10- "C'est quoi cette machine délirante ?" 1/2

"Quand j'ai vu cette machine, je me suis dit : c'est quoi ce délire ?"
Eliz Drabenaugen, dotée de peu d'imagination.


Cela faisait vingt minutes que Razilda guidait Eliz dans les rues de Jultéca, et celle-ci, qui appréciait peu de ne pas avoir les commandes, s'exprimait en grognant abondamment.

– Je ne comprends pas ce que vous avez contre l'idée de partir en bateau. Je trouve ça assez rationnel comme moyen de transport. En tous cas, on n'a pas encore fait mieux pour traverser la mer, à ma connaissance.

L'agente de l'empereur n'avait pas voulu lui expliquer quelle était son idée, mais elle avait laissé entendre que le bateau n'était pas un moyen de transport suffisamment souple pour ce qu'ils voulaient faire, et qui demandait un équipage trop nombreux.

Enfin elles arrivèrent à destination. La maison devant laquelle elles se tenaient était un peu à l'écart des autres demeures du quartier et son architecture jurait atrocement avec ce qui était la norme autour d'elle. Elle semblait être faite de morceaux ajoutés au fil du temps sans aucune homogénéité. Le bâtiment, hérissé de cheminées de toutes tailles et de toutes formes, était couronné par une tour penchée. Le jardin était jonché de morceaux de ferraille plus ou moins rouillés entre lesquels apparaissaient çà et là de timides touffes d'herbe.

Ignorant l'excentricité des lieux, Razilda atteignit la porte et tira sur une chaîne dont la poignée s'ornait d'une tête de loup en cuivre. Un vacarme vaguement musical retentit aussitôt à l'intérieur du bâtiment. Prodigieusement amusée, Eliz jeta un coup d'œil à la femme qui l'accompagnait, mais le visage de celle-ci restait d'un flegme imperturbable.

La porte s'ouvrit brusquement sur une frimousse essoufflée.

– M'dame Razilda ! s'exclama-t-elle joyeusement.

C'était une jeune fille rousse aux joues encore pleines de la rondeur de l'enfance. A sa taille pendait une invraisemblable ceinture composée de sacoches de tailles variées. Elle semblait ravie d'avoir des invités.

– Entrez, entrez ! Vous venez voir Papa ?

Elle les fit rentrer avec une petite courbette. La présence d'Eliz semblait prodigieusement attiser sa curiosité, mais la politesse l'empêcha de faire la moindre remarque avant d'avoir été présentée.

L'intérieur de la demeure était cossu, et étonnamment normal comparé à son apparence extérieure. A quelques détails près. Le désordre qui y régnait était le premier. Alors que la jeune fille les installait dans un confortable salon, débarrassant pour cela les fauteuils des parchemins et des livres qui les encombraient, les yeux d'Eliz s'arrêtèrent sur ce qui ressemblait à des baguettes de métal qui couraient le long des murs dans un coin de la pièce, disparaissant dans une ouverture pratiquée dans le plafond.

Leur hôtesse suivit son regard et expliqua avec une fierté évidente :

– C'est un monte-et-descend-choses-lourdes, mais on l'appelle juste le monte-trucs. C'est mon père qui l'a inventé ! Ça sert à déplacer des objets entre les deux étages sans avoir à les transporter par les escaliers.

La jeune fille fut ravie de voir l'expression stupéfaite qui se peignit sur le visage de son invitée.

– Je vais prévenir mon père de votre arrivée, j'espère qu'il est disponible.

Et elle quitta la pièce d'un pas pressé, ses couettes oscillant au rythme de sa démarche sautillante. Entre Eliz et Razilda restées seules, un silence pesant s'installa. La rivenz examina la pièce d'un air absorbé à la recherche d'autres bizarreries qu'elle ne trouva pas. Elle souleva une fesse du fauteuil dans lequel elle était installée pour en extraire un pièce métallique octogonale percée en son centre. Elle l'examina pensivement, mais échouant à en percer le secret, elle finit par la poser sur une console à côté d'elle, déjà bien chargée de plusieurs piles de livres.

