11- "Faire le marché, c'est un truc d'humain." 2/2


Le lendemain devait être leur dernier jour sur Jultéca'th et la tension du départ prochain vibrait autour d'eux. Leurs affaires personnelles avaient déjà été plusieurs fois empaquetées, déballées et à nouveau remballées.

Après le repas de midi, ils eurent la surprise de voir arriver Razilda qu'ils n'attendaient pas. Elle avait les sourcils froncés et le visage fermé, plus encore qu'à l'accoutumée.

– Quelle bonne surprise ! s'écria aimablement Eliz en la voyant apparaître sur le seuil de sa chambre où ils étaient tous réunis. Que nous vaut le plaisir de votre visite ?

Mais la jultèque se contenta d'un bref signe de tête, qu'elle jugeait visiblement amplement suffisant en guise de salut. Elle repoussa Eliz vers l'intérieur et ferma la porte derrière elle.

– Y a t-il des raisons pour que quelqu'un vous espionne ? lâcha-t-elle abruptement.

La question eut l'effet d'un coup de tonnerre. Et obtint à peu près autant de réponses.

– Toi particulièrement, ajouta Razilda en pointant son doigt sur la poitrine de Yerón qui devint livide.

– Qu'est-ce qui vous fait croire que nous sommes espionnés ? demanda enfin Eliz, inquiète.

– Des détails, que j'ai vus et entendus aux alentours, chaque fois que je suis passée par ici, répondit Razilda avec un geste de main évasif.

A chacune de ses allées et venues autour de l'auberge, elle avait senti une attention malveillante posée sur eux, particulièrement forte les jours où Yerón était présent. Elle s'était longuement interrogée sur le bien-fondé de leur en parler mais elle avait fini par décider qu'elle préférait régler l'affaire avant leur départ.

– Un homme a tenté de m'assassiner il y a quelques jours, finit par dire Yerón avec effort. Il est parvenu à s'enfuir.

– Et vous comptiez me prévenir à un moment donné ou vous pensiez que c'était une information sans importance ? demanda Razilda en se pinçant l'arête du nez tandis que l'exaspération montait dans sa voix.

– Cela n'est visiblement pas nécessaire, vu l'efficacité de vos observations, rétorqua Eliz qui se contenait difficilement.

Peu désireuse que la rivenz se posât davantage de questions sur la provenance de ses "observations", la jultèque ignora l'envie d'Eliz d'engager une joute verbale et enchaîna :

– Que pouvez-vous me dire d'utile au sujet de cet assassin ?

Yerón, Saï et Kaolan décrivirent l'agresseur du mieux qu'ils purent, insistant sur sa taille et sa force très supérieure à la moyenne, sans omettre l'étrange lueur de son regard.

L'espionne réfléchit quelques secondes.

– Vous trois, vous restez ici, dit-elle aux plus jeunes. Et vous Eliz, vous m'accompagnez.

En s'éloignant du reste du groupe, Razilda demanda à mi-voix :

– Est-ce que vous aviez pris des précautions particulières ?

– Yerón n'est plus jamais resté seul à l'auberge, et j'ai forcé Kaolan à partager sa chambre, répondit Eliz sèchement, la mettant au défi de l'accuser d'insouciance.

Avant de sortir de l'auberge, Razilda parla encore une fois.

– Essayez de vider votre esprit, dit-elle, ne pensez pas à cet assassin. Concentrez-vous sur autre chose. Sur moi par exemple, et sur l'irritation que je vous inspire.

Eliz fronça les sourcils pour plusieurs raisons mais choisit de ne réagir que sur la première.

– Et pourquoi ça ? demanda-t-elle, sentant qu'elle était sur le point de mettre le doigt sur un élément important.

– C'est juste une précaution, répondit Razilda avec un geste de la main qui se voulait insouciant. Si cet homme a des caractéristiques physiques hors du commun, rien ne l'empêche d'en avoir aussi des mentales.

– Très bien, ça ne devrait pas être trop difficile, acquiesça Eliz, constatant effectivement que son irritation grandissait.

– Bien, allons-y, conclut Razilda, un bref sourire passant sur son visage. Suivez-moi.

Elle la conduisit dans une ruelle et désigna un bâtiment à plusieurs étages.

– Je pense qu'il est ici, dit-elle, dans les étages supérieurs ou sur le toit.

Tiens donc, les informations n'ont pas l'air si précises que ça, en fin de compte, songea Eliz qui hocha la tête silencieusement.

La jultèque tâta le mur de briques et s'aidant du tuyau d'évacuation de l'eau de pluie, s'élança sur la façade du bâtiment. Eliz laissa échapper une protestation sourde.

– Mais enfin, c'est ridicule ! Je ne peux pas vous suivre par-là !

Razilda se retourna.

