13- "La plus grosse peur de ma vie." 1/2
« Dire que je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie est largement en deçà de la réalité. »
Razilda de Grisval, Rivenz par alliance.
Lorsque Eliz franchit la porte, un déplacement d'air avertit ses sens aiguisés. Elle pivota sur elle-même et leva son épée dans le même mouvement. Griffe dévia la lame qui s'abattait. Celle-ci vint sonner contre le casque de la guerrière avec un tintement clair. À la lueur des chandeliers dispersés dans la pièce, Eliz découvrit son agresseur. Il s'agissait d'un jeune Sulnite en uniforme, son visage était fin et des anneaux ornaient ses oreilles. Il avait l'air aux abois.
– Ils arrivent, cria-t-il. C'est trop tard ! Je vous avais dit que je les entendais approcher.
– Ne t'affole pas si vite, espèce d'idiot ! le reprit une autre voix. Ça pour entendre, tu entends, mais pour ce qui est de réfléchir, on repassera. Tu vois bien qu'elle est seule !
Eliz recula vivement et plaqua son dos contre la tapisserie qui ornait le mur pour ne pas se laisser prendre à revers. Trois autres hommes se trouvaient dans le boudoir de feu la reine Sophia. Deux soldats en uniforme encadraient le troisième. Celui-ci, la chemise à peine rentrée dans ses chausses, semblait avoir été tiré du lit en catastrophe.
– Ce n'est qu'un petit poisson qui vient de se prendre dans la nasse, dit-il d'un ton hautain.
– Un petit poisson bien présomptueux, Votre Altesse, constata le soldat le plus âgé dont les tempes grisonnaient. Voyez qu'elle porte une de ses épées lumineuses dont nous vous avons parlé.
– En ce cas, elle doit avoir de la valeur, continua celui qu'Eliz supposa être le prince. Essayez de ne pas trop l'abîmer.
Eliz affermit ses deux mains sur la garde de Griffe et s'appuya contre le mur sans dire un mot. Son soulagement d'avoir interrompu la fuite du prince ne pesait pas bien lourd face à la gravité de la situation. Contre trois combattants dont elle ignorait les capacités physiques, ses chances étaient minces. Quatre combattants si le prince décidait de se battre.
Elle jeta un coup d'œil vers la porte à sa gauche. Le jeune soldat qui l'avait attaquée l'avait refermée et se tenait devant. À son attitude hésitante, Eliz estima qu'il s'agissait de l'adversaire le moins retors.
Repoussant sans ménagement les jolis fauteuils de velours safran qui encombraient la pièce, les deux autres gardes s'avancèrent, l'arme dénudée. Le prince recula à côté de la cheminée de marbre dans laquelle seules quelques braises rougeoyaient encore. Il prit soin de garder ses hommes entre lui et la guerrière. Il attrapa le tisonnier accroché au montant d'une main ferme et se campa sur ses jambes.
– Hâtez-vous, ajouta-t-il. Je n'ai nulle envie de m'aventurer dans les couloirs de ce château sans gardes du corps ou sans un otage de valeur.
Eliz ne devait pas se laisser encercler. Empoignant Griffe des deux mains, elle effectua une vaste taillade en arc de cercle devant elle, pour dissuader ses adversaires de s'approcher trop près. Puis elle lâcha sa main droite. Emportée par l'élan, Griffe continua sa trajectoire sur la gauche. Eliz fit pivoter sa lame vers le bas d'une torsion du poignet. Elle faucha les jambes du jeune soldat qui ne s'attendait pas à être à portée d'une telle attaque. Le malheureux s'affaissa avec un cri, lâchant son arme pour comprimer sa blessure.
