1- "Ça m'a fait du bien de taper sur un truc aussi gros." 3/3


Pleine de ressentiment, Razilda suivit du regard la petite silhouette de la voyante qui s'éloignait vers sa roulotte.

– Non, mais quel culot, gronda-t-elle entre ses dents. Elle a servi aux jeunes toute une tartine de gloire et de renommée, et à moi, elle fait le coup de la prédiction amoureuse ?

– Ce n'était pas une mauvaise prédiction, répondit Eliz en serrant les lèvres pour ne pas rire devant l'indignation de son amie. C'est ce que beaucoup de gens veulent entendre.

– Justement, je n'ai plus seize ans, grommela la Jultèque en croisant les bras. Et puis tu peux parler, toi qui as préféré ne rien savoir... Je n'aurais pas cru que tu puisses te laisser impressionner par une diseuse de bonne aventure.

Le sourire d'Eliz vacilla.

– Ça n'a jamais été le cas. Mais en ce moment... il ne me reste que l'espoir, dit-elle d'une voix inhabituellement vulnérable. Si elle m'en avait dépossédé, je ne sais pas si j'aurais eu la force de continuer.

Ces paroles ne furent guère au goût de Razilda. Elle pinça les lèvres et se frotta la racine du nez.

– Il ne te reste que l'espoir ? répéta-t-elle sèchement. Eh bien, c'est agréable pour nous, dis donc. On se demande ce qu'on fait avec toi.

La Jultèque se leva et secoua la tête avec agacement. Toisant Eliz de toute sa taille, elle lui jeta :

– Je te laisse dramatiser toute seule, je vais aller me détendre les jambes avant d'aller me coucher.

Un bref instant, il sembla qu'elle allait perdre l'équilibre. Elle se reprit toutefois. Mains dans les poches, elle s'éloigna du feu de joie pour s'enfoncer dans les ténèbres, laissant Eliz stupéfaite de ce brusque accès d'animosité.

***

Au petit matin, Hermeline trouva le réveil particulièrement difficile. Elle était percluse de douleurs et le moindre mouvement lui arrachait des grimaces de suppliciée. Elle entreprit de se tâter les membres avec précaution. Eliz remarqua son manège et s'en inquiéta.

– J'ai des courbatures de partout, et je suis pleine de bleus et d'égratignures, se plaignit la princesse.

– Vu votre comportement téméraire d'hier, vous pouvez vous estimer heureuse de n'avoir que des bleus et des égratignures, justement, grommela Eliz.

Mais malgré la remontrance, la guerrière ne pouvait dissimuler sa fierté. Elle ajouta avec un sourire moqueur :

– En ce qui concerne les courbatures, vous savez parfaitement ce qui doit être fait. Davantage d'entraînement ! Et on peut s'y remettre dès aujourd'hui.

Hermeline lança une lamentation théâtrale avant de se rejeter en arrière dans ses couvertures. Elle resta immobile ainsi un instant, puis elle reprit, son sérieux retrouvé :

– Capitaine, j'ai réfléchi pendant la nuit, et j'aimerais continuer la route avec les bateleurs.

Eliz leva un sourcil et s'accroupit à son niveau.

– Vraiment ? Et pourquoi cela ?

– Dans un premier temps, nous serons mieux dissimulés au milieu de la troupe que seuls sur les routes. Et le domaine des Walderling se trouve sur le chemin de Laudengen. Ensuite... je voudrais me révéler à la baronne. Nous devons mobiliser tous les petits seigneurs, n'est-ce pas ? Il me semble que la situation se prête à gagner sa confiance, après notre exploit d'hier.

Eliz y réfléchit un instant et finit par hocher la tête.

– Je n'y vois pas d'objection, opina-t-elle. Mais s'il devient évident que nous risquons de mettre la troupe en danger, nous nous retirerons aussitôt.

Hermeline acquiesça, et la chose fut entendue. Eliz prit juste le temps de réveiller Razilda qui, à son grand étonnement, dormait encore. Grand Tom n'aurait jamais osé rêver d'une telle escorte, et il n'y eut pas besoin de longs discours pour le convaincre.

