13- "Elle est bien la digne fille de son père." 1/3
"Son Altesse m'a vraiment épatée.
C'est bien la digne fille de son père !"
Eliz Drabenaugen, aveuglée par la loyauté.
Lith, la shaman au pelage presque blanc, se hâtait de descendre l'échelle de corde qui pendait de la passerelle. Derrière elle, suivait son apprenti, qui transportait dans une sacoche presque aussi grande que lui, les instruments, onguents et potions dont ils allaient avoir besoin.
Lith se laissa glisser et atterrit dans l'herbe. Elle se retourna en entendant une voix qui la hélait. C'était Nyx, la chef des éclaireurs, qui se pressait dans sa direction. Sa fourrure noire habituellement si brillante était poussiéreuse, poisseuse de sueur et de sang.
– Vénérable ! appela-t-elle. J'ai installé les blessés à l'ombre du Tentaris de la Mère. Ils ont besoin de toi !
La shaman hocha la tête tout en considérant la fille de son frère de son regard pénétrant. Il était évident qu'elle était blessée, elle aussi. Toutefois, Lith ne lui fit pas l'affront d'en faire la remarque. Elle connaissait son entêtement et son sens des responsabilités. Jamais elle n'accepterait d'être soignée avant les autres. Nyx comprit aisément le sens de son regard. Elle esquissa un geste d'impatience.
– Ce n'est qu'une égratignure, dit-elle, malheureusement, tous n'ont pas eu cette chance.
Lorsqu'ils arrivèrent au pied de l'arbre sacré, le spectacle noua la gorge de Lith. Une dizaine de combattants du clan étaient allongés sur des couches de fortune. Certains, immobiles et les yeux clos, semblaient déjà morts. Seul le mouvement laborieux de leur poitrine trahissait qu'ils respiraient encore. Les plus vaillants racontaient avec colère l'échauffourée avec les humains à leurs frères et sœurs qui s'affairaient autour des blessés, leur proposant de l'eau ou nettoyant les plaies les plus superficielles. Lorsque la shaman parut, une vague de soulagement passa sur eux.
– Shen, mon garçon, amène ma sacoche et mettons-nous au travail, lança-t-elle à son apprenti.
Elle commença par les plus gravement blessés, recousant leurs chairs chaque fois que l'opération s'avérait nécessaire. Pour lui faire gagner du temps, le jeune Shen la devançait. Il désinfectait les plaies avec soins, comme elle le lui avait enseigné. Il étalait aussi l'onguent nauséabond qui endormait la douleur et bandait les membres avec de la charpie.
A chaque blessure soignée, Lith se faisait plus sombre. Lorsque le tour arriva d'un homme massif au pelage fauve, elle empoigna son bras blessé sans douceur.
– Alors ? Tu as eu ton combat avec les humains, Rogar, es-tu satisfait ? Cela en valait-il la peine ? demanda-t-elle sèchement.
Malgré sa stature, l'homme flancha devant le regard sévère de la shaman.
– Vénérable, ils ne nous laissent pas le choix ! se défendit-il. Chaque jour ils sont plus nombreux, et chaque jour ils s'enfoncent plus profondément dans la forêt. Bientôt, ils nous trouveront. Nous devons les effrayer, les conduire sur de fausses pistes.
– Est-ce ce que vous avez accompli aujourd'hui ? demanda Lith tout en s'affairant sur sa blessure. Pourquoi autant de nos guerriers sont-ils blessés ? Pourquoi ne pas les avoir simplement harcelés depuis les hauteurs ?
Rogar poussa un soupir qui se termina en un gémissement de douleur. Ils avaient déjà eu cette conversation bien des fois.
– Ce n'est plus suffisant, Vénérable ! Ce ne sont plus de simples bûcherons qui craignent pour leur vie. Les humains sont armés, et ils viennent pour nous tuer ! Leurs yeux brûlent de haine. Elle les dévore.
Lith acheva de bander le bras du chef du clan en silence. Les humains étaient plus nombreux et mieux armés qu'eux. Ils ne pouvaient appeler aucun autre clan à l'aide car tous subissaient la même pression. La situation semblait inextricable. Leur peuple avait-il encore un avenir ?
