13- "L'aventure aérienne, c'est encore mieux !" 2/2
– Parle-moi de la magie sur ton île, s'il te plaît, demanda Saï, les yeux soudain brillants de plaisir anticipé.
Yerón prit un air faussement scandalisé.
– Comment ? Ai-je bien entendu ? Tu veux que je te dévoile des informations secrètes sur l'état de nos défenses, c'est bien ça ?
– Idiot ! Que voudrais-tu que j'en fasse ?
Elle rit et le repoussa légèrement de la main.
A cet instant, son cerveau se figea et elle se vit brusquement de l'extérieur. Elle avait vu nombre de ses amies se comporter ainsi avec les garçons du village et les avait toujours trouvées ridicules.
Elle était en train de faire la coquette avec Yerón.
Les joues brûlantes à cette réalisation, elle fit un pas en arrière, retrouvant une distance de sécurité rassurante. Heureusement, le jeune homme ne s'était aperçu de rien.
– Voyons, que pourrais-je te raconter, disait-il, pensif. La magie... nous n'employons pas ce terme. Chez nous, l'apparition des pouvoirs spirituels est très arbitraire. Les gens naissent avec un potentiel et le gardent toute leur vie. Certains n'auront que des pouvoirs très limités, d'autres pourront déplacer des montagnes, parfois même littéralement parlant... Les enfants sont testés dès l'âge de six ans pour déterminer leur potentiel et éviter des mauvaises surprises à leurs parents. Pour la plupart des gens, ces pouvoirs ne sont qu'un outil pratique à utiliser au quotidien. Par exemple, certains tailleurs pourront prendre tes mesures d'un seul regard et laisser les ciseaux couper le tissu seuls pendant qu'ils coudront une autre pièce.
Les informations de Yerón étaient intéressantes, mais Saï voulait à tout prix se raccrocher aux légendes qu'elle connaissait. Elle reprit avec empressement :
– Et les forgerons ? Est-ce qu'ils peuvent utiliser leurs pouvoirs pour fabriquer des armes magiques ? Tu sais, comme Awëir, la deuxième épée de Soltan, forgée dans les feux souterrains de Pwynyth'.
La jeune fille s'interrompit et fronça les sourcils avant d'ajouter :
– Tiens, d'ailleurs Soltan n'en possède que deux, pourquoi Eliz jure-t-elle toujours par ses trois épées ?
Yerón manqua de s'étrangler. N'ayant nul désir d'expliquer les grossièretés d'Eliz, il ignora la fin de la phrase et secoua la tête.
– Je crains que les armes magiques ne soient qu'une légende. Nous ne sommes pas capables de créer des objets enchantés. Les pouvoirs spirituels ne se catalysent qu'à travers le corps humain, et nous ne pouvons qu'agir sur l'existant. Je suis désolé, mais il n'existe ni armes ni parchemins magiques, et encore moins de rituels compliqués avec des dessins sur le sol et des poudres bizarres. Pas plus que je ne pourrais faire apparaître un festin de nulle part. Tout cela n'est que contes et enjolivements de la réalité.
Saï eut une moue déçue.
– En gros tu pourrais faire apparaître un festin s'il était déjà préparé dans la pièce à côté, c'est ça ? C'est un peu moins spectaculaire.
Yerón acquiesça en riant.
– Mais toi..., et ton maître, vous ne considérez pas la magie comme un simple outil, n'est-ce pas ? Tu fais des recherches, tu apprends à la manipuler.
– Oui bien sûr, ceux qui ont les plus grands pouvoirs doivent nécessairement apprendre à les utiliser au mieux. Et pour ce qui est des recherches, nous voulons comprendre les raisons de la présence de ces pouvoirs mystérieux, leur fonctionnement, leurs limites. Dans tous les domaines, il y a des gens comme nous qui veulent comprendre et faire évoluer les choses : en médecine, en mécanique.
Avec un large mouvement de bras, Yerón engloba l'aéronef pour étayer son propos.
– La « magie » a aussi ses chercheurs et ses érudits, mais nous ne sommes pas les mages au chapeau pointu des contes pour enfants.
