quelques battements d'ailes. Le soleil illumina sa silhouette tandis qu'il s'élevait vers l'azur. Saï le suivit du regard, admirative. Pour la première fois, elle crut distinguer un reflet irisé sur les plumes de son compagnon.
Après s'être assuré de la présence de la balise à la sortie du tunnel, Kaolan ouvrit le chemin dans le tapis immaculé qui s'offrait à eux. La neige craquait sous leur pas et ils devaient plisser les yeux pour ne pas être éblouis par son éclatante blancheur. Prudemment, ils s'élevèrent en suivant le névé. Autour d'eux, les parois de roche se rapprochaient petit à petit, jusqu'à les conduire, au bout d'une heure, à un cul-de-sac.
Kaolan fronça les sourcils, mais repéra vite le double triangle au bas de l'escarpement qui leur faisait face.
– Je crois qu'il va falloir escalader, constata-t-il.
Au vu des marmonnements qui s'élevèrent dans le groupe, la nouvelle n'était pas du goût de tout le monde. Pourtant, en regardant mieux, la falaise n'était pas tout à fait horizontale. Elle s'étalait en larges marches et en surplombs sur lesquels de la neige s'était accumulée.
– Je peux vous faire voler les uns après les autres jusqu'au sommet, avança Yerón. La paroi n'est pas si haute.
– Tu vas devoir faire le trajet une dizaine de fois, dit Hermeline, sceptique.
– Oui, ne t'épuise pas sur le premier obstacle, appuya Razilda. Surtout qu'il n'est pas bien dangereux. Garde tes forces au cas où nous serions confrontés à un véritable problème.
– Par contre, n'hésite pas à nous retenir en cas de chute, intervint Saï. Ça, ce serait sacrément rassurant.
Tous observèrent un instant le mur de roches qui leur bloquait le passage.
– Le démarrage est un peu abrupt, je peux vous faire la courte échelle jusqu'au premier palier, proposa Eliz.
– Je ne sais pas si ce sera suffisant, dit Razilda, préoccupée par l'altitude du premier surplomb.
– Ah oui ? Tu veux tester ? répondit-elle avec un sourire facétieux.
Et, sûre d'elle, elle se mit en position, les jambes fléchies et les mains réunies, paumes vers le haut.
– Très bien, j'ouvre la voie, opina la Jultèque.
Elle s'élança et posa son pied sur les mains d'Eliz. Celle-ci la catapulta littéralement dans les airs avec une telle force que Razilda laissa échapper une exclamation de surprise. Mais il en fallait plus pour lui faire perdre ses moyens. Elle se reçut souplement sur le surplomb, imprimant sa trace dans la neige.
– Avec un peu moins d'énergie pour les autres, je te prie, lança-t-elle en contrebas.
Au sourire radieux que lui adressa la Rivenz, elle comprit qu'elle avait bénéficié d'un traitement spécial, probablement dû aux doutes qu'elle avait exprimés.
Yerón s'éleva avec facilité dans les airs, comme pour faire regretter leur choix à ses compagnons. Pendant ce temps, Kaolan vint rejoindre Razilda de la même manière. Puis ce fut au tour de Saï et Hermeline. Eliz mesura bien davantage sa puissance, tandis qu'en haut, Razilda et Kaolan les aidaient à prendre pied sur la plate-forme. Y hisser Eliz fut un peu plus difficile, mais en réunissant leurs forces, ils y parvinrent.
La suite de l'ascension se fit avec prudence. Razilda passait en premier, déblayant, quand elle le pouvait, la neige sur les marches pour éviter toute glissade inopinée. Saï, qui avait redouté l'escalade lorsqu'elle se trouvait au pied de la paroi, dut bien convenir que l'effort était tout à fait dans ses cordes.
Ayant estimé la trajectoire la plus simple, Razilda entraîna ses compagnons vers la droite. Le sommet fut rapidement à sa portée. Elle enjamba la crête et disparut.
Tous la rejoignirent bientôt de l'autre côté. Debout sur l'arête rocheuse, ils découvrirent pour la première fois le but de leur voyage. L'imposant cratère était tout près, les écrasant de son ombre. Ses parois lisses recouvertes de neige lui donnaient une indéniable noblesse. Petit point haut dans le ciel, Tempête décrivait des cercles au-dessus de son sommet.