Eliz profita de l'effet de surprise pour se jeter en avant. D'un revers de lame, elle repoussa l'assaut de son adversaire le plus proche, sans s'arrêter. Elle prit appui sur un tabouret bas et bondit par-dessus la table de jeu à travers laquelle elle glissa avant de reposer pied à terre. Dérapant sur les lattes de parquet, elle fit volte-face. Elle était arrivée au milieu de la pièce, et les deux gardes restants la chargeaient tous les deux. D'un violent coup de pied, elle renversa la table qui vint entraver la course du premier dont les cheveux tressés étaient retenus par une queue de cheval. Le second arriva au contact au même instant, et elle n'eut que le temps de lever Griffe pour parer son attaque. La puissance du coup ébranla ses bras. Encore un de ces Sulnites à la force démesurée ! Étaient-ils donc si nombreux ? Eliz banda ses muscles pour le repousser. L'homme recula d'un pas pour revenir aussitôt à la charge en faisant voler son épée vers son cou. La guerrière esquiva sur le côté et se retrouva sur la trajectoire du premier garde qui s'était dépêtré de la table. Elle se baissa pour éviter le coup de taille qu'il lui destinait et contrattaqua d'une estocade basse qui déchira botte et pied avec la même aisance. Cependant, l'autre était à nouveau sur elle, et avant qu'elle eût pu se remettre en position de garde, son épée lui entailla la cuisse. Eliz serra les dents, tentant de nier la douleur. Elle recula d'un pas mal assuré vers la porte de la chambre qui se trouvait dans son dos.
– Vous devriez vous rendre, dit alors l'homme le plus âgé, ce serait moins douloureux pour tout le monde.
Une mèche blanche tranchait dans le noir de ses cheveux et son regard perçant trahissait un combattant chevronné. Eliz ne répondit que par un rictus. Elle devait se débarrasser de l'autre homme en premier, celui aux cheveux tressés. Maintenant, il boitillait, mais ce ne serait pas suffisant. Elle se jeta brusquement sur sa gauche, tentant d'interposer le garde blessé entre elle et le vétéran. Elle le pressa avec force pour le faire reculer contre son camarade. Sa première attaque haute fut parée. Elle pivota autour de lui et changea d'angle pour le forcer à prendre appui sur son pied blessé. Une grimace de douleur déforma le visage de l'homme. Il voulut prendre l'initiative et attaqua à la tête. D'une parade montante, Griffe dévia la lame sur le côté. Emporté par son élan, l'homme ne put rééquilibrer sa posture. Eliz bloqua la garde de son épée de la main gauche lorsqu'elle passa à sa portée. De la droite, elle fit continuer la course de Griffe et l'abattit dans son épaule. Elle n'eut pas le temps de se féliciter de sa manœuvre. L'autre garde apparut sur la droite de son collègue, lame tendue. La guerrière repoussa avec force le blessé qui chancelait et, au dernier moment, fit pivoter Griffe verticalement devant elle. Les lames crissèrent l'une contre l'autre. Au lieu de s'enfoncer dans sa poitrine, l'épée du Sulnite glissa et déchira l'intérieur de son avant-bras, là où s'arrêtait sa côte de mailles.
Eliz recula prestement, haletante. Son bras la brûlait, pourtant le gambison avait amorti une partie du coup. Elle se mit en garde basse. Le vétéran s'approcha, laissant en retrait son compagnon qui pressait d'une main sa blessure tandis que l'autre pendait mollement au bout de son bras inerte. Elle avait mis deux adversaires au tapis au prix de deux blessures. Parviendrait-elle à se défaire du dernier ?
La voyant affaiblie, le Sulnite se jeta sur elle. Ils échangèrent plusieurs coups sans qu'aucun des deux ne prît l'avantage. La violence de l'homme forçait Eliz à reculer peu à peu. La guerrière posa la lame de Griffe sur son épaule. Lorsque la prochaine attaque arriva, elle lança son arme en un arc qui vint dévier celle de son adversaire avec toute la force donnée par son élan. Elle inversa aussitôt son geste pour revenir sur la poitrine du garde et Griffe mordit profondément dans son plastron. Celui-ci ne put masquer sa surprise en voyant sa protection si aisément découpée. Mais elle avait joué son rôle, et l'épée bâtarde ne l'avait pas blessé. Pressé d'en finir, il enchaîna plusieurs moulinets qu'Eliz esquiva en reculant à travers la porte de la chambre qui était restée grande ouverte.
Pendant ce temps, le prince n'avait pas bougé. Il observait le combat, certain de son issue. Les deux gardes blessés s'étaient traînés vers lui pour le supplier de fuir. Proposition qu'il rejeta d'un geste sec.
