1- "J'aurais dû leur parler de mes recherches bien plus tôt." 2/2


Ce jour-là, ils avaient enfin pu cheminer dans une relative sécurité. Au nord de leur trajectoire, une véritable forêt s'étendait et non un de ces petits bois ridicules qu'ils avaient tant croisés depuis Grünburg. Ils s'étaient empressés de faire un détour pour gagner son couvert. Couvert dont ils n'étaient toujours pas sortis alors que le soleil rejoignait presque l'horizon.

Avec son efficacité habituelle, Kaolan les avait guidés vers une petite clairière parfaite pour établir leur campement. Les sacs furent abandonnés dans l'herbe avec soulagement. Saï s'accroupit pour grattouiller Tempête derrière les oreilles, ravie qu'il soit resté avec eux cet après-midi-là.

Razilda massa ses épaules endolories.

– Yerón, tu commences à monter les tentes, ordonna-t-elle. Saï, va chercher du bois avant que le soleil ne se couche compl...

– Je sais ! l'interrompit Saï avec une animosité soudaine. C'est pareil tous les soirs, je ne suis pas idiote !

– Se souvenir des tâches, c'est tout de même dans nos cordes, compléta Yerón avec la même mauvaise humeur.

Razilda fronça les sourcils devant cette insoumission soudaine. Que leur prenait-il ce soir ?

La princesse Hermeline qui venait de se laisser tomber dans l'herbe, se releva vivement.

– Allez, ce soir, la corvée de bois est pour moi, dit-elle. Nul besoin de s'énerver.

Saï la regarda s'éloigner en se mordant les lèvres avec culpabilité. Ce n'était pas la répétition de la tâche qui l'avait excédée. Elle se releva d'un bond et partit à sa suite.

– Hé, Hermie, attends-moi ! Je t'accompagne ! cria-t-elle.

Eliz qui s'était aussi attelée au montage d'une tente, releva la tête de son ouvrage, visiblement chagrinée de sa familiarité.

– Saï, je te rappelle que tu parles à l'héritière du trône de Riven'th, dit-elle en haussant la voix à l'adresse de la jeune fille qui s'éloignait.

– Ça ne me concerne pas, je ne suis pas rivenz ! jeta celle-ci par-dessus son épaule, sans arrêter sa course.

– Mais enfin, cela n'a aucun rapport ! s'insurgea Eliz en se relevant. Je ne me suis pas adressée à l'empereur jultèque en l'appelant « mon pote », que je sache !

Un bruit étrange se fit entendre derrière elle. Ce ne fut qu'en se retournant qu'Eliz comprit qu'il s'agissait de Razilda qui riait.

Elle resta un instant décontenancée devant ce spectacle inédit.

– Sa Majesté aurait sûrement adoré cela, dit Razilda, le visage soudain illuminé d'un amusement non retenu, jamais tu ne serais ressortie vivante du palais.

– Oui, j'ai cru comprendre que vous ne plaisantiez pas avec l'étiquette, rétorqua Eliz avec dérision.

Le montage du campement venait d'être terminé lorsque les deux jeunes filles revinrent en courant, très excitées. Elles jetèrent sans façons leur fagot de branches mortes entre les tentes.

– Venez voir ce qu'on a trouvé ! appela Saï. Ça vaut le coup d'œil !

Elles conduisirent le reste du groupe à travers la forêt jusqu'à ce que celle-ci s'interrompît brusquement, les laissant à découvert au sommet d'une falaise. Un vent vif y soufflait, fouettant mains et visages.

Le ciel rougeoyait au-dessus du paysage qui s'offrait sous leurs pieds. Le large ruban d'un fleuve déroulait ses anneaux paresseux jusqu'à se jeter vers le soleil, loin à l'ouest. Un scintillement d'or y laissait deviner la mer.

– Regardez, annonça Eliz en indiquant la même direction. La masse noire là-bas, c'est Riven ! Nous devrions y être dans un jour ou deux, pas plus !

– Vraiment, Capitaine ? Alors, vous me ramenez à Riven ? demanda Hermeline avec malice.

– Nous verrons ! grogna Eliz en se renfrognant. Allez, retournons au campement.