Rogar rompit le silence d'une voix hésitante. Ses pensées avaient suivi le même chemin que les siennes.
– Vénérable, as-tu vu ce qu'est devenu Kaolan ? Où est-il ? Pouvons-nous vraiment croire qu'il reviendra avec la solution ?
Lith secoua tristement la tête.
– Je l'ignore, mon fils. Les osselets restent muets et la Mère ne m'a accordé aucune vision le concernant. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes.
***
Tâchant de se dissimuler au mieux derrière des buissons que l'hiver avait rendus squelettiques, Kaolan observait la rivière tumultueuse en contrebas. Autour du pont, des soldats sulnites montaient la garde. Eliz n'allait pas être contente. Traverser l'Elm était sa priorité, et depuis Hasselbrück, tous les ponts étaient gardés. Les Sulnites étaient en alerte et très probablement à leur recherche.
Kaolan en avait assez vu. Silencieux comme une ombre, il retourna vers ses compagnons. Comme il s'en doutait, Eliz tempêta abondamment quand il lui fit son rapport. Mais la discrétion était de mise, aussi durent-ils se résoudre à continuer leur route de ce côté-ci de l'Elm.
Ils progressaient dans un silence morose. Ce n'était pas la première fois que Kaolan constatait à quel point l'humeur d'Eliz pouvait contaminer le reste du groupe, et ces derniers jours, c'était plus que flagrant. Alors qu'il observait ses compagnons, le jeune homme remarqua le manège de Razilda. Elle lançait de fréquents coups d'œil, loin en avant, là où la route obliquait vers la droite, longeant grossièrement le cours de l'Elm. Puis elle se frottait la nuque. Le comportement de la Jultèque n'était pas toujours évident à décrypter, mais elle laissait échapper des signes de nervosité certains. Il poussa sa monture au niveau de celle de Razilda.
– Que se passe-t-il par là-bas ? demanda-t-il à mi-voix.
Elle baissa les yeux sur lui, surprise.
– J'ai une sensation de danger, mais c'est très vague. Je ne suis pas sûre que cela vaille le coup d'affoler tout le monde, murmura-t-elle.
Elle paraissait mal à l'aise, comme quelqu'un qui ne saurait plus s'il peut faire confiance à ses propres sens.
– Je peux aller voir, proposa Kaolan.
Razilda pesa la pertinence de l'option avant de hocher la tête.
– S'il te plaît.
« Mais sois prudent, se força-t-elle à ajouter.
Kaolan lança son cheval au galop.
– Je pars en éclaireur, lança-t-il en dépassant Eliz.
– Euh, d'accord, ne put que répondre celle-ci, perplexe de cette décision soudaine, alors qu'il s'éloignait à vive allure dans la terre battue du chemin.
– Que va-t-il faire ? demanda Hermeline, soudain en alerte.
– Il part en reconnaissance, expliqua Eliz. Il a raison, Il faut s'assurer que nous sommes seuls sur la route. Même si elle est peu fréquentée, la suivre ne me plaît guère, mais nous devons rester à proximité de l'Elm pour ne pas rater une occasion de la traverser.
– Tempête n'arrive pas à trouver un endroit où il serait possible de traverser, il est incapable d'évaluer la profondeur de la rivière, intervint Saï, penaude.
Eliz accueillit la nouvelle avec un soupir résigné. Ils ne devaient pas s'attendre à ce que le jeune griffon réglât tous leurs problèmes.
– Kaolan revient déjà ! lança soudain Yerón d'une voix inquiète.
Effectivement, le jeune homme-félin revenait vers eux à bride abattue. Il stoppa sa monture devant Eliz dans une gerbe de gravillons.
– Des Sulnites ! Sur la route ! s'écria-t-il en pointant la direction dans laquelle Razilda regardait un peu plus tôt. Il y a une butte là-bas. J'ai pu les voir à l'horizon. Ils sont encore loin, nous avons le temps de nous cacher.
