12- "Cette tactique ne m'a pas emballée." 1/2
« Cette tactique ne m'a pas emballée. J'aurais préféré rester avec Améthyste
pour lui montrer nos prouesses. »
Griffe Écarlate, épée cabotine.
Saï était accoudée au bastingage, non loin de Kaolan. Yerón était venu les rejoindre peu après. Avec l'aide de Tempête, repérer les résistants qui les attendaient sur la côte n'avait été qu'une formalité. Saï sentait leur masse qui s'émerveillait et chuchotait à mi-voix dans son dos. L'aéronef était-il seulement conçu pour supporter autant de monde ? Elle se mordit les lèvres et gratta nerveusement de ses ongles les rainures du bois rugueux sur lequel elle s'appuyait.
Fin croissant sur l'horizon, la lune se levait tout juste. La nuit était-elle très avancée ? La jeune fille n'en avait plus aucune idée, elle avait complètement perdu la notion du temps. Une chose était sûre, la récupération de l'aéronef les avait beaucoup retardés, et ils devaient se hâter s'ils désiraient profiter des ténèbres pour prendre les occupants du château par surprise. Elle examina le profil songeur de Yerón. Que pouvait bien penser son ami de tout ça ? Il n'avait jamais manifesté un grand attrait pour l'aventure et le danger. Sentant son regard scrutateur, il se tourna vers elle.
– Je suis mort de peur, lui dit-il avec un sourire éclatant.
Saï ne put s'empêcher de pouffer à cette démonstration de franchise.
– Et tu me dis ça comme ça ? Tu ne fais même pas semblant ?
Yerón secoua la tête.
– Je vois bien que tu es nerveuse, ajouta-t-il. Je cherchais ce que je pouvais te dire de réconfortant. Sauf que tout sonnerait faux tellement je suis terrifié.
– Tu crois qu'on est les seuls abrutis à avoir peur ? Que les autres sont tous excités à l'idée d'en découdre ?
– Tout le monde a peur, intervint la voix distante de Kaolan. J'ai peur. Ne pas réaliser le danger qui nous attend serait inconscient.
Dans la cabine de pilotage, Razilda était aux commandes de l'aéronef. À mesure qu'ils s'approchaient du palais royal, la tension montait, et les discussions cessaient peu à peu. Yerón s'assit en tailleur contre le mât. Il respira profondément et fit le vide autour de lui. Il visualisa la masse du vaisseau et l'engloba dans une sphère qui étouffait les sons. Il y parvint à grand-peine, l'aéronef était grand et certaines parties s'étendaient hors de son atteinte.
Vu du ciel, le palais royal dessinait un simple carré. Le bâtiment principal qui faisait face à la ville était le plus imposant. Deux tours rondes et majestueuses le flanquaient. Ce qui n'empêchaient pas quelques tours plus petites de saillir ça et là, entourées de terrasses ou, en surplomb, accolées à l'angle d'un étage. Les toits d'ardoise bleue soulignaient avec élégance la blancheur des murs. De chaque côté, les ailes est et ouest s'élevaient moins haut, mais étaient également coiffées de terrasses et encadrées de petites échauguettes. Elles se prolongeaient par l'enceinte qui protégeait les jardins.
Les résistants, massés contre le bastingage, contemplaient ce spectacle dans un silence grave. Si le château était familier à la plupart d'entre eux, aucun ne l'avait jamais abordé sous cet angle. Pour bénéficier de l'effet de surprise et échapper aux yeux des sentinelles, ils s'étaient approchés à haute altitude. Ce n'était que maintenant qu'ils se trouvaient à l'aplomb de la tour sud-est que Razilda avait amorcé la descente. Les groupes s'étaient formés devant les échelles encore enroulées. Saï avait remis son casque et enfourché Tempête. Kaolan se tenait auprès d'eux.
– Est-ce que Tempête est d'accord ? demandait-il à la jeune fille.
Celle-ci hocha la tête en réponse.
– Parce que c'est toi, et parce que ça ne durera pas.
Kaolan gratta longuement le front du griffon.
– Merci, Tempête, dit-il. Tu verras, je ne suis pas bien lourd. Grâce à toi, j'arriverais à débusquer plus facilement les sentinelles dissimulées.
Il grimpa alors derrière Saï, et posa son arc en travers de ses genoux. La jeune fille se tourna vers lui pour lui adresser un signe de tête grave.
– Accroche-toi bien à moi, dit-elle, tu n'es pas du tout harnaché comme il faut.