Après d'interminables minutes, la jeune fille revint enfin. Un homme l'accompagnait, à peine plus grand qu'elle. Des favoris grisonnants en broussaille lui envahissaient le bas du visage. Il était facile de l'imaginer y passer une main songeuse. Il ôta une curieuse monture qu'il portait sur le nez, faite d'un assemblage de verres ronds amovibles. Il la replia et la glissa dans la poche ventrale de sa veste. Ses yeux d'un bleu délavé se posèrent avec curiosité sur Eliz un bref instant, puis l'homme salua chaleureusement ses invités.

– Soyez les bienvenues chez moi ! Razilda ma chère, je suis bien aise de vous voir. Et si vous nous présentiez votre amie ?

Razilda avança d'un pas.

– Eliz, je vous présente Maître Ornwell, l'inventeur le plus brillant de Jultéca'th. C'est lui qui a mis au point le mécanisme d'ouverture de la salle du trône. Eliz Drabenaugen est une rivenz que Sa Majesté a décidé d'aider à rentrer sur son île malgré la situation là-bas. J'ai été chargée de l'accompagner.

Eliz réprima une moue, vexée de n'être qu'"une" rivenz. Mais elle pouvait comprendre la discrétion de Razilda en ce qui concernait sa mission.

Ornwell hocha gravement la tête.

– Venez-vous réellement de Riven'th ? Comme c'est intéressant, les étrangers sont si rares à Jultéca, dit-il, il ne s'agit donc pas d'une visite de courtoisie, n'est-ce pas ? Que puis-je faire pour vous ?

Razilda eut un mince sourire.

– Il m'a semblé que vous seriez très intéressé par la possibilité d'utiliser votre prototype sur de longues distances..., dit-elle.

Le visage de l'inventeur s'illumina instantanément.

– Êtes... êtes-vous sérieuse ? Est-ce que vous lui avez....

Ses derniers mots moururent alors que son regard se tournait vers Eliz. Razilda secoua la tête.

– J'ai pensé qu'il serait préférable de vous en laisser le soin, dit-elle.

Lassée par les non-dits qu'elle était la seule à ne pas comprendre, Eliz ouvrit la bouche pour demander des explications. Mais elle fut interrompue par le regard pétillant d'Ornwell.

– Venez, ma chère, dit-il. Ce que je vais vous montrer est assez inhabituel et j'ose espérer que vous me ferez la joie de manifester votre surprise.

Alors qu'elle lui emboîtait le pas, la rivenz chercha des yeux ceux de Razilda pour y trouver un indice, mais celle-ci ne lui adressa qu'un petit signe de tête assorti d'un léger sourire. Une brusque envie de la secouer comme un prunier s'empara d'Eliz. Tous ces mystères l'exaspéraient. Si cette femme se comportait toujours ainsi, coopérer avec elle allait être difficile.

L'inventeur conduisit ses hôtes jusqu'à une porte donnant sur l'arrière de la demeure. Il l'ouvrit et s'effaça pour les laisser entrer. Devant eux s'étendait une pièce immense dont l'architecture extérieure de la maison ne laissait pas deviner l'existence. Il s'agissait, de toute évidence, de l'atelier d'Ornwell.

Tout un pan de mur disparaissait derrière des étagères et des armoires débordant d'objets auxquels l'imagination limitée d'Eliz était bien en peine de trouver une utilité. Plusieurs longues tables étaient encombrées d'outils et de mécanismes inachevés. De grands plans recouvraient les murs par strates successives, témoignant des centres d'intérêt mouvants de l'inventeur. Complétant le tableau, des modèles réduits de machines étranges et d'animaux mécaniques pendaient du plafond.

Mais la raison pour laquelle l'inventeur guettait la réaction d'Eliz, les yeux brillants, n'avait rien à voir avec l'aménagement intérieur de son atelier. Et elle était d'ailleurs assez massive pour occuper plus de la moitié de la pièce.

Aux yeux d'Eliz, la structure de bois et de métal qui se dressait au milieu de l'atelier ressemblait tout à fait à un bateau, à quelques curieuses hélices près. Donc... cet homme avait construit un bateau à une demi-lieue du port. Un génie vraiment. Était-il nécessaire qu'elle s'extasie là-dessus ?

