11- "Un petit échauffement." 1/2

« Ça nous a permis de nous échauffer un peu avant de passer aux choses sérieuses. »
Kaolan, passé maître en matière d'adaptation.


– Comment ça, annuler la mission ? s'étrangla Eliz. Qu'est-ce qui se passe ?

Un murmure inquiet s'éleva du groupe et tous se rapprochèrent d'Orage qui fut bientôt complètement encerclée.

– On a parlé à plein de monde en ville, expliqua la jeune femme sans se démonter. Des anciens de la Garde Azur, mais aussi des anciens serviteurs du palais. Ils nous ont donné quelques informations sur ce qu'il s'y passait. Depuis que le prince Isfarak s'est installé, pas mal de choses ont changé. Il est venu avec sa propre suite, donc beaucoup de serviteurs ont été remerciés. Les allées et venues du public dans le château sont plus strictement contrôlées qu'avant.

– D'accord, mais en quoi ça devrait nous faire annuler la mission ? s'impatienta Eliz.

– Laissez-moi finir. Après la récupération de Soleil Triomphant, il y a eu du remue-ménage dans le château. Les Sulnites étaient sur les dents. Ils tapaient sur les murs, cherchaient dans les cheminées... Nous avons appris de la bouche d'un des jardiniers qu'il y a eu beaucoup d'effervescence dans les jardins, particulièrement dans le grand labyrinthe. Il les a vus transporter de gros blocs de rochers. Quand l'agitation est retombée, il est allé voir et il a constaté qu'ils avaient détruit un vieux puits qui se trouvait au centre, et qu'ils l'avaient recouvert de pierre. C'est bien par ici que vous nous aviez dit qu'on pénétrerait dans le château, n'est-ce pas ?

À mesure qu'Orage parlait, Eliz pâlissait.

– Le puits est comblé ? répéta Razilda. Vous en êtes sûrs ?

Orage hocha lentement la tête.

– Dès qu'on l'a su, je me suis dépêchée de ressortir de Riven pour vous prévenir. J'avais peur que vous soyez déjà partis.

– Vous n'avez pas eu l'air d'avoir eu du mal à entrer et sortir de la ville, demanda Robby soupçonneux. Comment c'est possible ?

À la lueur des lanternes, Orage dévisagea avec hauteur cet homme qu'elle ne connaissait pas et qui lui demandait des comptes.

– Ils ne ferment les portes qu'à la tombée de la nuit, j'ai pu sortir juste avant, se justifia-t-elle d'un ton froissé. Ils ne peuvent pas les garder fermées, sinon c'est la famine assurée pour les habitants de la ville, et les Sulnites veulent paraître bons et généreux, n'est-ce pas ? À l'entrée, les gardes cherchent essentiellement des Armes de Loyauté et quelques personnalités dont on leur a fait la description. La princesse et son frère, le capitaine Feuerbach, vous aussi Capitaine, avec certains de vos amis.

La jeune femme s'interrompit et ébouriffa ses cheveux courts, navrée d'être ainsi messagère de mauvaise nouvelle. Plusieurs résistants s'assirent par terre avec résignation tandis que les meneurs de l'expédition se rassemblaient.

– Pourquoi ne pas essayer d'escalader la falaise, proposa Razilda, nous l'avons déjà fait.

– Trop dangereux, répondit Robby. Y'en a trop qui en seront pas capables. On serait plus qu'une poignée une fois en haut.

– Et pourquoi ne pas aller voir dans le tunnel ? intervint Yerón. Je pourrais peut-être débloquer le puits ?

Eliz commença à hocher la tête, tentée par la suggestion.

– Nous n'avons aucune idée de la manière dont ils l'ont comblé, argua Razilda. Il y a peut-être des gardes en bas du tunnel, des grilles, ou alors ils ont arraché les barreaux de l'échelle ou rempli le puits de pierres. Tu penses que tu serais capable de trouver une solution à tout ça ?

Yerón frictionna ses mains, mal à l'aise.

– Je ne peux rien promettre tant que je ne m'en suis pas rendu compte par moi-même, confessa-t-il.

– Dans ces conditions, c'est non, trancha Robby. J'engage pas mes gens dans une entreprise incertaine.

– Alors quoi ? s'écria Jorg en se relevant. On va repartir comme ça ? La queue entre les jambes ? Sans rien avoir tenté ?

Des grommellements appuyèrent l'indignation du jeune homme. Sa sœur lui attrapa le bras pour le faire rentrer dans le rang.