Ces deux jours en compagnie des saltimbanques furent fort agréables. Ils étaient simples et chaleureux, et même après les prodiges dont ils avaient été témoins la veille, ils acceptèrent aisément qu'Eliz éludât la plupart des questions les concernant. La reconnaissance n'était, pour eux, pas un vain mot. En outre, leurs rangs n'étaient pas dénués de marginaux et tous savaient à quel point la curiosité pouvait être malvenue.

Comme il avait été prévu, ils arrivèrent sur les terres des Walderling, tôt, le matin du mariage. Érigé sur une modeste colline, leur manoir dominait la campagne alentour. Ses tours trapues et ses toits d'ardoises lui donnaient un petit air rustique qui aurait fait froncer le nez à plus d'un noble de la cour.

Lorsqu'ils pénétrèrent dans l'enceinte du domaine, la cour de terre battue bruissait d'agitation. Des serviteurs s'affairaient de tous côtés, portant planches, guirlandes de fleurs, arbustes en pot ou rouleaux de tissu. Certains conduisaient des bêtes, vaches et cochons, probablement en direction des cuisines. Invectives, appels, coups de marteau et cris d'animaux fusaient de toutes parts dans un vacarme indescriptible. Des laquais en livrée tentaient d'organiser tout ce petit monde pour éviter qu'ils ne se marchassent sur les pieds.

Les bateleurs furent guidés vers l'espace qui leur avait été réservé et ils n'eurent qu'à chasser quelques poules pour pouvoir s'y installer. Lorsque Grand Tom laissa ses compagnons à l'œuvre pour aller se présenter à la baronne, Hermeline demanda aussitôt à l'accompagner. N'imaginant pas la quitter d'une semelle, Eliz s'invita également, ce qui poussa Saï à faire de même. Et finalement, ce fut tout le petit groupe qui se dirigea vers l'entrée du manoir.

Devant les portes grandes ouvertes, un laquais les toisa d'un air hautain.

– Aujourd'hui, Madame est très occupée, annonça-t-il d'un ton guindé. Je ne sais pas si elle aura le temps de vous recevoir.

Il les planta là, sur les carreaux noirs et blancs du vaste hall d'entrée. Or, il se trouvait que la baronne Walderling était grande admiratrice des arts du spectacle. Elle attendait leur arrivée avec impatience et vint les recevoir en personne. C'était une femme ronde, d'une cinquantaine d'années, au visage bienveillant. Elle était vêtue d'une robe noire très simple, bien pratique pour superviser elle-même tous les préparatifs du mariage.

– Soyez les bienvenus, les accueillit-elle en descendant le grand escalier de pierre à pas pressés. J'espère que vous avez pu accéder au coin qui vous était réservé. C'est un tel bazar dans la cour aujourd'hui ! Nous sommes en train de monter une scène à l'intérieur. Elle sera à votre disposition, bien sûr ! Nous nous verrons plus tard pour parler du programme.

Grand Tom s'inclina, la remerciant de sa prévenance.

– Ma dame, dit-il, si vous me le permettez, il y a un fait que j'aimerai porter à votre connaissance. Nous avons été attaqués par un Ravageur, il y a deux jours, sur la route des collines. Sans l'intervention de ces courageux voyageurs, nous aurions sans aucun doute tous péri.

La baronne porta une main à sa poitrine, et son visage se fit inquiet.

– Un Ravageur ? répéta-t-elle. Si proche de nos terres ? Voilà qui est fort alarmant.

Elle se mit à arpenter le hall pour soulager son anxiété.

– Hélas ! Les troupes d'élite du roi nous en protégeaient, il n'y a pas si longtemps ! Maudits Sulnites, dès que nous les appelons à l'aide pour repousser d'éventuels monstres, ils se contentent de rire et de se moquer de nos « contes de bonne femme ».

Elle s'arrêta brusquement et fit face à ses visiteurs. Voyant qu'il n'était plus concerné par la discussion, Grand Tom s'inclina et prit congé pour rejoindre sa troupe.