– Je suppose que c'est cela, de voyager, avoir ses illusions qui volent en éclats, soupira Saï en tournant les yeux vers la mer, vivante image de la baroudeuse désabusée.
Yerón rit de bon cœur devant ce tableau.
– Mais n'y gagnes-tu pas quelque chose en échange ? La découverte de la vérité, le frisson de la nouveauté, ou de petites victoires sur toi-même...
Saï acquiesça distraitement, les yeux dans le vague. Voyant que son humeur n'était plus à la discussion, le jeune homme prit congé. Il avait envie de voir de plus près la salle des machines, il n'avait pas compris toutes les explications de Maître Ornwell et il espérait bien y remédier.
Par une succession d'idées au final pas si éloignées que cela, l'esprit de Saï était retourné sur son île natale. La jeune fille soupira, sa famille lui manquait un peu, une partie tout au moins. Sa mère s'en sortait-elle sans elle ? N'était-elle pas trop inquiète, malgré le message qu'elle lui avait envoyé ? Ses petits frères étaient-ils sages ? Ten' avait-il trouvé quelqu'un d'autre à faire enrager ? Quant à elle-même, aurait-elle envie de revenir si elle en avait eu la possibilité ? La tête posée sur ses mains, à plat sur le bois du bastingage, elle soupira et se laissa hypnotiser par le scintillement de la mer sous elle. Jusqu'à ce qu'une ombre vienne s'accouder à côté d'elle.
– Hé, tu as l'air bien tristounette, dit Lyssa en inclinant légèrement la tête pour la regarder en face.
Saï eut un petit sourire, comme pour s'excuser d'avoir été prise en flagrant délit de mélancolie.
– Je pensais à chez moi, expliqua-t-elle. Les circonstances de mon départ ont été un peu... douloureuses.
Lyssa l'écoutait d'une manière si sincère et attentionnée que Saï se retrouva en train de tout lui raconter sans même s'en rendre compte. La jeune jultèque en fut effarée, elle n'aurait jamais pensé que les mentalités à Derusto'th fussent aussi rétrogrades. Pour alléger l'humeur, elle se tourna vers le petit griffon qui se promenait toujours sur le pont.
– Et tout ça pour Tempête... quand on le voit, il est tellement mignon, comment imaginer tout ce qu'il a déclenché ?
– Trop mignon pour être laissé à une fille, j'imagine, commenta Saï avec cynisme.
– Malgré tout, je t'envie un peu, dit Lyssa songeuse. Avoir pu partir à l'aventure comme ça avec des protectrices héroïques, et des beaux garçons...
Saï fut tellement estomaquée par ces derniers mots qu'elle en oublia le début de la phrase.
– Hein ? Des beaux garçons ?
Lyssa l'imaginait-elle bravant mille dangers par monts et par vaux, entourée d'une sorte de harem ? Sa nouvelle amie hocha vigoureusement la tête.
– Évidemment ! Et on se demande lequel choisir ! Yerón est le choix de base, il est séduisant, aimable et intelligent. Est-ce celui que tu préfères ? C'est pour ça que je vous ai laissé discuter tranquillement tous les deux tout à l'heure.
Ignorant le brusque rougissement de Saï, elle continua sa tirade.
– Mais Monsieur Matou est mystérieux et exotique, il ne dit pas grand-chose mais il observe tout. Il est très intriguant.
– Quoi ? Mais Kaolan n'est même pas humain ! Les hommes-félins sont des sauvages !
Saï était choquée que Lyssa puisse considérer Kaolan de la même manière que Yerón, pourtant ses protestations manquèrent de convictions, même à ses propres oreilles.
– Et je suis sûre que M'dame Razilda et M'dame Eliz vont t'apprendre plein de choses que tu n'aurais jamais eu l'occasion de savoir si tu étais restée chez toi.
Saï se mit à rire, elle commençait à se prendre au jeu.
– Plein de choses ? Comme par exemple, leurs meilleures insultes ? Ou la manière de garder son calme en toutes circonstances ?