– Tais-toi donc, lui souffla-t-elle. Qu'est-ce que tu veux faire ? Grimper par la falaise ? Si tu as un meilleur plan, tout le monde t'écoute !

Nullement échaudé de s'être ainsi fait rabrouer, Jorg sourit soudain triomphalement.

– Nous avons un splendide griffon à nos côtés, dit-il. Il pourrait nous déposer les uns après les autres au sommet de la falaise. Et il paraît que le copain pwynys de la capitaine Drabenaugen peut nous faire voler aussi. Voler, c'est la meilleure solution ! Les Sulnites ne s'attendront jamais à nous voir débarquer par la voie des airs.

Jorg semblait fort satisfait de son idée. Saï s'avança en hésitant.

– Je suis désolée, mais Tempête n'acceptera pas de prendre n'importe qui sur son dos, s'excusa-t-elle.

– Et je n'aurais jamais la force de faire plus de vingt trajets jusqu'en haut de la falaise, ajouta Yerón avec embarras.

Un murmure de déception parcourut les résistants.

– Nous ne devons pas nous reposer sur leurs pouvoirs, comme s'ils nous étaient acquis, les tança alors Eliz qui ne voulait pas que ses amis se sentent coupables. Nous devons trouver nos propres solutions.

Elle s'assit lourdement sur un rocher et se passa les mains sur le visage.

– Repousser l'opération est toujours possible, mais nous n'avons pas plus de quelques jours de marge, dit-elle. Si l'armée retourne en ville, victorieuse ou pas, ça nous compliquera énormément les choses. Orage, qu'est-ce que tu pensais faire ? Tu restes avec nous ?

La jeune femme se gratta la joue avec hésitation.

– J'aurais préféré retrouver Faucon, j'ai peur qu'il fasse des bêtises.

– Des bêtises ? s'étonna Eliz. Ça ne lui ressemble pas, il est plutôt prudent en général.

– Oui, mais là, il y a cette espèce de machine bizarre sur les quais et il est complètement fasciné, expliqua Orage. Je veux éviter qu'il se mette dans la tête de traîner un peu trop autour d'elle.

Derrière eux, à la lueur des lanternes posées dans le sable, Robby discutait de nouvelles idées avec les résistants qui refusaient de rentrer au camp sans avoir rien tenté. Yerón se détourna de leur débat, bien plus intéressé par les informations données par Orage.

– Comment ça, une machine bizarre ? demanda-t-il avidement.

– Ça ressemble à une espèce de bateau, mais c'est suspendu par un gros truc rond, comme un énorme ballon. Les gens disent qu'il est venu en volant à travers la mer. Moi, je trouve ça difficile à croire. Les Sulnites sont arrivés à l'intercepter et ont capturé son équipage.

Abasourdie, Eliz regardait tour à tour ses amis qui s'étaient rapprochés et affichaient le même ébahissement qu'elle-même.

– Vous comprenez la même chose que moi ? leur demanda-t-elle.

– Lyssa et son père sont prisonniers des Sulnites ? s'alarma Saï qui n'avait pas besoin d'être beaucoup poussée pour établir des connexions. Il faut absolument aller les sauver !

– Pourquoi seraient-ils revenus à Riven'th ? Ça n'a pas de sens, raisonna Razilda.

Cependant, elle ne pouvait cacher sa préoccupation. Après tout, c'était elle qui les avait impliqués dans cette histoire.

– On ne peut pas savoir avec certitude s'il s'agissait bien d'eux à bord, fit valoir Yerón. Pourtant, je suis persuadé qu'il n'existe pas deux machines semblables dans le monde. Ce que nous décrit Orage ne peut qu'être l'aéronef de Maître Ornwell.

– Vous savez ce que c'est ? s'étonna Orage. Vous connaissez cette machine ?

Eliz acquiesça et lui expliqua rapidement que c'était grâce à elle qu'ils avaient pu rejoindre Riven'th depuis Jultéca, détail qu'elle n'avait jamais narré aux résistants, craignant que ça ne l'aidât en rien à asseoir sa crédibilité.

– Alors ce truc vole vraiment ? dit Orage, sidérée. Faucon va pas me croire quand je vais lui raconter ça.

– On l'a même déjà piloté, ajouta Eliz avec amusement, oubliant brièvement le poids sur ses épaules.

Comme saisie par une idée, Razilda laissa échapper une inspiration sonore.