– La bête est-elle bien morte ? s'enquit la baronne. À qui devons-nous cet exploit ?

Hermeline s'avança.

– Si je comprends bien, ma dame, l'administration sulnite ne vous satisfait guère, dit-elle.

Leur hôtesse fronça les sourcils, surprise du ton employé par la jeune fille.

– En effet, confirma-t-elle. Ils ne nous prennent pas au sérieux, et désorganisent totalement notre île. Et voilà maintenant qu'ils veulent réquisitionner des terres pour s'installer ! Mais dites-moi, puis-je savoir qui vous êtes ? Est-ce vous qui avez pourfendu le monstre ? Vous me semblez bien jeune pour cela.

Hermeline se redressa de toute sa taille et posa une main sur son cœur.

– Je n'étais pas seule. Nous avons combattu ensemble, avec mes compagnons. Quant à moi, je suis Hermeline Soltanhart, fille d'Alarick VIII.

Les yeux de la baronne s'écarquillèrent dangereusement. Puis elle scruta le visage de la jeune fille.

– Ne restons pas là, dit-elle alors hâtivement, suivez-moi dans mon bureau.

Elle les guida dans les couloirs puis les poussa dans une petite pièce dont elle referma soigneusement la porte.

– Nous serons plus à l'aise pour parler, affirma-t-elle en caressant machinalement le sous-main en cuir du grand bureau. Vous pourriez effectivement fort bien être la princesse héritière, mais il y a longtemps que je ne me suis plus rendue à la cour.

Hermeline dégaina Soleil Triomphant qu'elle montra à la baronne. Pendant que leur hôtesse admirait sa lame à la lumière qui rentrait à flot par l'unique fenêtre de la pièce, Eliz se présenta à son tour. Cela suffit à la convaincre autant qu'à la pousser sur des sommets de nervosité. Elle saisit une statuette de cheval qui piaffait sur la console près de la fenêtre.

– Quelles sont vos demandes ? questionna-t-elle en retournant anxieusement l'objet entre ses mains. Je ne suis qu'une petite noble sans grand pouvoir.

– Pour chasser les Sulnites, nous aurons besoin de tout le monde, du peuple et des seigneurs locaux ! argumenta Hermeline. La Résistance peut gérer l'organisation et la planification, mais nous devons savoir sur qui nous pouvons compter, et qui sera prêt à répondre à l'appel quand cela sera nécessaire.

La discussion se prolongea. Il était évident que la baronne souhaitait voir disparaître l'occupation sulnite, toutefois, elle était peu sûre d'elle et ne semblait pas comprendre en quoi son aide pouvait compter. Insistante, Hermeline lui donna plusieurs pistes. Elle devait parler à ses vassaux et identifier les plus patriotes, les rapprocher d'elle et entreprendre d'entraîner des troupes sérieusement. Il était également de sa responsabilité de contacter les seigneurs dont elle était proche et de faire passer le mot. La Résistance n'arriverait à rien sans eux.

La baronne acquiesçait pensivement, et Hermeline sentit qu'elle commençait à se projeter dans l'action. La princesse décida d'enfoncer le clou. Elle se plaça devant la fenêtre et se dressa de toute sa stature. Le soleil du matin dessina un halo autour de ses mèches brunes.

– Vous avez vu ce que nous sommes capables de faire, déclara-t-elle, une main sur la hanche. Cette fois-ci, nous avons tué un Ravageur avant qu'il n'atteigne vos terres et vos gens, cependant nous ne serons pas toujours là si cela devait se reproduire. Nous avons le pouvoir de changer la situation, mais nous avons besoin de renfort. Et je vous assure que je saurai me souvenir de tous ceux qui ont œuvré avec nous pour le retour à l'ordre.

Ce fut sur ses paroles décidées qu'ils prirent congé de la baronne, en espérant avoir semé les graines de la résistance.

