13- "Elle est bien la digne fille de son père." 3/3
Alors qu'Hermeline s'éloignait en compagnie d'Annalena, Eliz se tourna vers Shalim, qui, assis contre un mur, ne quittait pas sa dulcinée des yeux.
– À nous deux, monsieur le Sulnite ! dit-elle en s'accroupissant devant lui. On va discuter un peu, tous les deux.
Le jeune homme se raidit et aplatit son dos contre le mur, s'écartant d'Eliz le plus possible.
Eliz fit craquer ses doigts.
– Commençons par le commencement, dit-elle. D'où venez-vous ?
Shalim la regarda comme s'il avait à faire à une faible d'esprit.
– Ben... de Sulnya'th, forcément.
La Rivenz ravala son irritation, malgré ses compagnons qui pouffaient derrière elle.
– Et où est cette satanée île, bon sang ?
– À peu près au sud-est de Riven'th, répondit Shalim en haussant les épaules. Mais qu'est-ce que ça peut bien faire ?
– Comment ça, qu'est-ce que ça peut bien faire ? Pourquoi n'apparaissez-vous sur aucune carte ?
Malgré les promesses qu'elle s'était faites, Eliz s'échauffait peu à peu. Le jeune Sulnite prit un air prétentieux des plus exaspérants.
– Nous nous protégeons, daigna-t-il répondre. Les tourbillons et la brume qui nous entourent suffisent à garder les explorateurs et les cartographes à bonne distance.
– Bon, Sulnya'th et l'Île des Tourbillons ne sont donc qu'une seule et même île. C'est déjà un point de clarifié.
– L'Île des Tourbillons ? répéta Saï sans comprendre.
– Oui, tu ne te souviens pas ? expliqua Yerón. Jabril en avait parlé. À l'ouest de Jezzera'th et au sud de Riven'th s'étend une zone de tourbillons infranchissable. D'après des légendes jezzeranes, les tourbillons protègent l'île où les dieux auraient élu domicile.
– Drôle de dieux, commenta Saï avec un regard peu charitable pour le jeune Sulnite.
Eliz paraissait satisfaite de l'information et Shalim s'agita, mal à l'aise, soudain inquiet d'en avoir trop dit.
– Passons au deuxième point. Qu'êtes-vous venus chercher ici ? Est-ce que tu le sais ? demanda la Rivenz, continuant l'interrogatoire.
Le jeune homme regarda autour de lui, éperdu.
– Ici ? Co... comment ça ?
– Pourquoi avez-vous envahi Riven'th ? répéta-t-elle avec impatience.
– Comment voulez-vous que je le sache ? Je.. je ne suis qu'un simple soldat, je me contente de suivre les ordres !
Mais ses dénégations manquaient de conviction.
– Oh, vraiment ? Alors vous n'avez pas eu droit à un beau discours galvanisant, avant de débarquer sur nos terres ?
– Si... si... marmonna Shalim. Ils nous ont dit qu'ils distribueraient des terres rivenz aux plus vaillants d'entre nous. Que nous pourrions faire venir nos familles lorsque l'île serait pacifiée. Et ça... beaucoup d'entre nous y comptaient, avec tous les tremblements de terre sur Sulnya'th.
Sous le choc, Eliz fixait Shalim. Son visage avait blêmi.
– Vous êtes venus sur Riven'th pour vous installer ? insista Yerón pour être sûr de bien comprendre. De manière définitive ?
– Impossible ! protesta Saï. Il y a déjà des gens qui vivent là !
– Il y a certaines personnes que ça ne dérange pas, laissa échapper amèrement Kaolan avant de se mordre les lèvres.
– Mais c'est injuste ! s'indigna Saï.
Elle s'interrompit net, la bouche figée en un « oh » de compréhension et jeta un regard honteux vers Kaolan. Celui-ci fit mine de ne pas s'en apercevoir en se tournant vers Shalim.
– Ton île s'écroule ? demanda-t-il d'un ton concerné.