Les bras croisés, Razilda observait le visage de la rivenz. Son air dubitatif la fit se tourner vers Ornwell.

– Elle n'a pas compris, commenta-t-elle.

– Elle n'a pas compris, répéta l'inventeur d'une voix désolée. Vous pensez voir un bateau, n'est-ce pas ?

Eliz hocha lentement la tête, muselant héroïquement le millier de commentaires sarcastiques qui se bousculaient sur ses lèvres.

Le scientifique continua sur sa lancée.

– Il est effectivement très pratique qu'il soit capable de flotter, et même de naviguer quelque peu. D'ailleurs je ne suis pas mécontent de moi, arriver à faire avancer sur l'eau cet engin qui n'était initialement pas prévu pour...

Un discret coup de coude décoché par sa fille l'interrompit.

– Mais je m'égare ! Ce n'est pas sur l'océan que ce petit bijou est capable de se déplacer, mais... dans les airs !

L'expression d'Eliz se figea. Ses yeux circulèrent entre les trois jultèques en face d'elle qui la regardaient avec différents degrés d'amusement. Un instant elle pesa la probabilité pour qu'on l'ait fait venir jusqu'ici dans l'unique but de se moquer d'elle, et elle la jugea bien faible.

– Vous êtes en train de me dire que cet engin peut voler... comme un oiseau ? dit-elle enfin lorsqu'elle retrouva sa voix.

– C'est exact, mais tout de même pas comme un oiseau, répondit Ornwell en souriant. Ni aussi haut, ni aussi légèrement. Mais il est vrai qu'on ne peut dénier une certaine grâce à cette machine. Les courbes de la coque ne sont, ma foi, pas trop mal réussies. Cependant il faut garder en vue qu'il ne s'agit que d'un prototype, le côté esthétique n'est à envisager qu'une fois ses capacités techniques totalement satisfaisantes. Attention, je ne veux pas dire par là qu'elle fonctionne mal !

A nouveau, sa fille l'interrompit d'un coup de coude.

– Me permettez-vous d'y jeter un œil ? demanda la rivenz.

– Mais bien sûr, faites donc.

Eliz s'approcha de la structure. La coque, tout à fait semblable à celle d'un bateau, était en bois, renforcée de fines bandes métalliques. Un échafaudage permettait d'accéder au pont. Eliz y grimpa hardiment après s'être assuré de la solidité des étais qui supportaient l'engin.

Le pont était protégé par une haute rambarde. A l'arrière s'élevait ce qui ressemblait à une cabine de pilotage. La roue traditionnelle y trônait, aux côtés d'un assortiment de leviers de cuivre de toutes les tailles beaucoup moins identifiables qu'Eliz détailla avec perplexité. A l'avant du pont, une échelle s'enfonçait dans les ténèbres de la cale. Celle-ci était séparée en cinq compartiments. De part et d'autre du tronçon de couloir où arrivait l'échelle s'ouvraient quatre pièces vides pouvant tenir lieu de cabine pour des passagers ou d'espace de stockage. Et dans la partie avant, Eliz fit connaissance avec le cœur de la machine. La base en était très certainement une chaudière, ces sortes de fours qui fournissaient en énergie toutes les étranges machines de Jultéca qu'Eliz avait appris à reconnaître. Autour du fourneau se greffaient des engrenages et des tuyaux. Ces derniers enserraient le vaisseau de leur réseau complexe.

A plusieurs reprises, elle tapa sur les cloisons ou sur la coque pour en évaluer la solidité, se donnant ainsi l'impression de maîtriser quelque chose.

– Tu ne vas quand même pas nous faire voyager dans ce cercueil volant, grogna Griffe à mi-voix. Ce type est complètement fêlé.

– J'ai peur d'être assez d'accord avec toi, soupira Eliz sur le même ton.

Elle redescendit de la machine, songeuse. En bas, les regards impatients braqués sur elle lui réclamaient clairement un compte-rendu de sa visite.

– Il a l'air... solide... commença-t-elle prudemment. Et assez vaste pour abriter cinq personnes et des vivres pour plusieurs jours. Après, je ne peux pas évaluer l'aspect technique et sa capacité à voler.