– Je m'en doute, dit-elle, je vais commencer par le localiser. Vous l'empêcherez de s'enfuir par l'extérieur.

Et s'aidant de son sixième sens, elle continua l'ascension de la façade, regardant de temps en temps par les fenêtres qu'elle croisait. Soudain la présence de l'assassin devint beaucoup plus perceptible, comme si sa tâche occupait d'un seul coup beaucoup plus son esprit. Cela allait faciliter le travail de Razilda, mais elle ne put s'empêcher de s'inquiéter de ce soudain regain de concentration.

La fenêtre suivante fut la bonne. Un coup d'œil lui suffit pour confirmer qu'il s'agissait bien de leur cible. Elle adressa un signe à Eliz, lui signifiant qu'elle allait entrer. La rivenz mémorisa rapidement l'emplacement de la fenêtre, puis sans attendre davantage, elle partit en courant, faisant le tour du bâtiment pour trouver l'entrée principale. Razilda ne perdit pas non plus de temps. Elle se glissa sur le rebord de la fenêtre et prenant appui sur les pierres du mur, elle lança de toutes ses forces sa botte contre la croisée. Elle s'ouvrit à la volée avec un craquement épouvantable. Razilda bondit souplement à l'intérieur.

Un homme se tenait devant une fenêtre de l'autre côté de la pièce. Au fracas que fit Razilda en entrant, il se retourna, une arbalète chargée entre les mains. Sans se démonter, il tira aussitôt en plein dans la poitrine de l'intruse. Son équilibre à peine retrouvé, Razilda esquiva de justesse, ne laissant que quelques fibres de sa chemise emportées par la pointe du carreau. L'assassin lâcha son arbalète et tira la dague à son côté avant de se précipiter sur la jultèque. Razilda eut à peine le temps de se redresser que l'homme était déjà sur elle. Elle ne put que bloquer le bras qui s'apprêtait à la poignarder. Elle accusa le choc sous la force inattendue de l'impact. Puis elle répliqua d'un violent coup de tête au menton de son agresseur. La douleur fit reculer l'homme de quelques pas, suffisamment pour permettre à Razilda de tirer sa rapière. Elle put ainsi parer l'attaque suivante. Elle vit que le visage de l'homme portait des traces de brûlures récentes.

– Pourquoi est-ce que vous vous en prenez au gamin ? demanda-t-elle.

Sans surprise, son adversaire ne répondit pas et se contenta d'attaquer à nouveau. Malgré la haute taille de la jultèque, l'assassin la dépassait de pratiquement une tête. Cela déconcertait un peu Razilda qui avait l'habitude de regarder ses adversaires de haut. Et même si son sixième sens lui donnait un avantage certain, la violence des coups de son adversaire allait rapidement la fatiguer.

Heureusement qu'il n'a qu'une dague, songea-t-elle brièvement, en bloquant ladite arme à quelques pouces de son visage. Razilda bondit en arrière pour dégager sa lame. L'espace d'une brève seconde, elle baissa sa garde, présentant une ouverture que l'assassin ne manqua pas. La jultèque esquiva l'attaque en pivotant habilement sur sa droite. Avec le même élan, elle se fendit. Sa rapière s'enfonça sous les côtes de son adversaire.

L'assassin chancela en arrière, les traits crispés de souffrance. Il évalua rapidement la situation. Il ne devait se laisser prendre à aucun prix et sa blessure était trop handicapante pour qu'il puisse espérer prendre le dessus dans ce duel. Il recula, mettant de la distance entre Razilda et lui.

– Vous devriez vous rendre, proposa cette dernière, raisonnablement.

Ce faisant, elle manœuvra doucement pour éloigner l'assassin des issues. Elle sentait qu'il allait tenter quelque chose, et se tenait prête.

Cela se passa en un battement de cil. L'homme prit une profonde respiration. Razilda eut à peine le temps de raffermir sa prise sur la poignée de sa rapière que son adversaire se jeta vers la porte à une vitesse fulgurante. Même prête, la Jultèque fut incapable de l'intercepter.

Mais s'il était une chose que l'assassin n'avait pas pu prévoir, c'était que Razilda n'était pas seule. Il n'était qu'à deux pas de la porte lorsque celle-ci s'ouvrit brutalement sur une Eliz échevelée, et passablement trempée. Avant même que Razilda n'ait eu le temps de crier, elle réagit d'instinct et lui abattit le plat de son épée de toutes ses forces en pleine figure.

– Je te rappelle que j'ai un tranchant ! brailla Griffe Écarlate, frustrée.

La violence du choc, aggravée par la vitesse de l'assassin, envoya l'homme s'écraser contre le mur avec un craquement de mauvais augure.

– Doucement ! Il nous le faut vivant ! protesta Razilda.

– Vivant et en fuite ? demanda Eliz visiblement de méchante humeur.