– L'appareil avait-il l'air abîmé ? demanda-t-elle, pressante. Est-ce qu'il flotte ou est-ce qu'il est au sol ?

– Euh, il y a quelques cordages qui pendouillent, répondit Orage. Il avait l'air d'avoir essuyé un mauvais grain. Mais il flotte encore, il est retenu au sol par de gros filins.

Razilda se mit à marcher en tapotant sa bouche du bout de ses doigts.

– Et si, comme Jorg l'a suggéré, nous attaquions le palais royal par la voie des airs ? proposa-t-elle avec un fin sourire.

Kaolan couvrit ses yeux de sa main tandis que Saï et Yerón échangeaient des regards excités.

– Le plus dur sera de voler l'aéronef sans alerter toute la ville, dit Eliz lentement. Mais j'aime beaucoup cette idée.

Satisfaite, Razilda lui décocha un clin d'œil matois. Attiré par le fumet irrésistible d'un plan en pleine ébauche, Robby la Pioche vint rejoindre le petit groupe.

– Vous avez trouvé ? Parce que nous, on sèche, déclara-t-il avec contrariété.

Il fut aussitôt mis au courant de la nouvelle piste qui se dessinait. Il hocha plusieurs fois sa tête grisonnante.

– Et vous comptez rentrer en ville comment ? demanda-t-il. Les portes sont fermées et vous êtes recherchés.

– Pourquoi pas par le port ? suggéra Yerón. Nous avions déjà prévu de passer par la mer et nous avons des barques à notre disposition.

– Il faut limiter notre nombre, intervint Kaolan. Cinq barques ne passeront jamais inaperçues si le port est gardé.

– Alors nous irons seuls et nous reviendrons avec l'aéronef chercher le reste du groupe qui nous attendra par ici, proposa Eliz. En ce qui concerne le palais, nous l'attaquerons par les hauteurs, en nous introduisant par les terrasses. Le plan restera à peu près le même et je compte sur vous pour y réfléchir quand nous serons partis. On ne peut pas se permettre de tergiverser encore pendant des heures. Il faut nous mettre en route.

Comme pour appuyer ses paroles, elle se leva.

– Attendez un peu, l'arrêta Robby. Qui part et qui reste ?

– Il y a six places dans une barque, dit Eliz. Ce sera donc Razilda, moi, Yerón, Kaolan et Orage. Et puisque Saï a un autre moyen de transport, nous pouvons accueillir un volontaire de plus.

Saï n'en crut pas ses oreilles en comprenant qu'Eliz la considérait par défaut dans son équipe, et qu'elle n'aurait même pas besoin de la supplier pour en faire partie. Elle se sentit pousser des ailes.

– Vous avez entendu les gars ? rugit Robby en se retournant vers la troupe qui, assise sagement en retrait, attendait l'issue des débats. Qui veut accompagner la Capitaine Drabenaugen en ville pour voler la machine ?

Plusieurs mains se levèrent, toutefois celle appartenant à Jorg battit des records de hauteur.

– Moi j'veux v'nir ! clama-t-il.

Josi l'attrapa par la ceinture pour le faire se rasseoir.

– T'as pas entendu ? Il n'y a qu'une place. Tu pars pas sans moi. Tu te rappelles ce que Papa et Maman nous ont dit, hein ? On se sépare pas.

– Mais... protesta le malheureux.

Il fut interrompu par Eliz qui fit facilement son choix parmi les mains dressées.

– Garrett, ce sera toi. On va avoir besoin d'être rapide et efficace.

Le maître d'armes se leva avec satisfaction en jetant un regard amusé au reste du groupe, et particulièrement à Jorg qui arborait une mine dépitée.

– Rapide et efficace, c'est tout moi, ça, leur lança-t-il en tirant sur sa moustache. Prenez-en de la graine, les jeunes. Avec Morsure on est à tes ordres, La Teigne.

Il ébaucha un salut en posant la main sur la garde de son sabre.

– La Teigne ? souffla Razilda, moqueuse, à l'oreille d'Eliz.

Celle-ci leva les yeux au ciel. Si travailler avec le maître d'armes signifiait être constamment en butte aux nombreux sobriquets dont il l'avait toujours affublée, peut-être devrait-elle reconsidérer son choix.

Eliz prit Robby en aparté pour lui donner des consignes pendant qu'il attendrait leur retour par la voie des airs. Elle lui enjoignit d'identifier ceux qu'un tel moyen de transport effrayerait et les pousser à regagner le camp sans honte. Quand les préparatifs furent terminés, la troupe se sépara.