– Pour sept personnes, corrigea Razilda. Il nous faut de la place pour sept.

– Sept personnes ? répéta stupidement la rivenz, tandis que des images furtives de Tempête et Griffe lui traversaient absurdement l'esprit.

– Êtes-vous capables de piloter cet engin ? Pas moi. Nous avons besoin de Maître Ornwell.

– Et je ne peux pas me passer de Lyssa, ajouta celui-ci en souriant. Ma fille est ma meilleure assistante. Qu'en pensez-vous ? Devons-nous commencer à préparer le départ ?

Se sentant acculée, Eliz leva une main pour demander un répit. Elle saisit Razilda par le bras et l'entraîna à l'écart.

– Cela n'a aucun sens, voyons ! s'emporta-t-elle à mi-voix. Pourquoi prendre un aussi gros risque ? Est-ce que vous savez seulement si cette machine fonctionne, et sur un aussi long trajet ? Quant à les emmener tous les deux dans un pays en guerre, cela ne me paraît pas un très beau cadeau à leur faire.

Razilda croisa les bras.

– Maître Ornwell est un inventeur brillant. Sa machine fonctionne, je lui fais toute confiance là-dessus, dit-elle. Quant au risque... pour moi il est bien plus élevé si nous prenons le bateau avec un équipage recruté n'importe comment. Et la mer est traître en cette saison...

L'expression butée d'Eliz lui fit clairement comprendre que ses arguments étaient loin d'être suffisants.

– Écoutez, finit-elle par expliquer à contrecœur. J'ai eu vent dernièrement d'un complot contre l'empereur. Les conjurés semblent très bien renseignés et je crains qu'ils ne bénéficient de sympathisants infiltrés à tous les niveaux, jusqu'au palais. Aussi, se retrouver à la merci d'un équipage inconnu et dont certains membres pourraient avoir pour mission de nous mettre des bâtons dans les roues, n'est pas une idée qui m'enchante.

Razilda en était la première surprise, mais elle avait été plutôt franche. Juste un peu évasive. Eliz croisa les bras à son tour, le regard soudain concerné. Razilda avait touché un point sensible, la rivenz était bien placée pour saisir les ramifications que pouvait avoir un complot.

– Mais quel serait l'intérêt pour eux de compromettre notre mission ? Cela ne toucherait pas directement l'empereur, n'est-ce pas ? demanda-t-elle avec une moue dubitative.

Razilda réfléchissait à toute allure.

– Au contraire, nouer une alliance avec les rivenz pourrait retourner l'opinion en sa faveur. Il serait alors beaucoup plus difficile pour eux de provoquer des émeutes et d'avoir la légitimité que donne l'appui du peuple.

Eliz prit une grande inspiration pour s'éclaircir les idées. Elle ne connaissait pas Razilda, mais elle était maintenant obligée de lui faire confiance. C'était généralement ce qui arrivait lorsque l'on allait chercher de l'aide chez des inconnus... et qu'on l'obtenait. Elle avait l'air de savoir ce qu'elle faisait et elle serait, de toute façon, obligée d'embarquer avec eux. Quant à Maître Ornwell et sa fille, il était difficile d'envisager la moindre trace de duplicité en eux.

La rivenz soupira et tourna les talons sans ajouter un mot.

– Très bien, préparez votre machine pour un départ le plus tôt possible, dit-elle à Ornwell sachant déjà qu'elle allait regretter ces paroles pendant longtemps.

– Parfait ! se réjouit-il. Je vous promets que vous ne serez pas déçue. Et nous allons rentrer dans l'histoire ! Vous imaginez-vous lorsque les générations futures raconteront comment vous êtes venue au secours de votre peuple par la voie des airs ? J'espère qu'il y aura une petite place pour moi dans cette légende !

Eliz ne put s'empêcher de sourire devant l'enthousiasme du vieil homme. Il était certain que la traversée qui se préparait allait être hors du commun. Mais encore fallait-il y survivre.

Ornwell leur demanda cinq jours pour faire les réglages et les vérifications nécessaires sur sa machine. Eux, devraient se charger de rassembler des provisions et tout autre matériel qu'ils jugeraient nécessaire à un tel voyage.


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