– Non ! Enfin si, un peu. Certaines régions sont devenues trop dangereuses. Les habitants ont fui vers des zones plus stables. Ça a créé des problèmes de surpopulation dans certaines villes et certains villages proches des régions sinistrées. Augmentation de la pauvreté, de la violence, et j'en passe...
– N'essaye pas de nous faire pitié, le coupa Razilda, inflexible. Cela n'excuse pas vos exactions sur Riven'th.
Pendant ce temps, Eliz s'était remise du choc et arpentait vindicativement la masure.
– Grandiose ! Les Sulnites sont là pour coloniser Riven'th parce que leur patrie s'effondre ! s'exclama-t-elle, les bras au ciel. Rien que ça ! Ils ne sont pas près de laisser tomber.
– Pas... pas forcément... hasarda Shalim. On ne sait pas tout ce qui se trame en haut lieu. Je vous rapporte juste ce qu'on nous a dit.
– Oui, ne tire pas de conclusions hâtives, ajouta Razilda. Nous n'en savons pas assez.
Eliz grommela quelques jurons à voix basse avant de revenir s'installer au niveau du jeune sulnite.
– Une dernière chose, dit-elle, se forçant à parler calmement. J'ai besoin de connaître vos positions, là où sont vos principales garnisons.
– Mais... mais, je ne peux pas faire ça ! s'écria Shalim au désespoir.
Razilda s'approcha à son tour, surplombant le jeune homme de toute sa taille.
– Tu n'es vraiment pas en position de faire de la rétention d'information, dit-elle froidement.
Et tandis que le jeune homme, la mort dans l'âme, se décidait à dire ce qu'il savait, Hermeline et Annalena s'entretenaient toujours de l'autre côté de la pièce.
– Écoute, si tu ne veux pas passer le restant de ta vie en cavale avec ton amoureux, il n'y a qu'un seul moyen valable, un seul moyen dont tu n'auras pas à rougir, asséna Hermeline. Votre bonheur passe par le renvoi des Sulnites dans leur île. Ton Shalim ne sera plus un déserteur et vous pourrez vous afficher sans problème ensemble, j'y veillerai.
– Mais... mais, c'est mettre fin à l'occupation des Sulnites que tu me demandes, que veux-tu que j'y fasse ? s'exclama Annalena au désespoir. Je ne suis que la fille d'un petit seigneur de province !
– Nous avons besoin de tout le monde. Aucune aide n'est à dédaigner. Sers-toi de ton statut, parle aux villageois. Convaincs ton père que la passivité n'est plus de mise. Et qu'il use de son influence auprès de ses alliés.
– Je ne m'intéresse guère à la politique, murmura Annalena, embarrassée. Je ne suis pas l'aînée, c'est mon frère qui...
– Eh bien, intéresses-y toi pour ne plus subir ! Mets ton nez partout où tu peux, sois au courant de tout. Rends-toi indispensable !
Le ton d'Hermeline était vif, mais non dénué de bienveillance. Une étincelle s'alluma dans les yeux d'Annalena. Le futur qui lui était dépeint lui sembla soudain bien plus désirable qu'elle ne l'aurait cru. Elle sourit et hocha plusieurs fois la tête, murmurant un assentiment timide.
– Et ainsi, tu protèges Shalim, tu ne le laisses pas prendre tous les risques.
Annalena acquiesça à nouveau.
– Oui, tu as raison. Il dit souvent que se sacrifier pour la femme qu'on aime est la plus grande joie pour un Sulnite. C'est tellement romantique... mais quand même un peu bizarre.
Elle fit une pause avant de reprendre, perplexe :
– Est-ce que tu es vraiment...
– Pas un mot, la coupa Hermeline. Tu dois me faire confiance, et surtout, surtout ne pas parler de nous. Parce que nous aussi, nous pourrions parler de vous, tu comprends ? Je vais t'écrire une lettre. Ah bon sang, tout repose là-dessus.
« Est-ce que quelqu'un a de quoi écrire ? lança-t-elle à voix haute.
– Évidemment, répondit Yerón en haussant les épaules.