Saï, les mains sur les cuisses, reprenait son souffle, fascinée par le spectacle. Lorsqu'elle s'en détacha pour se retourner, elle aperçut le paysage des Dômes, noyés dans la brume, au loin, derrière les crêtes dentelées qu'ils avaient déjà franchies. Elle s'émerveilla du chemin qu'ils avaient parcouru.
Ils se reposèrent un instant avant de se remettre en marche. Savoir leur objectif si proche leur donnait du cœur au ventre et chacun repoussait soigneusement de son esprit la pensée que ce voyage avait toutes les chances de se révéler inutile.
Ils durent descendre une série d'éboulis, au risque de se tordre les chevilles dans les cailloux dissimulés par la neige, avant de récupérer une piste qui menait vers le cratère.
Au fur et à mesure de leur progression, le géant devenait moins impressionnant. Il semblait se tasser sur lui-même alors que les voyageurs se rapprochaient. Le sentier était large sur ses flancs, large, mais pentu et les mollets commençaient à souffrir. Le souffle court, les poumons brûlants de l'air glacé qui y circulait, Saï rêvait de s'affranchir de son misérable état de bipède, en chevauchant Tempête au-dessus des obstacles. Bientôt, ce serait possible. Elle n'avait encore aucune idée de comment, mais elle devait se convaincre qu'elle y parviendrait.
Après les avoir fidèlement guidés jusqu'au moment où le soleil rejoignit son zénith, la piste, comme au terme d'une mauvaise plaisanterie, échoua soudain devant un mur de granit. À première vue, il devait s'agir de la dernière difficulté avant d'atteindre le sommet.
Agacés par cette évidente volonté de nuire, les compagnons décidèrent de manger au pied de la paroi avant d'envisager quoi que ce fut d'autre. Leur repas expédié, un examen plus approfondi de l'obstacle leur révéla que des prises avaient été creusées sur toute sa surface.
– Cette fois-ci, j'emmène tout le monde en haut, suggéra Yerón.
Kaolan le regarda fixement avant de répondre :
– Les prises sont nombreuses, je préfère escalader.
– Je vais suivre Kaolan, déclara Razilda après une analyse silencieuse du mur de granit.
Yerón haussa les épaules.
– À votre guise, dit-il un peu dépité.
Puis il tendit la main en ajoutant :
– Qui préfère passer par la voie des airs ?
Saï la lui attrapa, trop heureuse d'échapper à une deuxième séance d'escalade. Tous les deux s'élevèrent tandis que Kaolan se lançait à l'assaut de la paroi. Tous fixaient avec envie l'homme-félin, alors qu'il bondissait de prise en prise avec une facilité déconcertante. Celui-ci se fit un devoir d'arriver au sommet avant que Yerón et Saï y prissent pied.
Le Pwynys repartit chercher Hermeline, laissant Saï seule avec Kaolan. La jeune fille lui jeta un regard en coin. Assis sur un rocher surplombant la paroi, l'homme-félin observait tranquillement ses compagnons restés en bas. Elle aurait voulu lui exprimer son admiration de l'avoir vu atteindre le sommet avec autant d'aisance, mais elle avait beau se creuser désespérément la tête, aucun compliment ne lui semblait assez naturel. Pour une fois, elle préféra se taire.
Razilda se lança à son tour dans l'escalade. Dans un style complètement différent du bondissant Kaolan, elle progressait avec souplesse, telle une araignée sur un mur, en étirant ses grands bras pour attraper les prises creusées dans la roche. Eliz resta seule en bas, avec la pression de devoir se décider rapidement pour l'une des deux méthodes d'ascension. Sa fierté lui hurlait de se lancer dans l'escalade à la suite de Razilda, tandis que son bon sens lui présentait les souvenirs pas si lointains de la falaise de Riven où elle n'avait pas brillé par son adresse.
Vaillamment, elle posa les pieds sur les premières prises, et constata avec amertume que la suivante semblait bien plus éloignée pour elle qu'elle ne l'avait été pour ses amis. Yerón redescendit à temps pour la sortir de son dilemme, et l'emporta avec lui sans demander son avis. Lorsqu'elle mit pied à terre au sommet, ses compagnons eurent tous le bon goût de l'ignorer, absorbés par le paysage qu'ils avaient sous les yeux.