En effet, un examen plus appuyé révéla à Razilda que la femme était étonnamment mouillée, une feuille de salade incongrue s'accrochait même à ses boucles mordorées.

Eliz capta le regard de Razilda et ôta le morceau de légume offensant avant d'expliquer avec réticence :

– La ménagère du rez-de-chaussée n'a pas apprécié de me voir débarquer dans sa cuisine par la fenêtre pendant qu'elle nettoyait ses légumes.

Razilda la dévisagea un instant, quelque peu surprise, mais l'expression d'Eliz la dissuada de commenter. Puis son regard se reporta vers la grande épée que la rivenz était en train de rengainer. Si elle n'avait pas rêvé, elle venait bien d'entendre son arme parler. Cela lui suffit pour comprendre que la loyauté de cette femme était encore plus prévisible que ce qu'elle imaginait. Et c'était une bonne nouvelle. Razilda secoua la tête. Elle réfléchirait à cela plus tard, pour l'instant, elles avaient plus important à faire.

Les deux femmes ligotèrent l'assassin avec ce qu'elles trouvèrent dans la pièce, principalement des draps. Puis elles passèrent l'appartement au peigne fin dans l'espoir d'en apprendre plus sur son occupant. Ce fut peine perdue. La seule information qu'ils purent en tirer fut que l'homme avait des habitudes austères. Ce qui était maigre. Et inutile.

Lorsque l'assassin reprit connaissance, deux visages menaçants étaient penchés sur lui.

                                                    ***

Forcés de rentrer à l'auberge, Saï, Yerón et Kaolan s'étaient retrouvés à faire les cent pas dans une de leur chambre. Même Kaolan semblait gagné par la nervosité. Sans surprise, Yerón fut le premier à craquer.

– Je ne peux pas rester ici à me terrer si c'est après moi que cet assassin en a ! explosa-t-il.

– À moi, cela paraît au contraire une très bonne raison, fit observer Kaolan.

– Tu ne comprends pas, je ne peux pas rester passif, il faut que je les aide ! Il me guette, n'est-ce pas ? Et Eliz et l'autre vont essayer de le prendre par surprise ? Je dois détourner son attention.

– C'est stupide et dangereux, indiqua Kaolan.

– Je viens avec toi ! s'écria Saï que la dernière intervention de l'homme-félin avait définitivement fait basculer dans le camp de Yerón.

Celui-ci fronça les sourcils.

– D'accord, je dois pouvoir nous protéger tous les deux, et ma sortie aura l'air plus naturelle, raisonna-t-il. Prends mon bras.

Et les deux jeunes gens sortirent de l'auberge, faisant mine de se promener dans la cour. Kaolan n'eut d'autre choix que de les suivre, et s'installa sur un des bancs de pierre, la moustache hérissée et les sens en éveil.

 Yerón maîtrisait mal sa nervosité. Il savait d'où viendrait le coup, et il était sûr de pouvoir repousser n'importe quel projectile, même magique. Même si un assassinat à la boule de feu paraissait peu plausible. Mais soudain une bouffée de chaleur lui monta au visage. Et une attaque par ébullition du sang ? Il ne pourrait pas la voir venir ! Et si elle touchait Saï ?

Non, c'était impossible, il devait garder la tête froide. Quelqu'un avec de tels pouvoirs serait déjà passé à l'action, et autrement qu'avec une misérable dague. Et l'homme qui les avait attaqués n'était pas un pwynys. Il sentit le bras de Saï se crisper autour du sien et arbora son sourire le plus confiant.

La promenade se poursuivit sans incident d'aucune sorte. Saï finit par oublier son angoisse pour se retrouver toute surprise et embarrassée de se découvrir ainsi collée à Yerón.

Eliz et Razilda ne tardèrent pas à revenir. A l'expression de leur visage, tout ne s'était pas déroulé comme elles l'espéraient.

– Qu'est-ce que vous fichez dehors, bande d'inconscients ! s'écria Eliz furieuse dès qu'elle les aperçut.

Et avant d'avoir la moindre information sur ce qu'il s'était passé, ils durent supporter les remontrances interminables d'une Eliz dont la fibre maternelle s'était soudain activée. Ce ne fut qu'une fois tous remontés dans la chambre d'Eliz et Saï que Razilda commença à leur raconter la scène. Elle confirma qu'un assassin était effectivement en surveillance dans le bâtiment d'en face, raconta brièvement leur affrontement avant d'être interrompue par Eliz qui ne se contenait plus.

– Ce salopard s'est suicidé ! éclata-t-elle. Alors qu'on allait commencer à lui poser des questions ! Il devait avoir une capsule de poison dissimulée dans sa bouche, ou quelque chose du même genre. Nous n'avons absolument rien trouvé à son sujet, pas la moindre information.