– Toi aussi, tu les as entendu se disputer au poste de pilotage tout à l'heure ?
Les deux jeunes filles se rapprochèrent pour pouffer de rire à leur aise.
Juché au plus haut du mât, juste en dessous du ballon, Kaolan les observait sans rien entendre de leur discussion. Et heureusement pour lui, car il n'aurait pas su quoi en faire. Après la première journée de traversée, sa peur panique avait commencé à s'estomper. En effet, sa terreur n'avait rien à voir avec le vertige et l'altitude. Les villages hommes-félins étaient nichés au plus haut des arbres des forêts les plus denses et arpenter les passerelles oscillantes ou grimper à des branches flexibles était le quotidien des melin'melaous. Tous étaient insensibles au vertige.
Mais être ainsi transporté, balloté, sans avoir la moindre maîtrise de son déplacement, le perturbait au-delà de toutes mesures. C'était encore pire que lors de sa première traversée en bateau quelques jours plus tôt.
Il avait découvert qu'il pouvait lutter contre cette sensation d'impuissance, en redevenant maître de ses déplacements. Voilà pourquoi il passait désormais le plus clair de son temps dans le gréement, ou ce qui en tenait lieu sur ce bateau volant.
Et il devait bien avouer que dans cet environnement étranger, il parvenait parfois à oublier Shani. Il ressentait moins douloureusement son absence à chaque instant, même s'il devait encore faire un effort pour repousser de son esprit les souvenirs de l'attaque dans la forêt. Sans quoi il en aurait encore hurlé à s'en rendre fou.
En quoi ce voyage absurde pouvait-il sauver son peuple, il n'en savait rien. Il ne pouvait que faire confiance à la prédiction de la sage Lith, et espérer qu'il ne s'embourberait pas dans ces histoires humaines qui n'avaient aucun sens.
***
Dans la grande chambre tapissée de lourdes tentures rouges et or, Isfarak se réveilla en sursaut, trempé de sueur. Il se redressa sur les coussins pour reprendre son souffle et tenter de trier les informations que ses rêves venaient de lui envoyer. Il était persuadé qu'il y avait des éléments importants à tirer de ce monceau d'images et de flashs incohérents qu'étaient devenus ses nuits. Dans son sommeil, un visage était revenu souvent, celui d'une femme austère, vêtue à la mode jultèque.
Il gémit en portant la main à ses tempes. La migraine revenait.
Isfarak ne s'imaginait pas pouvoir se rendormir. Aussi, il se leva et s'habilla en silence. Il descendit les escaliers jusqu'à son bureau. Il devait s'occuper d'une multitude de détails pour mener à bien son grand projet et en négliger un seul pourrait bien lui coûter cher. Il s'assit à la grande table de bois poli et passa en revue les piles de papiers qu'il avait couvert de son écriture soignée. Il attendrait que la matinée soit bien avancée pour entrer en contact avec son agent à la cour jultèque. Il devait parler avec lui de toute urgence.
Bien plus loin et bien plus tard, à une heure beaucoup plus normale pour commencer ses activités quotidiennes, Ardeshar, l'astrologue de la cour de Jultéca, venait de donner congé à un des espions qu'il employait. Le rapport de celui-ci l'avait mis dans un grand état d'agitation.
L'homme arpentait nerveusement son bureau en marmottant, ses yeux passaient sans les voir sur les cartes du ciel enluminées qui ornaient les murs de pierre. Cet idiot d'espion avait beaucoup trop tardé à rassembler ses informations, et maintenant, il était trop tard.
Razilda de Grisval, l'agente que l'empereur avait envoyé à Riven'th, avait été approchée par une bande de conspirateurs. Que s'était-il dit lors de cette entrevue ? Il n'en savait rien.
Cela était déjà assez mauvais en soi.
Mais d'après l'espion, cette femme était une fille bâtarde de l'empereur. Et peut-être même sa seule enfant, ce qui en faisait son unique héritière directe. Si son ambition était un jour d'accéder au trône, elle avait toutes les raisons de trahir, puisque l'héritier désigné de l'empereur était le fils de sa sœur cadette.