Le groupe profita du spectacle encore quelques instants avant de s'enfoncer à nouveau dans les bois, Eliz retint Yerón et Saï par l'épaule.

– Pas si vite, tous les deux, commença-t-elle à mi-voix, en laissant le reste du groupe les distancer. Qu'est-ce qu'il vous a pris tout à l'heure avec Razilda ? Y a-t-il un problème ?

– Un problème ? s'indigna Yerón. Évidemment qu'il y a un problème. Pas d'hypocrisie, s'il te plaît, cela ne te va pas.

– Je ne supporte plus son comportement, gronda Saï entre ses dents. Son attitude hautaine, ses remarques dédaigneuses, ses ordres, on dirait qu'elle fait tout pour nous pousser à bout !

Eliz soupira, elle ne pouvait pas leur donner tort.

– C'est vrai qu'elle n'est pas facile à vivre, mais je pense surtout qu'elle n'a pas l'habitude de travailler en équipe. Nous devons faire un effort, suggéra-t-elle.

Saï laissa échapper un rire incrédule.

– Alors ça, c'est la meilleure ! Tu fais des efforts toi, peut-être ?

Eliz posa ses mains sur ses hanches, l'air outragée.

– Bien sûr que j'en fais ! s'exclama-t-elle. Est-ce que vous m'avez déjà vu la frapper ? Non ? Eh bien, je vous assure que cela nécessite une maîtrise de tous les instants !

– Et pourtant, ce n'est pas faute de lui avoir suggéré l'idée, ajouta Griffe.

Ce fut au tour de Yerón de rire franchement.

– Très bien, je te promets que nous allons suivre ton exemple, et garder notre calme en toutes circonstances, affirma-t-il, une lueur moqueuse dans ses yeux bleus.

– Je suis heureuse de l'entendre, conclut Eliz en hochant la tête sentencieusement.

Les deux jeunes gens échangèrent un regard réjoui et se mirent à courir vers le campement en pouffant de rire.


La nuit se déroula sans incident. Ils se levèrent avant l'aube pour emballer leurs affaires et faire disparaître toutes traces de leur passage. Ceci fait, ils se retrouvèrent sur la falaise où ils avaient décidé de prendre leur petit-déjeuner avant de partir, en attendant les premiers rayons du tardif soleil de cette fin d'automne.

La nourriture fut étalée sur une large pierre plate qui s'y prêtait parfaitement et tous prirent place autour d'elle. Un couteau dans une main, Yerón s'empara d'une grosse miche de pain entamée.

– Razilda, désirez-vous une tranche de ce pain à peine rassis ? demanda-t-il avec une affabilité provocatrice.

L'interpellée leva un sourcil surpris.

– Je te remercie, je me servirais moi-même, dit-elle. Comme à l'accoutumée.

Saï enfonça aussitôt ses dents dans une pomme pour ne pas éclater de rire. À ses côtés, Eliz foudroya le jeune homme du regard en le menaçant silencieusement de la pointe de son couteau avant de reporter son attention sur la saucisse sèche qu'elle était en train de découper en tranches.

Yerón ne put s'empêcher de suivre son mouvement des yeux et fronça soudain les sourcils.

– Qu'est-ce donc ? Sur quoi es-tu en train de couper ?

– Sur la même pierre que toi ? proposa Eliz, déconcertée par son changement de ton.

Une lueur d'intérêt s'alluma soudain dans le regard du jeune homme.

– On dirait qu'il y a quelque chose de gravé sur la surface, dit-il.

Et sans aucun respect pour le déjeuner de ses amis, il balaya la nourriture étalée sur la pierre d'un grand geste du bras. Ignorant les protestations, il commença déblayer les feuilles mortes et à gratter la mousse. Comprenant qu'il ne serait plus question de repas tant que le jeune homme n'aurait pas assouvi sa curiosité, ses compagnons reposèrent les aliments qu'ils avaient rattrapés au vol pour l'aider dans sa tâche.

Petit à petit, la surface nue de la pierre commença à apparaître, révélant l'inscription qui y était gravée. Les premières lueurs du soleil levant l'éclaboussèrent, permettant à Yerón de la lire.