Il alla extirper son matériel d'écriture de son sac et le tendit à Hermeline sans la moindre interrogation, comme s'il était évident que c'était la meilleure chose à faire. La princesse rédigea un long message qu'elle plia maniaquement. Puis elle le tendit à Annalena en chuchotant :
– Tiens. Cache-le soigneusement. Donne-le à ton père dans... disons... trente jours. Nous serons loin, à ce moment-là, je l'espère. Pourras-tu faire cela ? C'est extrêmement important. Dans l'intervalle, essaye de te comporter comme je te l'ai dit. Sois patiente et essaye de ne rien faire pour vous compromettre.
– Très bien, vous... tu peux compter sur moi. Mais je te préviens, si les événements ne se déroulent pas comme tu l'espères, nous fuguerons à nouveau.
– Tu feras comme tu voudras, mais j'espère qu'à ce moment-là, tu auras gagné en maturité, conclut Hermeline.
Leur conciliabule terminé, les deux jeunes filles revinrent vers le reste du groupe. Aussitôt, Shalim se précipita vers sa dulcinée et entoura sa taille d'un bras protecteur, s'enquérant des dégâts psychologiques qu'elle aurait pu subir pendant qu'il n'était pas à ses côtés.
– J'espère que vous savez ce que vous faites, commenta Eliz, perçant Hermeline d'un regard acéré.
Celle-ci esquissa un geste évasif.
– Je ne peux pas prétendre tout anticiper ; mais lier notre sort au dénouement heureux pour deux tourtereaux prêts à tout pour être ensemble ne me paraît pas un mauvais choix.
– Et maintenant ? Quelle est la suite pour nous ? s'enquit Razilda.
– Il faut la ramener à son père, expliqua Hermeline avec un sourire contrit. Il doit savoir qu'une « mystérieuse bienfaitrice » a sauvé sa fille. Ce n'est que dans un mois que, je l'espère, il comprendra à qui il doit ce sauvetage.
Davantage d'explications n'étaient pas nécessaires. Eliz avait compris ce qu'on attendait d'elle.
– Très bien, je m'en charge, soupira-t-elle en fourrant dans un bout de pain la viande séchée qu'elle était en train de mastiquer. Mademoiselle, faites vos adieux à votre ami et rejoignez-moi dehors, notre cheval sera prêt.
Shalim bondit, poings serrés, et ses yeux sombres lancèrent des éclairs.
– Comment ? Que se passe-t-il ? Vous la ramenez ? se révolta-t-il.
Annalena l'entraîna doucement à l'écart où ils discutèrent longuement à voix basse. Front contre front, ils pleurèrent, s'embrassèrent, s'indignèrent et se résolurent enfin à se séparer. Annalena s'écarta la première, adressa un hochement de tête résolu à Hermeline et un petit sourire triste à Shalim avant de pousser la porte et disparaître dans la nuit froide.
Le jeune homme se redressa de toute sa taille, et s'essuya hâtivement les yeux du dos de la main alors qu'on entendait un martèlement de sabots disparaître dans le lointain.
– Bien, je suppose que je dois partir à mon tour, avant qu'on ne se rende compte de ma disparition, dit-il. J'espère qu'Annalena a raison de vous faire confiance. Quant à moi, je ne sais trop que penser de cette rencontre, mais je vous garantis que je continuerai à veiller sur elle. Même de loin.
Hermeline hocha la tête.
– Vous séparer n'a aucun intérêt pour nous, dit-elle. Continuons chacun sur nos routes respectives et protégeons-nous de loin.
Shalim marqua un temps d'arrêt et alla chercher le sac de toile qu'il avait laissé tomber à son arrivée.
– Je suppose que je peux vous laisser les provisions que j'avais prévues pour nous, finit-il par dire avec réticence. Si je me fais attraper en train de les remettre en place, je risque gros.
Le jeune Sulnite tendit le sac à Hermeline qui le remercia, un peu surprise. Puis il salua le groupe d'un bref hochement de tête et quitta à son tour la bâtisse. La tension qui pesait sur les épaules des compagnons s'évapora en même temps que lui. Ils osèrent enfin s'installer plus confortablement et sortir de quoi manger. Saï attaqua son repas avec hargne, jetant à Hermeline des regards pleins de ressentiment.
