12- "Il était complètement givré !" 1/2
"Il était complètement givré ! Et je ne me suis pas gênée pour le lui dire !"
Saï Kaneda, décidément très en forme.
Tout était calme dans la chambre. Le départ était prévu pour le lendemain, et tous s'étaient couchés tôt. Les respirations tranquilles n'étaient interrompues que par un ronflement plus sonore de temps à autre. Ronflement assez disproportionné par rapport au corps qui l'émettait.
Dans le silence, un raclement se fit entendre contre le volet. Puis un autre. Le bruit se fit insistant. Le volet finit par céder, laissant la place à une ombre qui se hissa sur le rebord de pierre pour s'attaquer à la fenêtre. Qui craqua à son tour. La silhouette se glissa à l'intérieur de la chambre.
Le réveil de Saï fut l'un des pires qui soit. Réveillée en sursaut, une ombre penchée sur elle, son cri d'effroi fut étouffé par une main plaquée sur sa bouche. Le « Nous ne vous voulons aucun mal. » glissé à son oreille ne la rassura en rien. Lui aussi réveillé en sursaut, Tempête poussa des piaillements aigus et mordit l'intrus. Celui-ci cria de surprise et de douleur. Il repoussa violemment l'animal contre le mur pour s'en débarrasser. Heureusement pour elle, la première silhouette fut rejointe par une seconde beaucoup plus imposante. La main fit place à un bâillon, et Saï fut chargée, gesticulante, sur l'épaule du plus grand.
– Eliz ! Eliz ! hurlait Saï de tous ses poumons et de toutes ses pensées alors que ses cris ne franchissaient pas le seuil de ses lèvres.
Pourquoi Eliz ne se réveillait-elle pas ? Elle qui d'ordinaire bondissait, épée en main, au moindre bruit ! Son épée ! C'était cela la solution !
Saï n'avait pas la moindre idée de comment une épée magique pouvait percevoir le monde extérieur mais elle sentait confusément que le canal mental pouvait fonctionner.
– Griffe ! Griffe ! Au secours ! reprit-elle de plus belle tandis que le colosse commençait à enjamber la fenêtre. On est en train de m'enlever, au secours !
Privée du contact de sa propriétaire endormie et rangée dans son fourreau, Griffe Écarlate n'avait qu'une impression très étouffée de son environnement. Pourtant le remue-ménage mental de Saï finit par l'atteindre.
« Eh bien, défends-toi, ma grande. » dit d'une voix pâteuse fut la dernière chose que Saï entendit alors que son ravisseur descendait l'échelle de corde accrochée à leur croisée.
Saï tenta de se calmer un instant pour jauger la situation. Deux autres personnes attendaient au bas de l'échelle.
« Quatre personnes, rien que pour moi » songea la jeune fille avec effarement. « Mais qui sont ces gens ? Avec un peu de chance, ils se sont trompés de chambre, ce n'est pas moi qu'ils veulent. Peut-être qu'il suffira de discuter... »
Mais une fois dans la rue, son optimisme s'effrita. Paralysée par la peur, son imagination tournait à plein régime.
« Où m'emmènent-ils ? Vont-ils m'offrir en sacrifice à une divinité barbare ? Ou alors peut-être que l'empereur d'ici veut compléter son harem avec de jeunes derujins ? Ah berk, je n'espère pas, il paraît qu'il est vieux et sénile... Et s'ils voulaient demander une rançon ? Non c'est idiot, personne ne paierait. Même pas Eliz. »
Penser à Eliz eut pour effet de la secouer.
« Que ferait-elle dans cette situation ? Elle ne s'y serait sans doute jamais retrouvée, pour commencer... Il n'a que moi pour être aussi gourde. Je suis sûre qu'elle se laisserait glisser à terre, et bam, elle faucherait les jambes de cette armoire à glace. Et une fois par terre, rebam, elle l'assommerait. Sacrément impressionnant. »
S'imaginant parfaitement la situation, la jeune fille se mit à gigoter pour desserrer l'étreinte qui l'immobilisait. Puis, tout aussi brusquement, elle se fit lourde.