Saï laissa échapper un couinement et Hermeline un juron. Eliz se tendit, et jeta un regard circulaire autour d'elle. Aucun abri en vue, mais ce n'était pas une surprise, sachant qu'ils longeaient les mêmes vastes plaines depuis la veille. Les solutions qui s'offraient à eux étaient peu nombreuses. Ils pouvaient rebrousser chemin en espérant trouver une cachette sur le terrain qu'ils venaient de parcourir. Peu probable, d'après les souvenirs qu'Eliz en avait. Ou ils pouvaient s'enfoncer dans les plaines, suffisamment loin de la route pour pouvoir y être invisible, en espérant un repli de terrain propice à la dissimulation. Ce qui les éloignerait encore de leur but.
– Nous n'avons guère le choix, finit par soupirer Eliz. Traversons les plaines en suivant la trajectoire qui nous éloignera le plus de la route. Ça nous fera revenir en arrière, mais tant pis...
Elle faisait quitter la route à son cheval lorsque Yerón l'interpella.
– Eliz, attends ! Je peux... je peux peut-être essayer de nous faire traverser la rivière.
Le jeune homme paraissait mal à l'aise. Eliz fit demi-tour et vint se planter devant lui.
– Tu plaisantes ? s'exclama-t-elle. Ça fait deux jours qu'on cherche un endroit pour traverser et c'est que maintenant que tu nous dis que tu peux le faire ?
– Je n'étais pas sûr d'y arriver ! se défendit le jeune homme. Il y a beaucoup d'eau, et le courant est fort. La seule fois où j'ai manipulé l'eau à grande échelle c'était quand je cherchais l'entrée de la Bibliothèque sur Jultéca'th. Et ce n'était qu'un simple lac.
– Pourquoi tu veux trafiquer avec l'eau ? intervint alors Saï avec bon sens. C'est pas plus simple de nous faire voler par-dessus ?
Yerón grimaça. Contrairement à ce que ses amis semblaient croire, cela faisait deux jours qu'il cherchait des solutions et se demandait si un pont ou un gué ne seraient pas plus sûrs que n'importe laquelle de ses interventions.
– Nous sommes six, plus six chevaux, expliqua-t-il. Cela me ferait faire plus d'une dizaine d'aller-retour. Qui plus est, les chevaux sont extrêmement lourds, je ne suis pas sûr d'avoir assez d'endurance pour faire traverser tout le monde. Ouvrir un passage à travers l'eau me paraît plus aisé.
– Les Sulnites sont encore loin, mais pas assez pour que tu prennes le temps de te reposer, ajouta Kaolan.
Submergée par ces informations contradictoires, Eliz jeta un regard interrogateur à Razilda qui prit le temps de réfléchir avant de hocher la tête en réponse.
– Bon, assez perdu de temps, dit-elle. Descendez vite sur les berges !
Hermeline réagit la première. Dans le talus qui bordait la rivière, elle repéra un passage où la pente était plus douce et y poussa son cheval en enjoignant ses compagnons de la suivre. Les sabots de l'animal dérapèrent entre les cailloux et les ronces, pourtant, cheval et cavalière atteignirent le bas de la pente sans encombre.
Yerón et Saï lui emboîtèrent le pas. Même si, ces dernières semaines, leur niveau d'équitation avait fortement progressé par la force des choses, ce n'était pas un exercice agréable que de se sentir entraîné par-dessus la tête de son cheval.
Razilda, qu'un terrain difficile ne rebutait pas, descendit à son tour sans attendre, un peu plus en amont, et rejoignit avec facilité Hermeline au bord de la rivière. Ne restaient plus que Kaolan et Eliz sur la route. Ils n'avancèrent sur le talus qu'une fois sûrs que tout le monde était en sécurité en bas.
Razilda engagea sa monture dans l'eau. Les sabots glissèrent sur les galets luisants. Le courant était fort et la profondeur au milieu de la rivière devait atteindre plus d'une demi-toise. Même en étant désespéré, la traversée à cheval était trop dangereuse.
Derrière elle, ses compagnons s'étaient avancés au milieu des touffes de roseaux et de prêles et considéraient la rivière avec appréhension. Yerón scruta les flots, tentant de jauger la profondeur et l'intensité du courant. Accordant peu de considération à ses réflexions préliminaires, Eliz s'empara de la bride du cheval du jeune homme et y imprima une traction.
