12- "Cette tactique ne m'a pas emballée." 2/2

Lorsque Eliz arriva au bas des marches, elle s'immobilisa et la troupe l'imita. Garrett se tenait en face d'elle, le visage figé et la main crispée sur la poignée de son sabre.

L'escalier débouchait sur l'extrémité d'un corridor, exactement semblable à celui qu'ils venaient de quitter. Les résistants se tapirent contre les murs, la respiration suspendue et l'oreille tendue. Ils ne tardèrent pas à entendre des bruits de pas. Les ténèbres au bout du couloir furent percées par la lueur lointaine d'une lanterne.

Eliz et Garrett firent disparaître leur lame derrière leur dos pour en atténuer l'éclat. Un murmure de conversations commença à leur parvenir. La guerrière jeta un coup d'œil discret au coin du mur et compta six silhouettes qui approchaient. Silencieusement, elle se tourna vers ses compagnons et leur montra la paume de sa main grande ouverte avant de la refermer pour ne laisser que l'index étendu. Derrière elle, Esther acquiesça gravement puis se retourna pour faire remonter l'information. Un peu plus haut, Eliz aperçut le visage de Yerón, coincé entre Kay et Josi. Il était rigide d'inquiétude et ne la quittait pas des yeux. Elle lui avait attribué une garde rapprochée, chargée de le protéger dès qu'il serait amené à utiliser ses pouvoirs. Au vu de son expression, cette décision ne suffisait pas à le tranquilliser. Elle lui adressa un hochement de tête encourageant, puis se retourna. Le bavardage paisible de la patrouille était maintenant clairement audible.

Eliz affermit sa prise sur Griffe et se rassembla sur elle-même. Garrett l'imita.

Enfin, le premier homme arriva au bas des escaliers. Eliz attendit le dernier moment, elle attendit de voir sur son visage la stupeur et la panique se répandre.

Elle s'élança. Les deux colonnes foncèrent à sa suite, formant un étau qui se referma autour de l'escouade.

– Intr..., eut le temps de crier l'homme en tête avant qu'une épée ne s'enfonçât dans sa poitrine, transformant son appel en gargouillement d'agonie.

Eliz et Garrett abattirent leur arme sur les deux gardes qui fermaient la marche, sans leur laisser le temps de sortir leur épée de leur fourreau. Voyant ses compagnons tomber autour de lui, le soldat sulnite qui se trouvait au centre de la patrouille paniqua. Il se ramassa sur lui-même et bondit soudain. Un bond démesuré, impossible. Il sauta par-dessus la tête d'Eliz et s'enfuit dans le couloir. Éberluée, celle-ci se jeta à sa poursuite sans attendre. La masse des résistants se défit sans peine des autres gardes.

Yerón lutta pour s'extraire de la presse des combattants. Il avait vu Eliz s'éloigner à pleine vitesse et savait qu'elle aurait besoin de lui. Le soldat en fuite bondissait de façon parfaitement ridicule, mais extrêmement efficace pour les distancer. Il braillait de toute la force de ses poumons, sonnant le glas de l'infiltration furtive du palais royal. Yerón étendit la main pour le déséquilibrer d'une violente poussée. D'un nouveau bond, le Sulnite se mit hors de portée et l'effort du jeune homme échoua dans le vide. L'instant d'après, il n'avait plus qu'Eliz dans son champ de vision et fut obligé de renoncer.

Abandonnant toute idée de discrétion devant l'urgence de la situation, les résistants enfilèrent le couloir en courant à la suite d'Eliz et de Yerón, le son de leurs bottes battant les carreaux. Une porte s'entrouvrit sur leur passage. Un visage apeuré, surmonté d'une coiffe de nuit en dentelles, apparut dans l'entrebâillement.

– Service de Sa Majesté Hermeline Soltanhart ! lui rugit Jorg en passant.

La porte claqua vivement sur un glapissement de terreur.

Eliz courait derrière le Sulnite qui hurlait toujours. Elle savait que la discrétion n'était pas son fort, mais tout de même, elle aurait espéré passer inaperçue un peu plus longtemps.

– Eliz, accroche-toi ! entendit-elle Yerón crier derrière elle.

À peine eut-elle le temps de se demander à quoi elle devait s'accrocher qu'elle sentit une brusque poussée la décoller du sol. Catapultée par son élan et l'impulsion donnée par Yerón, Eliz s'envola vers l'avant, avalant la distance qui la séparait encore de sa cible. Elle atterrit sur ses pieds de justesse et reprit sa course au moment où le garde s'engouffrait dans les escaliers qui descendaient à l'étage inférieur.