Eliz qui circulait entre les groupes entendit cette conversation. Elle sourit et tenta d'étouffer la brusque bouffée de tendresse qui naquit dans sa poitrine. Voyant que tout le monde était prêt, elle entra dans le poste de pilotage pour prendre la relève de Razilda. Son équipe serait la première à passer à l'action.
– Il va être temps, annonça-t-elle.
Razilda hocha gravement la tête et lui céda la place. Eliz saisit le gouvernail et ses mains se crispèrent sur le bois poli. Le regard fixé sur la nuque de son amie qui s'éloignait, elle sentit son cœur se serrer, envahi d'une sombre appréhension.
Razilda se retourna pour fermer la porte et leurs yeux se trouvèrent. Elle inspira nerveusement. Après une seconde d'hésitation, elle revint sur ses pas, droit vers Eliz. Elle la saisit par l'épaule et se pencha vers elle. Ses lèvres tracèrent une ligne sur sa tempe avant de murmurer à son oreille :
– Fais bien attention à toi.
Puis elle la lâcha et s'en fut. L'instant fut si bref qu'Eliz se demanda presque si elle n'avait pas rêvé.
– Toi aussi, eut-elle tout juste le temps de répondre d'une voix étouffée avant que la porte ne claquât.
***
Razilda, penchée sur le bastingage, observait les tours du château qui se rapprochaient sous eux. Lorsqu'elle jugea que l'altitude de l'aéronef était suffisante, elle leva une main et Eliz immobilisa l'appareil. Les échelles furent déroulées sur chacun des flancs. Elle s'y engagea la première. Derrière elle suivaient deux anciens gardes, puis Jill. De l'autre côté, c'était une Jenna étonnamment décidée qui ouvrait la marche.
Razilda descendait l'échelle qui oscillait sous leur poids combinés. À quelques barreaux de la fin, elle s'arrêta, affermit sa prise d'une main et dégaina sa main-gauche. Elle observa quelques secondes le va-et-vient des sentinelles sur le rempart en dessous d'elle et l'emplacement des torches. Elles n'étaient que deux dans cette portion. Elle adressa un signe à Jenna, suspendue à la seconde échelle de l'autre côté de l'aéronef, puis elle se laissa tomber. Elle atterrit souplement sur le chemin de ronde, derrière l'un des deux soldats. Celui-ci, alerté par le déplacement d'air, posa la main sur la garde de son arme et se retourna. Avant qu'il ait pu dire un seul mot, Razilda lui transperça la gorge de sa main-gauche. Quelques toises plus loin, Jenna l'avait imitée. Se mouvant dans les ombres avec aisance, elle s'était défaite de l'autre garde tout aussi silencieusement. Les autres résistants les avaient rejointes, et ils étaient maintenant huit à évoluer à pas feutrés, pliés en deux pour échapper aux regards des autres sentinelles. La petite escouade se sépara en deux groupes, comme il avait été planifié.
– Vous continuez sur les remparts, souffla Razilda à la première équipe. Vous autres, avec moi dans la tour nord-est !
Elle ouvrit la marche dans les escaliers en colimaçon qui grimpaient dans la tour. Améthyste vibrait dans sa main, impatiente. Soudain, des éclats de voix retentirent au-dessus d'eux. Razilda grimaça. Manifestement, c'en était déjà fini de leur invisibilité. Un raclement de bottes se fit entendre sur les pierres des marches. D'un geste impérieux, elle intima au reste du groupe derrière elle de se plaquer contre les murs. Deux soldats apparurent.
– Alerte ! Des intrus ! criaient-il à pleins poumons.
Razilda fonça sur le second, et d'un geste sûr, lui transperça la poitrine.
– On se tait, intima Améthyste alors que l'homme s'écroulait dans les escaliers.
Derrière elle, les autres avaient disposé du premier aussi promptement qu'elle-même. Ils enjambèrent les corps et continuèrent jusqu'au sommet de la tour.
Razilda poussa précautionneusement la porte et glissa un regard prudent sur la plateforme qui cerclait la tour. Un double sifflement déchira le silence, suivi d'un cri et d'un bruit de chute. Un choc mat ébranla le bois du battant, à quelques pouces de son visage.
Un carreau y vibrait.
Elle déglutit. Un peu plus loin, un garde sulnite était allongé de tout son long, à côté d'une arbalète. Une flèche était plantée dans son dos. Dans la timide lueur des étoiles, Razilda vit Tempête qui tournoyait autour du sommet de la tour. En croupe derrière Saï, Kaolan lui fit un signe de la main auquel elle répondit avec reconnaissance.