Ce qui eut pour seul effet de la faire glisser de trois pouces sur l'épaule du colosse qui la transportait.
– Faut pas vous énerver, Mam'zelle, dit celui-ci avec placidité. On est presque arrivés.
Par ses gesticulations véhémentes, Saï marqua clairement son désaccord avec le fait d'arriver où que ce soit. Mais devant son absence totale de réussite, Saï décida de reporter sa tentative d'évasion et de se focaliser sur son environnement, les lieux, les bruits et les odeurs qu'ils traversaient.
Malgré la nuit, elle comprit qu'ils s'éloignaient du port. Les maisons populaires et les rues tortueuses faisaient place à des allées droites, plus propres et bordées d'arbustes. Les réverbères se faisaient plus nombreux, diluant la nuit de leur halo blanchâtre. Ils avaient traversé une première enceinte intermédiaire et s'étaient clairement élevés d'un niveau.
– Attention, le guet ! souffla l'une des silhouettes.
A cet avertissement, ils s'engouffrèrent dans une rue transversale. Une forte odeur de poisson agressa les narines de Saï, accompagnée des miaulements hystériques de chats se disputant les déchets jetés sur le pas de la porte de service d'une poissonnerie.
Après quelques bifurcations de plus, ils arrivèrent à destination. Ils entrèrent dans un grand bâtiment par une petite porte sur le côté. A l'intérieur, il faisait sombre.
– Emmenez-la sur scène, ordonna une des silhouettes.
L'angoisse envahit Saï à nouveau. Qu'allaient-ils lui faire ?
Elle fut assise sur une chaise tandis que la voix qui semblait tout diriger se fit entendre à nouveau.
– Maintenant, allume les lumières.
Saï vit jaillir une petite flamme. Celle-ci entama sa progression le long d'une mèche invisible. Soudain, elle se divisa, illuminant les multiples branches d'un chandelier. De proche en proche, d'autres candélabres s'éclairèrent, jusqu'à un magnifique lustre au centre de la pièce. Saï regardait le spectacle bouche bée, oubliant presque sa position précaire. Elle se trouvait effectivement sur une scène. Une salle de sièges vides en velours lui faisait face. Murs et plafond étaient ornés de frises en plâtre doré, suffisamment pour faire sortir le bâtiment de l'ordinaire, mais rien d'excessif pour ne pas faire oublier au spectateur qu'il était sur l'île où la sobriété était reine.
Un homme monta sur la scène, semblant assez satisfait de son petit effet. Saï le reconnut aussitôt.
– Je vous reconnais, c'est vous le butor qui n'aimez pas mon accent ! s'exclama-t-elle avec rancune.
***
Dans la chambre d'auberge amputée de l'un de ses occupants, Griffe Écarlate luttait pour sortir de sa torpeur cotonneuse. Quelque chose n'allait pas, elle le savait. La gamine avait crié. Qu'avait-elle dit déjà ? Elle avait appelé au secours. Elle l'avait appelé au secours, elle. Qu'était-il arrivé à sa guerrière ? Pourquoi n'avait-elle pas réagi ? Paniquée, Griffe se mit à hurler.
– A moi ! A l'enlèvement ! Au meurtre ! A l'assassin ! Eliz ! Quelqu'un !
Un concert de protestations s'éleva dans les chambres voisines, agrémenté de coups de poings bien sentis frappés contre la cloison. Ce qui en disait long sur la probabilité de recevoir de l'aide de la part d'inconnus à cette heure de la nuit.
Heureusement, l'appel parvint également aux oreilles de personnes plus concernées, et plus héroïques.