Elle dérapa sur la première marche et se reçut contre la rambarde en pierre. Elle jeta un rapide coup d'œil en contrebas. L'escalier formait un U et elle vit le soldat dévaler la deuxième volée de marche. Eliz n'hésita pas. Prenant appui de sa main gauche sur la balustrade, elle bondit par-dessus et se laissa tomber sur le dos du fuyard, Griffe pointée vers le bas. Transpercé, l'homme s'effondra tête la première dans les escaliers. Eliz fut emportée par son élan. Elle bascula par-dessus sa victime et se vit entraînée dans le vide. Elle lâcha Griffe qui chuta avec fracas et parvint à se rétablir d'une culbute. Amortissant sa chute de son bras droit, elle se reçut lourdement sur les marches de pierres blanches. Elle resta un instant ainsi, endolorie et sonnée. Yerón fut le premier à la rejoindre tandis qu'elle reprenait son souffle. Les autres résistants suivaient, quelques pas en arrière.

Eliz se releva, au grand soulagement de Yerón qui pensait la retrouver tous les os brisés après l'avoir vu disparaître par-dessus la rambarde.

– On aura de la chance si tout le château n'est pas déjà sur le pied de guerre, soupira-t-elle en tâtant du bout des doigts le bleu qui s'étalait déjà sur son front.

– Raison de plus pour nous activer, intervint Robby, pioche à la main. Il est bien trop tard pour faire demi-tour, maintenant.

Les résistants descendirent les escaliers en toute hâte, jusqu'en bas, jusqu'à un nouveau corridor. Celui-ci était plus large et mieux éclairé. Eliz les entraîna sur la gauche. Au bout du couloir, la plupart d'entre eux, qui ne connaissaient pas le château s'arrêtèrent net, le souffle coupé. Les proportions du hall dans lequel ils venaient de déboucher n'avaient soudain plus rien à voir avec les pièces qu'ils avaient déjà traversées. Le plafond haut, en ogive, s'appuyait sur des piliers régulièrement espacés dont les chapiteaux étaient sculptés de feuilles et de fleurs stylisées. Sur leur gauche courait une balustrade de pierre taillée qui les séparait de l'étage inférieur. Les murs de pierres blanches étaient ornés en alternance de panneaux marquetés en relief et de fresques peintes. Quelques torches fixées au mur rendaient l'utilisation des lanternes inutile.
À l'exception d'Eliz et des anciens des Gardes Saphir et Céruléenne, les résistants ralentirent inconsciemment le pas.

– Dépêchez-vous ! les pressa Eliz.

Le claquement de leurs pas fut soudain amorti par un épais tapis recouvrant les dalles qui, à cet étage, formaient désormais un motif complexe. Sur leur droite, deux larges couloirs se croisaient, desservant les grandes pièces qui abritaient les quartiers de la famille royale. Eliz n'eut pas le temps d'exprimer son soulagement de voir les alentours dénués de toute présence sulnite, qu'un brouhaha de cris, d'appels et de martèlement de bottes envahit le hall. Une escouade d'une quinzaine de soldats grimpait quatre à quatre le large escalier courbe qui menait à l'étage inférieur.

– Les rebelles, ils sont là-haut ! cria l'un d'eux.
– Bloquez-leur le passage ! ordonna Robby. Esther, Garrett, avec moi en haut des marches !

Les trois résistants se mirent en position, soutenus par dix autres derrière eux.

Yerón courut vers la balustrade et appliqua une vive poussée sur les soldats en tête de la troupe. Déséquilibrés, ils basculèrent en arrière sur leurs compagnons, semant la panique dans les rangs.

En réponse, un carreau fusa aussitôt au-dessus de la tête du jeune homme. Jorg et Josi l'aplatirent à l'abri de la rambarde avec un bel ensemble. À travers les piliers, Yerón repéra les arbalétriers à l'arrière et entreprit de rompre les cordes de leur arme en priorité. Son bras droit se souvenait encore que trop vivement de la douleur que pouvait infliger un carreau.

La colonne sulnite avait fini par se reprendre, et les premiers gardes arrivèrent avec fracas au contact des résistants qui les attendaient en haut des marches. Une clameur s'éleva des deux partis tandis que les lames s'entrechoquaient.