Toute la matinée, pendant que la petite troupe d'artistes préparait costumes et matériel, des calèches rutilantes défilèrent, vomissant un flot ininterrompu d'invités dont les chatoyants atours étaient dissimulés sous d'épaisses pelisses de fourrure.

Les bateleurs donnèrent leur représentation à l'heure du banquet. Comme l'avait annoncé la voyante, le spectacle fut impressionnant et Saï, de l'arrière de la scène où elle faisait office d'aide polyvalente, s'en trouva émerveillée. Jongleur, cracheuse de feu, pitres, acrobates, tous maîtrisaient leur art à la perfection et les invités riaient et applaudissaient de bon cœur. La baronne Walderling n'avait pas embauché n'importe quelle troupe. Quand la représentation fut terminée, les artistes saluèrent et retournèrent se reposer à leur campement, laissant les convives à leur banquet qui menaçait de se prolonger indéfiniment.

L'après-midi même, il régnait dans le camp une paresseuse torpeur, lorsqu'un homme s'en approcha. Élégant et fort bien mis, il appartenait sans aucun doute à la noce et, au vu de son attitude empruntée, il se sentait bien peu à sa place au milieu des roulottes.

– Excusez-moi, jeune homme ! héla-t-il le jongleur qui rangeait son matériel. Pouvez-vous me dire où je pourrais trouver votre chef ?

– Notre chef ? Si vous voulez dire Grand Tom, il est là-bas, en train de faire un bras de fer avec Eliz. Comme ça, vous avez deux chefs pour le prix d'un.

L'homme s'avança dans la direction indiquée, soulevant la curiosité sur son passage.

– Ah ! Je savais que j'aurai ma revanche, cette fois, clama Eliz en écrasant la main de Grand Tom sur le billot de bois qui leur servait de table.

En relevant la tête, elle vit le gentilhomme mal à l'aise au milieu du camp.

– Messire, pouvons-nous vous aider ? demanda Grand Tom en se levant à son tour.

– Mon épouse m'envoie, j'apporte un message pour les pourfendeurs de monstre, annonça précautionneusement l'homme en grattant sa moustache poivre et sel.

En deux enjambées, Eliz fut à ses côtés et l'entraîna plus loin, à l'abri des oreilles indiscrètes.

– Vous êtes le mari de la baronne Walderling ? s'enquit-elle, surprise qu'elle se serve de lui comme d'un messager. Qu'avez-vous à nous dire ?

– Oui, je suis bien le baron, se justifia le gentilhomme. Dans l'urgence, mon épouse a choisi la première personne de confiance de son entourage.

Eliz fronça les sourcils à la mention de l'urgence. Elle laissa toutefois l'homme continuer.

– D'après les affirmations de plusieurs de nos invités, une patrouille de soldats sulnites a trouvé le corps du Ravageur que vous avez tué. Ce haut fait les a inquiétés. Ils se demandent qui peut en être à l'origine. Ils ont interrogé les villageois et les paysans des alentours. Beaucoup en ont profité pour se moquer d'eux, vous voyez. Leur dire que s'ils prétendaient gouverner l'île, se débarrasser de telles bêtes devraient faire partie de leurs attributions et qu'heureusement que les guerriers d'élite du roi remplissaient encore leur devoir. Il n'a pas fallu longtemps pour que les Sulnites amalgament troupes d'élites et résistants. Ils sont sur le pied de guerre, persuadés qu'une telle personne erre dans la région. Vous ne devriez pas vous attarder ici. Si vous avez besoin de refaire le plein de provisions, n'hésitez pas à passer aux cuisines avant de partir. Et surtout, soyez prudents.

Eliz remercia le gentilhomme qui s'empressa de retourner vers ses invités. Elle poussa un long soupir en passant ses mains sur son visage. La discrétion n'était vraiment pas leur point fort, mais elle aurait aimé rester invisible un peu plus longtemps.

– Un problème ? s'enquit Grand Tom.

La guerrière hocha la tête, fataliste.

– Je réveille ceux qui font la sieste, et nous partons aussitôt. Je suis désolée, Grand Tom, notre prochaine partie devra attendre.


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