La porte s'ouvrit avec fracas sur l'épaule de Kaolan, vêtu de son seul pagne et lames aux poings. Yerón le suivait de près, en chemise de nuit, une lampe à huile à la main. La lumière révéla Eliz assise dans son lit, qui gémissait en se tenant la tête à deux mains. Le second lit était vide, à l'exception de Tempête, sonné qui essayait de se relever avec difficulté en pépiant désespérément.
Kaolan se pencha vers la guerrière.
– Eliz, que s'est-il passé ? demanda-t-il.
Celle-ci marmonna quelques mots inintelligibles. Kaolan lui inspecta brièvement les pupilles.
– Elle a été droguée, constata-t-il.
Son peuple était expert de la connaissance des herbes et de leur effet sur le corps. Il les connaissait tous, des plus bénéfiques aux plus dangereux, en passant par toute une gamme d'effets plus ou moins recherchés tels que les hallucinations, les fous rires inextinguibles ou la vision kaléidoscopique. Visiblement, dans le cas d'Eliz, l'effet recherché était un sommeil profond.
Yerón posa la main sur la garde de Griffe.
– Dis-nous vite ce qu'il s'est passé, la pressa-t-il.
L'épée émit un gargouillis étrange.
- Oulà, ta main ! Ça chatouille ! Non, non, ça va, tu peux la laisser, je me sens moins coupée du monde comme ça. J'ai juste été surprise. Tu comprends, personne d'autre qu'Eliz ne m'a jamais touchée, je ne suis pas n'importe qu...
– Griffe ! Où est Saï ?! s'emporta Yerón, coupant court au radotage de l'arme.
– Enlevée. Je n'en sais pas plus. C'est tout ce qu'elle a crié.
Le jeune homme n'eut que le temps de se retourner pour voir Kaolan bondir par la fenêtre restée ouverte.
– Hé, attends ! protesta-t-il.
Peine perdue. Yerón ne prit que le temps de rallonger Eliz en lui glissant quelques mots rassurants. Puis bien que le petit griffon ne soit désormais plus un poids plume, le jeune homme attrapa Tempête qui avait visiblement la ferme intention de suivre le melin'melaou, et à son tour, il sauta par la fenêtre. Parce qu'après tout, quitter une pièce de la sorte n'était pas l'apanage des hommes-félins.
Kaolan était debout devant la porte de l'auberge, hésitant sur la direction à prendre. Yerón atterrit à côté de lui en douceur. Le jeune homme-félin ne put réprimer un sursaut de frayeur.
– Pas si mal pour un simple humain, n'est-ce pas ? commenta Yerón, assez content de lui.
– Peu importe, répondit Kaolan qui s'était repris. Par où aller ?
– Laissons-le faire, proposa Yerón en pointant Tempête qui s'était échappé de ses bras pour s'élancer dans la rue sans la moindre once d'hésitation.
Voyant qu'ils ne risqueraient pas de rattraper qui que ce soit s'ils restaient derrière le petit animal, le pwynys le reprit dans ses bras et s'éleva au-dessus des maisons.
– Accroche-toi, je t'emmène ! annonça-t-il à Kaolan.
– Sûrement pas, protesta celui-ci. Je te défends de me faire quelque chose d'aussi peu natur... aaah !
Soulevé de terre contre son gré, Kaolan perdit l'équilibre. Spectacle rare.
– Repose-moi maintenant ! siffla-t-il dès qu'il redevint maître de lui.
Yerón comprit vite qu'il ne pourrait pas les maintenir tous les deux en l'air pendant toute la poursuite, surtout si l'homme-félin luttait.
– Je te pose sur ce toit, prévint le pwynys, sachant que c'était un terrain qui convenait bien mieux à Kaolan.
Celui-ci crispa la mâchoire et lui jeta un regard assassin, mais ne protesta pas.
Ce fut ainsi qu'une poursuite fort peu conventionnelle s'engagea. Yerón se servait de Tempête comme d'une boussole pour orienter son vol au-dessus des maisons, tandis que Kaolan suivait, bondissant de gouttières en toits et de toits en cheminées.
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