Une fois dans la chambre, Eliz s'effaça aussitôt derrière le battant de la porte ouverte. Lorsque le garde franchit le seuil, elle en surgit et le frappa d'un coup de taille horizontal qui le cueillit à la hanche. L'homme flancha une seconde, toutefois, il ne la laissa pas profiter de son avantage. Il gronda et leva son épée au-dessus de sa tête avant de l'abattre de toutes ses forces sur Eliz. La guerrière bloqua avec son arme, mais dut reculer de deux pas pour absorber la violence du choc. Sa tête heurta le mur. Bien plus grand qu'elle, l'homme continua de repousser Griffe jusqu'à la coincer complètement contre le mur. Eliz tenta de se libérer. Son bras blessé commença à trembler convulsivement. Les mains levées au-dessus de sa tête, elle était à la merci de son adversaire. Elle frappa son genou du pied. Son adversaire n'en sembla pas incommodé. Il eut un rictus victorieux et amorça un coup de tête.
Eliz lâcha la garde de Griffe et se laissa tomber au sol. Il y eut un bruit sourd quand le front du Sulnite percuta le mur. La guerrière roula sous le lit drapé de brocard turquoise. Elle s'accorda une poignée de secondes pour reprendre son souffle. Puis elle s'extirpa hors de son abri précaire, désarmée. Le garde se trouvait toujours de l'autre côté du grand lit. Un filet de sang coulait de son arcade sourcilière, là où il avait percuté le mur.
– Tu es foutue, constata-t-il.
Eliz était malheureusement très proche d'en convenir. Aux abois, elle saisit un petit tabouret à côté d'elle. Le Sulnite, sûr d'en finir, contourna le lit en quelques enjambées et l'attaqua à deux mains, l'épée tendue en avant. Eliz se tenait prête.
Au lieu de rester en posture défensive comme son adversaire aurait pu s'y attendre, elle fonça sur lui. Elle écarta la lame de sa trajectoire en utilisant le tabouret comme bouclier. Le siège se fracassa sous le choc et libéra la main gauche de la guerrière. Celle-ci avança encore, jusqu'à presque toucher le garde. Son bras gauche décrivit un arc de cercle et se referma sur les deux poignets du garde qu'elle bloqua. Sans attendre, elle lui envoya son genou entre les jambes de toutes ses forces. Le Sulnite grimaça de douleur et lâcha son épée qui tomba avec fracas. Avec un grognement de rage, il se libéra de l'emprise d'Eliz et la repoussa.
Elle s'éloigna d'un bond et chercha des yeux l'arme à terre. Son adversaire ne lui laissa pas le temps de s'en emparer et courut sur elle. La guerrière s'affermit sur ses jambes. Alors qu'elle se préparait au choc, le visage mécontent de Razilda s'imposa dans son esprit. C'était un souvenir pas si lointain, où elle pestait contre son entêtement à utiliser systématiquement la force brute, même contre un adversaire qui la surpassait dans ce domaine. Il fallait reconnaître qu'elle avait tout à fait raison.
Au dernier moment, Eliz s'effaça. Elle saisit le poing tendu vers son visage et, utilisant l'élan de son adversaire, elle pivota pour le renverser à terre, comme Razilda le lui avait montré. L'homme tomba lourdement sur le dos. Eliz se précipita vers la garde de l'épée qui avait été repoussée sous l'élégante coiffeuse, juste à côté des fenêtres. Elle n'eut pas le temps de l'atteindre. Une main agrippa sa cheville. Elle chuta, face contre terre. Un cri lui échappa alors que la douleur dans sa cuisse devenait plus vive. Sans la lâcher, son adversaire se redressa et la tira vers lui. Eliz se contorsionna pour se retourner sur le dos. L'homme n'abandonna sa cheville que pour empoigner le devant de sa cotte de mailles.
– Maintenant, ça suffit, tonna-t-il. Ce combat...
Il leva son poing. Eliz croisa les bras devant son visage pour amortir le choc. Celui-ci fut toutefois si violent qu'il la sonna à moitié. Un goût métallique envahit sa bouche.
– ... ne m'amuse vraiment...
Une main au col et l'autre agrippant sa ceinture, le Sulnite la souleva du sol. Eliz s'accrocha à ses poignets et envoya des coups de pied qui ne rencontrèrent que le vide. Ses forces commençaient à l'abandonner.
– ... plus du tout !
L'homme rassembla ses forces et projeta la Rivenz contre la fenêtre. Eliz se sentit partir sans pouvoir se rattraper à quoi que ce fut. Elle n'eut que le temps de protéger son visage de ses bras. Son dos percuta violemment la croisée qui vola en éclat. Dans une nuée de débris de verre, Eliz traversa la fenêtre.
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