Pressée par le temps, Eliz avait fait obliquer le reste du groupe avec elle. Ils atteignaient le croisement entre les deux allées qui menaient aux appartements royaux lorsqu'une cavalcade retentit soudain dans un couloir transverse. Une nouvelle escouade de soldats sulnites sortit des ombres au pas de course. Leur chef cria un ordre et la colonne se rabattit vers les résistants en haut de l'escalier pour les prendre à revers. Eliz s'arrêta net. Si elle n'agissait pas, le groupe de Robby allait se faire massacrer. Toutefois, chaque minute qu'ils perdaient à affronter les gardes risquait de profiter à la fuite du prince. Et si celui-ci parvenait à s'enfuir, tous leurs efforts auraient été vains.

Wolfang lui toucha l'épaule.

– Vas-y, dit-il. Va mettre la main sur le prince, nous, on va aider les autres.

Il n'y avait guère d'autre choix. Eliz le regarda dans les yeux et hocha brièvement la tête avant de partir en courant.

– Avec moi, les gars ! brailla Wolfang.

Mené par le bûcheron, le deuxième groupe de résistants s'abattit sur les renforts sulnites.

Arrivée au bout de l'allée, Eliz hésita devant les deux portes de chêne ouvragées qui se découpaient de part et d'autre. Elle réfléchit rapidement. Le gouverneur Eskandar s'était installé le premier, il avait dû prendre les appartements du roi, inoccupés depuis moins longtemps que ceux de la reine. Le prince devait se trouver dans les quartiers de la reine. Priant pour que son raisonnement fût bon, elle se jeta contre la porte de gauche.

***

Quand Yerón entendit les cris de la deuxième patrouille sulnite qui les chargeait pour les prendre à revers, il comprit très vite que sa contribution serait essentielle pour éviter un bain de sang. Un vif mouvement de son bras rassembla les meubles qui ornaient le hall. Chaises, coffres et fauteuils glissèrent sur les dalles pour se jeter sous les jambes des soldats. Les premiers trébuchèrent et leurs camarades, emportés par leur élan, culbutèrent par-dessus leur tête dans un chahut inimaginable. Si la manœuvre eut le mérite de clairsemer les troupes sulnites, elle ne suffit pas. Les plus agiles esquivèrent les meubles en furie, les plus forts broyèrent leur bois fragile pour se libérer de leur étreinte.

Les résistants menés par Wolfang, qui arrivaient juste derrière eux, mirent à profit sans hésiter ces quelques secondes de chaos. Leurs armes s'abattirent sur les soldats encore debout et la mêlée bascula dans l'anarchie.

Après le mobilier, ce fut les tapis qui semblèrent se rebeller contre l'occupant. Comme animés d'une vie propre, ils ondulaient et se pliaient au gré de la volonté de Yerón, pour entraver les jambes des gardes et les déséquilibrer.

Wolfang, armé d'une hache qu'il maniait à deux mains sans aucun respect pour sa sécurité, faisait le vide autour de lui à grands moulinets. Son élan l'entraîna devant un garde plus grand que lui. L'homme eut un sourire malveillant et lui envoya sa masse en plein visage. Alors que l'arme allait percuter son crâne, une peau de mouton venue de nulle part s'érigea en écran entre lui et son adversaire pour absorber le coup et envelopper l'arme.

– Faites un peu attention ! protesta Yerón qui avait dû mettre toute son énergie pour dévier la masse.

En l'absence d'Eliz, le jeune homme ne pouvait s'empêcher de se sentir responsable de la sécurité de bûcheron.

Pendant que Yerón était ainsi occupé à protéger leurs arrières, l'escouade dans les escaliers gagnait du terrain. La première, Esther tomba, mortellement blessée. Garrett brailla toutes les injures de son répertoire, pourtant il dut reculer. Le front que présentaient les résistants se craquela et les Sulnites les enfoncèrent.

Le jeune homme fut contraint de réaliser la proximité du danger lorsque Jorg et Josi croisèrent leur dague avec un cri d'alarme pour bloquer l'épée d'un des gardes qui l'avait pris pour cible. Tandis que les jumeaux débordaient l'homme et l'achevaient, Yerón recula en toute hâte pour s'éloigner des combats. Malheureusement, plusieurs soldats l'avaient vu agiter les bras dans le vide. Ils avaient vite compris que se débarrasser de lui signifierait mettre fin aux phénomènes étranges qui les frappaient. Le jeune homme fit sauter en catastrophe plusieurs armes des mains de leur propriétaire. Elles tombèrent en tintant sur les carreaux. Jorg et Josi revinrent se placer en position défensive devant lui. Yerón profita de cet instant de répit pour embrasser du regard tout le hall, à la recherche d'un élément qui lui permettrait de donner un avantage décisif aux résistants. Ses yeux s'attardèrent sur les torches qui fumaient dans leur support. S'il mettait le feu au palais, Hermeline et Eliz l'étriperaient probablement de leurs propres mains. Mais avec un peu de maîtrise et de contrôle, peut-être le feu pourrait-il se révéler un allié précieux.