Tout autour du cratère, des conifères au feuillage sombre se blottissaient à l'abri de ses parois tapissées de neige. Au centre s'étalait un lac qui scintillait avec vigueur sous le pâle soleil de l'hiver. La glace qui recouvrait sa surface y dessinait des marbrures opaques. Au cœur du lac se trouvait une petite île sur laquelle des arbres squelettiques se frayaient péniblement un chemin dans un chaos de rochers.
En découvrant ce paysage, si semblable à celui qu'il avait exploré sur Jultéca'th, Yerón sentit sa gorge se nouer d'un mélange d'excitation et d'angoisse. Par quel miracle deux endroits pouvaient-ils à ce point se ressembler ? Et qu'est-ce qui les attendait là-bas, sur l'île ? Rien peut-être ? Il devait savoir, tout de suite. Le jeune homme dévala la pente, glissa dans la neige et finit les dernières toises sur les fesses. Ses compagnons s'élancèrent à sa suite en lui criant de ralentir, mais il ne les écouta pas. Il courut droit vers la berge.
Yerón s'arrêta net et posa un pied prudent sur la glace qui recouvrait le lac. Elle semblait assez solide. Il s'enhardit et son deuxième pied vint rejoindre le premier. Il manqua déraper. Agacé, il s'éleva dans les airs au-dessus de la glace, et fila droit sur l'île. Lorsqu'il atterrit sur l'amas de rochers qui la composait, il constata qu'il commençait à ressentir de la fatigue. Le transport de ses amies n'avait pas été anodin pour ses forces actuelles. Cette pensée le fit se retourner un bref instant vers le lac. Ses compagnons s'égrenaient à sa suite sur la surface gelée, figés en des pauses diverses, mais toutes aussi maladroites les unes que les autres : bras écartés, fesses pointées en l'air, à la recherche d'un équilibre éphémère. Yerón en tira pour toute conclusion qu'il avait bien fait de ne pas les attendre.
Ce fut le moment que Tempête choisit pour se poser sur le grand rocher vertical qui surplombait l'île. Il battit des ailes et poussa un cri en guise d'encouragement.
– Viens-tu m'aider à chercher ? lui lança le Pwynys en commençant à inspecter chaque pouce du terrain.
Cette situation avait un tel air de déjà-vu que son cœur s'affola dans sa poitrine, y projetant facilement son échec passé. Il se munit d'une branche morte pour balayer la neige, bien décidé à ce que rien n'échappât à son attention.
Lorsque ses compagnons le rejoignirent, ils le trouvèrent au cœur d'un impressionnant nuage de neige en suspension qui prouvait bien que le jeune homme ne se servait pas que d'une branche pour faire le ménage autour de lui. Tacitement, ils se séparèrent pour couvrir la surface de l'île et commencèrent à déblayer la neige et retourner chaque caillou, ayant chacun une idée assez personnelle de l'objet de leurs recherches. Une porte, une arche, un puits, un tunnel, des escaliers ? Personne ne se hasarda à sortir Yerón de sa transe fébrile pour le lui demander. Tempête, persuadé d'être d'une aide inestimable pour ses amis, voletait à droite et à gauche, faisant rouler des pierres, secouant des arbres et grattant la neige au hasard.
– Je ne vois vraiment pas comment une Bibliothèque pourrait se cacher sur ce morceau de caillou, finit par dire Eliz, résumant assez bien l'avis général.
Elle s'assit et frappa ses mains l'une contre l'autre pour y faire revenir un peu de chaleur.
– Il faut continuer à chercher ! déclara Yerón d'une voix sans appel, et légèrement teintée de démence.
Razilda abandonna les recherches à son tour et vint rejoindre Eliz. En silence, elles échangèrent un regard éloquent.
– Yerón, tu devrais venir voir, appela soudain Hermeline.