– Si ce n'est que ses caractéristiques physiques sortaient de l'ordinaire, compléta Razilda. Il ressemblait bien à la description que vous m'avez faite. Son visage était brûlé et j'ai vu plusieurs traces de blessures assez récentes. Votre confrontation précédente a laissé des traces. Il a dû être suffisamment handicapé pour ne pas réitérer ses tentatives d'assassinat aussitôt.

Yerón était donc devenu une cible, à la suite de son maître. Et ils n'avaient rien appris de plus. Ni la raison, ni l'identité de ceux qui pouvaient leur en vouloir. Le jeune homme tenta malgré tout de se réjouir de la mort de l'assassin, même si cela ne signifiait pas nécessairement qu'il était maintenant en sécurité.

– Il s'agit tout de même d'une bonne nouvelle, finit-il par dire, d'un ton faussement enjoué. Descendons boire un verre ou deux pour fêter cela. Vous aussi, Razilda, venez avec nous. Nous devons apprendre à nous connaître puisque nous allons travailler ensemble à partir de maintenant.

Cette fois-ci, la jultèque jugea préférable de ne pas refuser, et tout le groupe se retrouva vite attablé dans la salle commune.

– Je vais nous chercher à boire ! proposa Saï avec enthousiasme.

– Es-tu sûre que tu vas y arriver à tout porter... commença Yerón.

Mais la jeune fille avait déjà filé. Elle revint quelques minutes plus tard, portant plusieurs chopes dans ses petits poings serrés, un air de concentration intense gravé sur son visage.

– Allez vite, on a soif ! clama soudain Eliz en tapant du plat de la main sur la table.

Saï croisa son regard malicieux et s'empressa de jouer le jeu.

– Oui, oui, tout de suite, dit-elle avec un empressement craintif. Ne me punissez pas, maîtresse !

La jeune fille servit ses compagnons avec rapidité, courbée en deux servilement. Son jeu lui gagna quelques rires et lorsqu'elle se rassit Eliz lui glissa à mi-voix :

« Tu essayes de me faire passer pour un bourreau, c'est ça ? »

– C'est toi qui as commencé, lui rétorqua la jeune fille avec un sourire angélique.

Si les compagnons avaient espéré en apprendre plus sur leur nouvelle alliée, ce fut en vain. La conversation fut des plus banales et ils fournirent bien davantage d'informations qu'ils n'en glanèrent. Le soleil déclinait et les ombres s'allongeaient dans la salle commune de l'auberge, tandis que ses murs se teintaient d'orangé.

– Nous n'allons pas vous retenir plus longtemps, dit alors Eliz en reculant sa chaise. Il se fait tard et nous devons tous nous préparer pour demain.

Elle se leva.

Un homme revenait du comptoir, un verre plein à la main. Distrait, il ne remarqua pas la présence de la guerrière avant de lui buter dedans. Sous le choc, le contenu du verre se répandit sur la tunique d'Eliz. Elle poussa un cri et saisit l'homme par sa chemise, les yeux flamboyant de colère.

Croyant sa dernière heure venue, celui-ci se répandit en excuses frénétiques. La panique de l'homme fit réaliser à Eliz à quel point sa réaction était exagérée. Elle le lâcha et considéra la tache de vin sur sa tunique avec une moue désolée.

– Ce n'est pas grave, soupira-t-elle. Ce qui est fait, est fait...

– Laissez-moi vous offrir un verre pour me faire pardonner, dit l'homme qui s'était repris maintenant que le danger s'était éloigné. L'aubergiste possède un certain cru dont vous me direz des nouvelles.

Avant qu'Eliz ait pu protester, l'homme avait déjà fait l'aller-retour au comptoir et posait cérémonieusement devant elle un verre généreusement rempli. Puis il s'inclina, multipliant encore les excuses avant de prendre congé et retourner s'asseoir à sa table.

Yerón le suivit des yeux avec suspicion. Il se tourna vers Eliz.

– Tu ne vas quand même pas boire ça ?

La guerrière haussa les épaules, reposant devant elle le verre déjà vide.

– Pourquoi pas ? dit-elle en haussant les épaules, ce serait très impoli. Je ne m'y connais guère mais ce vin était effectivement délicieux.

Le jeune homme soupira et se frotta les tempes, tentant de repousser son inquiétude irrationnelle. Malgré la gravité des événements auxquels il était mêlé, il ne devait pas se laisser aller à la paranoïa.

Sans laisser à la conversation le temps de reprendre, Razilda se leva à son tour.

– Je vais prendre congé. J'espère vous retrouver demain l'esprit clair et en pleine possession de vos moyens, dit-elle en appuyant sur ces derniers mots.

Ses yeux s'attardèrent un instant sur les verres sur la table, puis elle s'inclina brièvement avant de tourner les talons.

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