Yerón se jeta à l'abri d'un coffre marqueté. Il joignit ses mains pour former une sphère. Il fit enfler la flamme de la torche la plus proche de lui puis la divisa. Le feu était un élément instable et capricieux, aussi sa manipulation nécessitait-elle une intense concentration. Le jeune homme avait dû se fermer à tout ce qui n'était pas sa perception de la petite boule de flamme. Elle flottait mollement tandis qu'il l'attisait avec la plus grande des prudences.

– Yerón, Yerón, attention !

L'appel de Josi, insistant et désespéré, arracha Yerón à sa concentration. La jeune femme avait été séparée de son frère et se retrouvait aux prises avec un soldat bien plus fort qu'elle. Profitant que les protecteurs du Pwynys s'étaient éparpillés dans la mêlée, un homme imposant fonçait sur lui, sabre au poing. Yerón étendit la main devant lui pour le repousser. Toutefois, même s'il avait rompu le contact visuel avec la boule de feu, il refusait de la laisser lui échapper. Ces deux efforts simultanés étaient plus qu'il ne pouvait se permettre. Le soldat ralentit à peine sa course. Encore deux enjambées et il fut sur lui. Le Sulnite brandit son arme à deux mains. Yerón entendit un léger sifflement passer au-dessus de sa tête, suivi d'un craquement. L'homme s'immobilisa net. Une tache de sang fleurit sur son front et il s'écroula en arrière. Stupéfait, Yerón se retourna. Il vit, dissimulé dans les ombres du couloir par lequel ils étaient arrivés, la silhouette de l'Anguille qui lui adressa un signe de victoire, avant de farfouiller dans sa poche pour recharger sa fronde.

Yerón souffla de soulagement et leva le pouce vers le garçon en remerciement. Une légère odeur de brûlé lui rappela soudain sa boule de feu en préparation. En se retournant, il la chercha des yeux avec affolement et vit qu'elle avait disparu. Il gémit entre ses dents en constatant que celle-ci s'était laissée tomber sur un tapis en laine. Elle s'y étalait en le léchant avec enthousiasme. Le jeune homme rassembla les flammes en toute hâte. Ils étaient en suffisamment mauvaise position pour ne pas avoir à gérer, en plus, un début d'incendie.

Tandis que Yerón reprenait la maîtrise sur la boule de flamme qui ne demandait qu'à en faire à sa tête, les projectiles tirés par l'Anguille sifflaient au-dessus de lui, cueillant les Sulnites en plein visage ou frappant leurs mains pour leur faire lâcher leur arme. Enfin, Yerón fut satisfait de son œuvre. La sphère de flammes qu'il avait assemblée était assez dense et prête à l'utilisation. Il revint à la réalité du combat pour voir Sulnites et Rivenz engagés dans un violent corps à corps. Il devait se montrer prudent. Il préféra élever la boule rougeoyante au-dessus du champ de bataille.

Josi était acculée contre la rambarde de pierre, dominée par un Sulnite aux épaules larges. Yerón n'hésita plus. Il détacha une petite portion de sa boule de feu qu'il projeta directement sur l'avant-bras du garde. Le baiser brûlant du feu le fit sursauter, puis il hurla. Tandis qu'il entreprenait d'éteindre le feu qui rongeait son uniforme à grandes claques sur son bras, Josi se dégagea et le poignarda de sa dague. Satisfait de sa diversion, Yerón réitéra sa performance, et ce fut bientôt une dizaine de traits de feu qui fusèrent pour embraser vêtements et cheveux. L'air s'emplit d'une fumée âcre, alors que les cris des Sulnites incrédules retentissaient, de plus en plus désespérés.

– Allez ! La victoire nous tend les bras ! hurla Garrett dont le sabre flamboyant se couvrait de sang. Riven ! Riven !

Galvanisés, les résistants répétèrent son cri et redoublèrent de vigueur.

Malgré son contentement de voir les Rivenz reprendre l'avantage grâce à lui, Yerón ne put s'empêcher de remarquer qu'Eliz avait disparu depuis bien trop longtemps.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top