Comment procéder ? L'empereur avait semblé avoir une totale confiance en son agent mais il était désormais impossible de se fier à sa loyauté. Et si elle profitait de cette mission pour œuvrer en son propre nom, pour se placer en successeur de son père ? Ou pour négocier la libération de Riven'th contre sa mise sur le trône ?
A mesure qu'il développait ses réflexions, Ardeshar commençait à attaquer ses ongles. Que dirait le prince Isfarak quand il l'apprendrait, lui qui avait été séduit par ce plan ?
Il en était là de ses cogitations, lorsqu'il sentit l'effleurement désormais familier du contact mental de son suzerain. Il sursauta comme un enfant pris en faute, le cœur prêt à bondir hors de poitrine.
– Seigneur ! Nous avons un problème ! émit-il aussitôt en panique, sans attendre que le prince Isfarak ne lui adressât la parole.
Ce grave manquement à l'étiquette seul suffisait à montrer l'étendue du désarroi de l'homme. Le prince Isfarak écouta avec attention son compte-rendu troublé.
– Montrez-moi son visage, ordonna-t-il quand l'astrologue eut fini.
Lorsque l'homme s'exécuta évoquant dans son esprit le visage de Razilda, Isfarak frappa violemment son bureau du plat de la main.
– Je savais que cette femme était importante, par le sang de Lo ! s'écria-t-il.
Habitué aux éclats de son maître, Ardeshar se tint coi. Mais le prince Isfarak se reprit vite.
– Tant pis, cette femme n'est plus fiable, et nous pouvons tout à fait nous en passer. Il suffira de surveiller étroitement la rivenz en attendant qu'elle nous mène aux rebelles ou aux héritiers. Puisqu'elle est devenue gênante, je compte sur vous pour faire le nécessaire. Utilisez vos contacts à Riven'th pour vous débarrasser d'elle.
Le prince Isfarak se tut un instant, juste le temps qu'une nouvelle idée lui vînt à l'esprit.
– Il y a un deuxième point dont je voulais vous entretenir. Où en êtes-vous de la campagne pour la préservation du secret ? Avez-vous eu beaucoup d'éliminations à faire ?
– Monseigneur, ici à Jultéca'th, il y a peu de choses à faire. Le secret est déjà bien gardé par la caste dirigeante. La population n'est pas au courant de l'existence de la Source. Et parmi la noblesse, rares sont ceux qui se posent des questions sur sa provenance. J'ai dû faire détruire quelques livres, mais rien de plus. Ne vous inquiétez pas, Seigneur, mon réseau d'informateurs est aux aguets, si une personne, quelle qu'elle soit, montre un peu trop d'intérêt sur ce sujet, j'en serais immédiatement informé.
– Très bien. Effectivement, Sardenir à Pwynyth' a la tâche plus difficile. Il m'a d'ailleurs informé d'une cible qui avait voyagé jusqu'à Jultéca'th. Son assassin est à ses trousses mais j'espère que si le besoin s'en faisait sentir, vous mettriez tout en œuvre pour l'aider.
– Bien sûr Monseigneur, il sera fait comme vous l'ordonnez, dit Ardeshar, sentant soudain sa bouche se dessécher.
– Je l'espère. Bonne journée à vous.
Et le prince Isfarak disparut de l'esprit d'Ardeshar. L'homme se laissa tomber dans son fauteuil, de grosses gouttes de sueur ruisselant soudain sur son front.
Il y avait un détail qui n'avait pas suffisamment retenu son attention. Il ne se souvenait que maintenant de cet homme, sulnite sans aucun doute, qui avait été retrouvé mort chez lui, empoisonné. Son profil correspondait tout à fait à celui d'un assassin. Un logement impersonnel, aucun document, des vêtements fonctionnels et quelques armes.
Ardeshar se massa les tempes. Que faire ? Il manquait d'informations, il ignorait qui était la cible de cet assassin. S'il devait se charger de son remplacement, il devait prendre contact avec Sardenir au plus vite.
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