Le jeune homme se jeta quasiment sur elle, envoyant Saï valser dans la neige dans sa hâte. Hermeline se tenait accroupie à la base du plus gros rocher de l'île. Elle lui montra un vague orifice triangulaire qui s'y ouvrait, en partie obstrué par la neige. À deux mains, Yerón se mit à déblayer frénétiquement et ses amies tentèrent de l'aider. Mais assez vite lassées par les paquets de neige qu'elles recevaient dans la figure, elles le laissèrent se débrouiller seul.
Bientôt, l'ouverture fut totalement dégagée. Elle était assez grande pour qu'il pût s'y faufiler. Yerón appela tout le monde d'une voix tremblante. Puis, sans attendre, il se mit à genoux. L'intérieur était sombre, et il était impossible d'y distinguer quoi que ce fut. Pourtant, il n'y avait pas à hésiter. Le jeune homme y engagea sa tête avec impatience. Puis ses épaules. Il progressa à quatre pattes, sentant sur ses genoux le dur raclement de la terre gelée. Après quelques pas, la paroi s'éleva au-dessus de lui.
– Qu'est-ce que tu fais ? protesta soudain la voix étouffée d'Eliz. Sors de là, laisse-moi passer en premier !
– Trop tard, répondit-il laconiquement.
Yerón finit par extirper son corps entier du court boyau d'entrée. Haletant, il se pelotonna sur le côté, pour se laisser le temps de s'habituer à l'obscurité. Mesurant moins de deux toises de diamètre, l'intérieur de la grotte était étroit et il dut rester à genoux. La main de l'homme n'était jamais passée par là. Le sol était rugueux et les parois inégales, bien loin des fastes que l'on aurait put imaginer dans l'antichambre du lieu de connaissance tant espéré.
Eliz vint rapidement le rejoindre, lanterne au poing. Elle fit le tour de l'espace intérieur d'un regard sceptique.
– Et maintenant ? demanda-t-elle.
– C'est forcément ici ! dit Yerón d'une voix dans laquelle perçait le désespoir. Il faut chercher.
Il se mit à gratter férocement la terre et les cailloux qui recouvraient le sol de la grotte. Eliz soupira et l'imita. Les uns après les autres, leurs amis vinrent les rejoindre et s'entassèrent dans l'espace exigu.
Soudain, des cris de détresse aigus retentirent suivis de raclements frénétiques. Même Yerón sursauta et interrompit sa tache.
– C'est Tempête, s'affola Saï, il est coincé !
En effet, ayant assisté à la disparition successive de tous ses compagnons à l'intérieur du rocher, le petit griffon, curieux, s'était enfoncé à leur suite. Mais il découvrit vite que ses ailes ne passaient pas dans l'étroit boyau. La colère de se voir ainsi entravé le submergea aussitôt. Il voulait participer à l'activité de Saï. Tout de suite. Le mélange de crainte, d'excitation et de curiosité qui émanait d'elle l'intriguait au plus haut point. Grondant de frustration, il creusa furieusement la terre gelée de ses griffes et des serres, il poussa, força et finit par émerger dans la grotte en n'ayant sacrifié que quelques plumes. Il prit les regards stupéfaits de ses compagnons pour de l'admiration et se mit à parader au milieu de leur cercle, en quête de caresses.
– Tiens Tempête, l'appela Yerón, puisque tu es si efficace, viens nous aider !
Il tapota le sol devant lui des deux mains et fit le geste de creuser. Tempête émit un roucoulement interrogateur et inclina la tête avant de la tourner vers Saï.
– Allez, aide-nous, creuse ! insista-t-elle en grattant la terre.
Le griffon poussa un cri bref et l'imita aussitôt avec enthousiasme, projetant de la terre et des graviers tout autour de lui. Le petit animal n'eut pas à officier longtemps. Rapidement, ses serres crissèrent sur une roche dure. Fiévreusement, Yerón approcha la lanterne. La pierre qui venait d'apparaître était bien trop lisse pour être naturelle. Il releva la tête vers ses compagnons et déglutit. Les mots lui manquèrent.
Tous se mirent à déblayer et bientôt, une large dalle de pierre apparut. Elle était ronde, d'un bleu profond veiné de blanc. Yerón passa les mains sur les volutes qui l'ornaient.
– Le symbole de Fawan, le dieu du Vent, souffla-t-il bouleversé.
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