Tempête s'éloigna de la tour nord-est. Kaolan encocha aussitôt une nouvelle flèche et fouilla la nuit de son regard perçant. Le deuxième groupe abordait maintenant la section nord des remparts. Les sentinelles avaient entendu du vacarme et elles étaient désormais en alerte. Il repéra Jill, abritée derrière une pile de caisses. Elle banda son arc et décocha une flèche qui, au terme d'une superbe trajectoire en cloche, alla s'enfoncer dans la gorge d'un garde qui se trouvait à l'autre bout du rempart. En réponse, un carreau vint s'enfoncer dans les planches de la caisse qui la protégeait. Jill bondit hors de son abri. Un deuxième carreau siffla et transperça son mollet. La jeune femme s'abattit en avant.
Saï réprima un cri d'inquiétude. Kaolan chercha aussitôt des yeux la source du tir. Il identifia rapidement une petite échauguette accolée à la tour nord-est. Il banda son arc et sa flèche fusa par l'étroite meurtrière.
– Prends de la hauteur ! Ne restons pas au milieu, ordonna-t-il.
Tempête obtempéra et Kaolan dut se retenir à la taille de Saï pour ne pas glisser. Dès que le griffon se stabilisa, le jeune homme envoya une nouvelle flèche par la meurtrière, espérant que ce serait suffisant pour éliminer le tireur embusqué.
Des cris d'alarme retentissaient de loin en loin, et de petites escouades arrivèrent en renfort sur les remparts. Avec régularité, les flèches de Kaolan fauchaient les soldats. Grâce à sa protection, les résistants au sol purent progresser sans se faire déborder par les effectifs sulnites.
– Je ne vois pas Razilda, s'inquiéta Saï.
– Elle doit être en train de redescendre de la tour. Dis-moi si tu repères quoi que ce soit qui m'a échappé.
– Aucune chance, grommela Saï, je suis loin d'y voir aussi bien que toi.
Tempête plongea soudain, pour remonter en quelques coups d'aile. Des traits sifflèrent autour d'eux. En quelques flèches bien placées, Kaolan élimina ceux qui les avaient pris pour cible. Il tâtonna dans son carquois pour encocher la suivante.
– Je n'ai plus beaucoup de flèches, annonça-t-il. Quand je serai à sec, laissez-moi sur la tour nord-ouest. Il doit rester des Sulnites à éliminer par là-bas.
Saï hocha gravement la tête. Elle promena un regard soucieux sur le chaos qui régnait désormais sur les remparts puis elle se retourna vers la silhouette de l'aéronef accrochée au bâtiment principal. Pourvu que l'équipe d'Eliz traçât son chemin sans difficulté...
***
Après avoir largué le premier groupe d'infiltration, l'aéronef reprit de l'altitude et se stabilisa au niveau de la tour sud-ouest, au-dessus de la cour intérieure. Eliz bloqua le gouvernail. Dehors, Garrett et Wolfang déroulaient la grosse ancre d'amarrage. En la balançant, ils réussirent à l'accrocher aux pierres d'une robuste balustrade. Ils réitérèrent leur exploit avec la seconde ancre.
– C'est à nous, annonça Eliz en enjambant le bastingage pour se suspendre à l'échelle.
Elle la descendit rapidement et sauta sur la terrasse qui entourait la coupole vitrée du jardin d'hiver. Elle posa un pied sur le dernier barreau pour stabiliser l'échelle de corde et jeta un regard soucieux en contrebas. Elle devinait la progression de ses compagnons dans les ombres et pria pour leur réussite.
Lorsque tous les résistants restants eurent abandonné le vaisseau, ils se massèrent autour de la porte en verre qui menait à l'intérieur. À travers les vitres, ils apercevaient des bancs placés entre des bosquets d'arbustes ornementaux. De grosses fougères appuyaient leurs frondes contre les parois, obstruant partiellement la vue.
Comme Eliz leur avait intimé de ne rien casser, L'Anguille s'était collé devant la porte et observait le loquet qui la fermait de l'intérieur.
– Laissez-moi faire, dit-il en fouillant dans ses poches.
– Pas le temps, répondit Yerón en passant sa main devant la vitre.