– Quand même, est-ce que c'était vraiment nécessaire de renvoyer Eliz alors qu'on n'a même pas eu le temps de se reposer ? marmonna-t-elle, trouvant manifestement que la princesse avait abusé de son statut.
– J'espère surtout qu'elle ne va pas aller se jeter tête la première dans les ennuis, fit remarquer Razilda.
– Vous devriez toutes les deux lui accorder plus de crédit, répliqua Hermeline agacée. La capitaine Eliz est parfaitement capable de mener à bien une mission aussi simple, même en pleine nuit et sans avoir dormi.
– On ne la sous-estime pas, répondit Saï avec humeur. Au contraire, on ne la considère pas comme un pion. On s'inquiète pour elle, et on préfèrerait qu'elle soit avec nous. N'est-ce pas, m'dame Razilda ?
– Euh, oui... certes..., laissa échapper Razilda, déconcertée d'être ainsi prise à témoin.
– C'est vrai que lorsqu'elle est là, on se sent davantage en sécurité, appuya Yerón.
Razilda se releva de toute sa taille.
– Eh bien, je vais tenter de la remplacer, dit-elle avec dérision. Essayez de dormir, je vais aller monter la garde quelques heures. Kaolan, je viendrai te réveiller.
Elle sortit, repoussant la sensation aussi soudaine qu'incongrue, que sa place n'était plus ici.
Lorsque Saï se réveilla, son premier mouvement fut de regarder autour d'elle. Dans la lueur du petit matin, elle ne vit pas Eliz parmi ses compagnons endormis. Elle se redressa et repoussa les couvertures avec affolement. Kaolan était absent lui aussi, mais il était certainement dehors dans un arbre en train de monter la garde. Était-il normal que son amie ne soit pas encore rentrée ? Elle enfila ses bottes, tandis qu'une boule d'angoisse naissait dans sa gorge.
Soudain, la porte s'ouvrit avec un grincement, livrant passage à une Eliz auréolée de la lumière du soleil naissant. Malgré les marques de fatigue sur son visage, elle lança gaiement :
– Debout, tout le monde, j'ai apporté le petit déjeuner !
Tandis que ses amis se réveillaient avec des grommellements variés, elle sortit de son sac un grand linge qui protégeait un assortiment de pâtisseries. Quoique légèrement écrasées, elles mirent aussitôt l'eau à la bouche aux occupants de la bâtisse.
– Cadeau d'Annalena, précisa Eliz. Je suis désolée, mais elles ont dû souffrir dans mon sac.
– Vous ne l'avez tout de même pas accompagnée à l'intérieur de son domaine ? sourcilla Hermeline.
Eliz se servit sans attendre et engloutit une brioche ronde avec délectation.
– Non, pas d'inquiétude, répondit-elle dans un nuage de miettes. Je suis restée à distance des habitations. Elle m'a envoyé une de ses servantes avec tout ça. Je serai bien repartie sans attendre, mais j'ai pensé que ça vous ferait plaisir.
« Après... c'est vraiment très gentil de sa part et je ne voudrais pas passer pour une ingrate, mais je trouve que du pain et du fromage auraient été plus appropriés que des pâtisseries...
– Pourquoi ? C'est bien des pâtisseries, ça change ! s'écria Saï en venant se servir à son tour.
Hermeline soupira et hocha la tête à l'adresse d'Eliz.
– Oui, il semblerait que le sens commun lui fasse encore cruellement défaut, dit-elle. Espérons qu'elle gagnera vite un peu de plomb dans la cervelle et que mon investissement sur elle ne soit pas vain.
Eliz se lécha les doigts et annonça alors :
– Finissez de manger et laissez-moi faire une sieste éclair. Nous nous mettrons en route aussitôt.
Et elle piocha des couvertures au hasard pour aller se rouler en boule dans un coin.
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