– Allons-y, dit-elle vivement. Je guiderai ta monture. On te fait tous confiance.
D'une secousse, elle entraîna la monture du Pwynys à la suite de la sienne. Yerón affermit sa position sur la selle et projeta sa volonté dans les remous écumeux de l'Elm. Une boule d'angoisse naquit dans son ventre. Et s'il n'y arrivait pas ? Et s'il permettait aux Sulnites de les rattraper ? Et s'il ne pouvait pas tenir assez longtemps ? Risquerait-il de noyer ses compagnons ?
Pourtant, l'instant n'était plus aux doutes. Depuis son départ de Pwynyth, il avait utilisé ses pouvoirs dans des situations auxquelles il n'aurait jamais songé. Il avait trouvé des solutions créatives qu'il n'avait jamais imaginées auparavant. Il avait créé de la brume, il s'était maintenu en vol au-dessus de la mer déchaînée, il avait déplacé des blocs de rochers énormes... Ce n'était pas une petite rivière qui allait le tenir en échec ! Il devait y parvenir. Il n'avait pas le choix.
Peu à peu, devant le cheval d'Eliz, l'eau se retira et s'amoncela sur le côté, comme retenue par un mur invisible. La Rivenz n'attendit pas qu'un passage dégagé s'ouvrît devant elle. À peine l'eau atteignit-elle les jarrets de sa monture qu'elle la lança en avant. Talonné par sa cavalière, l'animal dérapa sur les galets glissants noyés dans le limon, mais avança néanmoins, infecté par l'impatience d'Eliz. Le niveau de la rivière continuait à baisser et une forte odeur de vase se fit sentir.
– Courage, on a fait la moitié du chemin, glissa la Rivenz à Yerón.
– Arrête-toi, articula-t-il alors avec effort. Trop loin du bord. Problème de portée.
Eliz ne chercha pas à comprendre et s'immobilisa au milieu du lit de la rivière avec une grimace d'impatience. Ses yeux revenaient invariablement à la route, derrière eux, en haut du talus.
Les mains à demi levées vers le mur d'eau, le jeune homme respirait amplement, essayant de ne pas penser au poids de l'eau qui s'accumulait devant lui. Son barrage n'était pas parfait, et de l'eau continuait à s'écouler à la base, mais c'était largement suffisant. Le plus ardu était de maintenir la force sur toute la largeur de la rivière. Le sang commença à battre à ses tempes. Il entendit derrière lui le clapotis des sabots des montures de ses compagnons qui le dépassaient.
– Razilda a traversé, Hermeline aussi, égrenait Eliz devant lui.
Le cheval de Yerón piétinait nerveusement, agacé par la proximité surnaturelle des poissons à l'œil exorbité qui ne semblaient que vaguement surpris par la verticalité nouvelle de leur élément. Les dents découvertes, il enfouit brusquement son museau dans la paroi liquide qui lui faisait face avant d'être rappelé à l'ordre par Eliz.
Malgré les mouvements anarchiques de sa monture, Yerón parvenait à maintenir sa concentration. Pourtant, son souffle se faisait de plus en plus laborieux.
Soudain, un cri d'alarme sonna, se mêlant à un bruit d'éclaboussure.
– Ils arrivent, ils vont bientôt être en vue, pressa la voix de Kaolan.
Le dernier à être encore sur l'autre rive, l'homme-félin avait lancé sa monture dans la rivière. Saisie d'angoisse, Eliz tourna la tête vers lui et il lui sembla soudain que le temps s'étirait autour d'elle, permettant à ses sens amplifiés par l'adrénaline de capter chaque détails de la scène.
L'alerte lancée par Kaolan eut plusieurs conséquences indésirables.
Saï venait de les dépasser et la Rivenz entendit son gémissement affolé alors qu'elle talonnait son cheval.
Yerón fut secoué d'un frisson et aspira bruyamment, résistant tout juste au réflexe de tourner la tête vers l'homme-félin.
Aussitôt, Eliz vit le mur d'eau frémir et se fendiller, des ruisselets apparurent sur sa surface tandis qu'en aval, le niveau de la rivière commença à s'élever sensiblement. Il lui sembla assister à la chute inéluctable d'un chemin de dominos.
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