– Bonne chance, Capitaine ! leur lança Jenna en se tordant les mains d'inquiétude.

– On vous attend, hein, ne nous oubliez pas ! ajouta Jorg, toujours vexé.

Tandis que Saï enfourchait Tempête, ses amis s'engagèrent sur le ponton rudimentaire pour s'installer dans l'une des barques qui tanguaient mollement. Eliz et Garrett s'assirent sur le banc du milieu et s'emparèrent des rames. À la proue, Yerón et Razilda tentaient d'ouvrir les ténèbres de leur lanterne brandie. Kaolan détacha l'amarre et l'embarcation s'éloigna de la rive, propulsée par un coup de rame énergique.

– Je vous retrouve sur place, avertit Saï en les survolant. J'ai peur de vous rendre trop visible en restant avec vous.

Eliz acquiesça et Tempête prit de l'altitude en quelques battements d'ailes puissants. La lune ne se lèverait pas avant plusieurs heures et au nord-est, le ciel était voilé d'une barre de nuages. La lumière des étoiles était bien insuffisante pour aider Saï à se repérer, autant dire qu'elle devrait se reposer sur la vision de son compagnon. Avec appréhension, elle fixa la barque et ses occupants qui s'éloignaient en dessous d'eux avant de ne plus rien distinguer du tout. Puis elle fit virer Tempête vers le sud-est.

Son anxiété était partagée. Ses amis la virent disparaître dans le ciel avec un pincement au cœur. Cette nuit, tout était si incertain.

Eliz et Garrett ramaient avec efficacité, et la barque filait vers la falaise, fendant les vaguelettes qui venaient s'écraser sur ses flancs. Accroché à sa lanterne, Yerón scrutait les flots, guettant le moindre récif qui pourrait s'immiscer sur leur trajectoire. En même temps, le jeune homme réfléchissait. Il se projetait déjà sur leur arrivée en ville et les meilleurs moyens de passer inaperçus. Malheureusement, il n'était jamais allé jusqu'au port et n'avait aucune idée de sa configuration. Il s'en ouvrit à Razilda qui lui expliqua à mi-voix ce qu'elle en avait vu.

La barque oscilla soudain plus fortement et Yerón dut attraper le bastingage de sa main libre pour ne pas basculer.

– On est trop près de la falaise, lança Kaolan, pressant. Décalez-vous où on va se fracasser sur les rochers !

Docilement, les rameurs s'exécutèrent, faisant pivoter l'embarcation sur tribord pour échapper au ressac.

L'air salin était humide et Yerón frissonna en le sentant pénétrer à travers son manteau. Pourtant, il sourit, sachant enfin comment il allait pouvoir camoufler leur arrivée dans le port. Il l'avait déjà fait et cette nuit-là, les conditions étaient encore plus favorables.

Le silence retomba parmi les occupants de la barque, et on n'entendait plus que le clapotement des rames qui plongeaient dans les vagues et le bruit régulier de la mer qui heurtait la falaise. Ils voguaient toujours dans son ombre, et ils pouvaient distinguer au-dessus de leur tête les plus hautes tours du château qui semblaient les attendre, impassibles. Elles devraient prendre leur mal en patience, la libération n'avait pas d'autre choix que de faire un détour.

Enfin, les silhouettes fantomatiques des forts couronnés de lumière qui protégeaient l'entrée du port se découpèrent devant eux. À l'injonction de Razilda, leur vitesse décrut et les rames frappèrent les flots plus délicatement, ne produisant plus qu'un son étouffé. Yerón lui confia sa lanterne et se pencha par-dessus le bord de la barque pour toucher l'eau glacée du bout des doigts. Des serpents de brume commencèrent à se former, s'enroulant paresseusement les uns sur les autres. Orage laissa échapper un hoquet d'admiration alors que la brume s'épaississait autour d'eux.

– Doucement, murmura Razilda, ne nous obstrue pas trop la vue.

Yerón tenta de pousser la brume à s'étendre le plus loin possible devant eux et sur les côtés pour constituer une nappe un peu plus convaincante. Ainsi protégée, la barque s'engagea dans la passe qui marquait l'entrée du port dans l'embouchure du Reikstrom. Les formes massives des forts les surplombaient depuis les hauteurs, les forts qui avaient été incapables de défendre la ville lors de l'arrivée des Sulnites.




Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top