Le verrou pivota tout seul et libéra la porte. L'Anguille laissa échapper un sifflement frustré entre ses dents tandis que tous s'engouffraient dans le jardin d'hiver, pressés de disparaître. La lueur des lanternes sourdes balaya une grande pièce hexagonale dont l'usage était réservé à la famille royale et à ses invités. Hormis le toit en coupole et les six larges piliers qui marquaient chaque angle, les parois étaient entièrement constituées de panneaux de verre ajustés les uns contre les autres. Par endroit, ils formaient des motifs géométriques qui n'empêchaient pas de profiter d'une vue panoramique aussi bien sur la ville que sur la mer. L'intérieur était surchargé d'orangers, de citronniers en pot, de mimosas qui tendaient vers eux leurs lourdes grappes jaunes à l'odeur entêtante. Des pots étaient suspendus au plafond par des chaînes. Certains débordaient de fleurs violettes qui semblaient vouloir rejoindre le sol, d'autres arboraient des bouquets arrondis de petites fleurs blanches disciplinées.
Autant dire que la progression d'une vingtaine d'individus dans cet espace confiné n'alla pas sans mal. Alors qu'Eliz atteignait l'escalier en colimaçon qui s'ouvrait dans un des coins du jardin, un fracas remplit la pièce. Tous les regards se tournèrent vers le pot brisé qui roulait encore, déversant la terre qu'il contenait. Puis, accusateurs, ils remontèrent vers les personnes les plus proches de l'objet du délit.
– C'est pas moi ! soufflèrent en même temps Jorg et Josi en levant les mains.
Eliz les foudroya du regard et posa un doigt impératif sur sa bouche. Puis, avant de s'engager dans l'escalier, elle dégaina Griffe dont la lueur blafarde illumina les murs de pierre. Elle descendit prudemment, marche par marche, s'arrêtant de temps à autre pour tendre l'oreille. Aucun bruit. Elle n'entendait que les battements de son propre cœur dans sa poitrine. L'escalier débouchait à l'extrémité d'un long couloir qui s'étendait d'est en ouest dans tout le bâtiment principal. C'était maintenant qu'ils allaient se mettre en danger. Ils n'avaient aucune idée de l'emplacement des gardes, des rondes, ni même de la position actuelle du prince. Ils allaient devoir improviser.
Tout le mur sud était percé d'une série de fenêtres rondes qui offraient une vue plongeante sur la ville. En face, une dizaine de portes s'ouvraient sur les appartements réservés aux invités dont la qualité n'était pas assez élevée pour leur permettre la proximité avec la famille royale.
Sur la dernière marche de l'escalier en colimaçon, Eliz s'immobilisa et se plaqua contre le mur, aux aguets. Elle glissa un coup d'œil discret dans le couloir. Il était désert. Elle fit un signe à ses compagnons et s'y engagea. Sans hésiter, elle tourna à droite, entraînant sa troupe à sa suite. Tous essayaient d'étouffer le bruit de leurs bottes sur les grands carreaux bleus et blancs, toutefois ils étaient trop nombreux pour se déplacer réellement en silence.
L'Anguille remonta la colonne et tira Eliz par un pan de sa tunique.
– On fait trop de bruit, Cap'taine, lui murmura-t-il. Si vous voulez, je pars en éclaireur. Vous nous avez tout bien expliqué où sont les quartiers royaux, j'peux aller voir si la voie est libre.
Eliz se mordit les lèvres, hésitante, pourtant le gamin avait raison.
– J'me suis jamais fait prendre ! ajouta-t-il avec fierté.
– D'accord, vas-y. Sois prudent.
Eliz avait à peine fini sa phrase, que le garçon filait déjà dans l'escalier qui descendait à l'étage inférieur. L'escouade poursuivit son avancée, plus lentement. Ils firent une pause en haut des marches. Eliz fouillait des yeux l'obscurité vers laquelle les degrés s'enfonçaient. Rien ne paraissait troubler la tranquillité des lieux. Si ce n'était leur troupe. La guerrière décida d'attendre le retour du jeune éclaireur. Elle s'appuya sur la rambarde de pierre, songeant à quel point il lui était douloureux de se faufiler ainsi dans le palais, comme une voleuse. Mais quel autre choix avait-elle ? Elle commençait à s'inquiéter sur le compte de L'Anguille quand elle le vit brusquement déboucher dans l'escalier, hors d'haleine. Elle ne l'avait pas entendu arriver.
– Une patrouille se dirige vers ici, souffla-t-il. Ils sont six.
L'information remonta le long de la colonne que formaient les résistants, adossés au mur du couloir. Eliz fit venir en tête les combattants les plus aguerris. Garrett, Esther et Kay lui emboîtèrent le pas alors qu'elle s'engageait dans l'escalier. Elle resserra sa prise sur la poignée de Griffe. Tant pis pour la clarté générée, elle devait être prête. Sur un signe qu'elle fit, les résistants se divisèrent en deux colonnes qui encadrèrent l'escalier. Ce fut dans cette formation qu'ils entamèrent la descente.
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