– Fantastique ! jubila-t-il. Il s'agit de l'une des stèles de Kadwyn !

– Kadwyn ? Tu parles de Kadwyn l'Aventureux, l'explorateur pwynys ? demanda la princesse Hermeline.

Razilda hocha la tête, d'un air entendu.

– Ah, il nous a laissé plusieurs de ces stèles sur Jultéca'th. Visiblement, cet homme aimait marquer son passage.

Saï regarda ses compagnons l'un après l'autre et constata avec embarras qu'hormis Kaolan, elle était la seule à ignorer de quoi ils parlaient. Elle eut soudain honte de son manque d'éducation et ouvrit grand les oreilles pour en apprendre davantage.

– C'est tout à fait vrai, il a laissé de ces stèles sur toutes les îles connues, expliqua Yerón avec enthousiasme. Il a ainsi marqué des lieux remarquables et des paysages dignes d'attention. Mais le plus extraordinaire...

Il s'interrompit alors, se rendant compte pour la première fois qu'il n'avait jamais parlé à ses compagnons des détails de sa quête. Ils avaient accepté que son but était la Bibliothèque Mythique et Universelle, probablement en spéculant sur sa santé mentale, mais il ne leur avait jamais parlé des détails qui l'y conduisaient.

– .. le plus extraordinaire, reprit-il, c'est que c'est la découverte de son journal qui a servi de base aux recherches de la Sage Aethel. Les recherches même qui me mènent à la Bibliothèque ! Je suis sûr que c'est un signe envoyé par Fawan !

– Et ces recherches, elles sont secrètes ? demanda soudain Saï avec curiosité. Tu n'as pas le droit d'en parler ?

– Euh non, enfin, si...

Yerón se troubla. Il se souvenait des précautions qu'il avait prises avec Kerentis pour que son ami ne sût rien de ses projets. Maintenant, le secret dont il s'entourait lui paraissait ridicule et égocentrique. Ses compagnons étaient avec lui jour et nuit, connaissaient son but et l'avaient même débarrassé d'un assassin. Quelques détails en plus ne les mettraient pas davantage en danger qu'ils ne l'étaient déjà. Il se redressa et se mit à déambuler.

– Pour tout vous dire, il y a environ deux-cent-cinquante ans, Kadwyn aurait visité, au péril de sa vie, une île inconnue. J'y ai bien réfléchi, et je me demande maintenant s'il ne s'agirait pas, soit de l'Île des Tourbillons dont parlait Jabril, soit de la patrie des Sulnites, puisque nous ne savons pas d'où ils viennent. À moins que ce ne soit qu'une seule et même île, ce serait tout à fait possible.

Je n'ai malheureusement que très peu de détails sur la région que Kadwyn a découverte. Aethel n'a pas dû juger bon de recopier ce qu'il avait déjà noté sur son journal. Quoi qu'il en soit, il a ramené quelque chose de cette île, soigneusement enfermée dans un coffret. C'était tellement important qu'il a voulu le présenter à un convent d'intellectuels, représentant toutes les îles connues.

Il suspendit un instant son discours. Eliz laissa échapper un léger sifflement impressionné. Ses compagnons le fixaient tous avec intérêt, attendant la suite.

– Malgré la reconnaissance de leurs travaux à leur époque, peu d'entre eux sont passés à la postérité. Le plus connu est Charif Al Dîn, l'astronome jezzeran, j'imagine que vous le connaissez, n'est-ce pas ?

– Charif le Fou, commenta Hermeline avec dérision. Notre précepteur nous en a parlé. Il a nommé de nombreux corps célestes et calculé leur mouvement, avant de perdre la boule à la fin de sa vie.

Yerón acquiesça.

– Ses travaux sont célèbres et largement utilisés de par le monde. Les autres ne sont pas aussi connus, malheureusement, mais je possède leurs noms, peut-être vous évoqueront-ils quelque chose ? Le représentant rivenz s'appelait Bastian Hammerstein, c'était une sorte de géologue, d'après ce que j'ai compris. Le connaissez-vous ? demanda-t-il avec espoir en se tournant vers les deux Rivenz du groupe.

– Hammerstein est le nom d'une vieille famille de la noblesse, dit Hermeline pensivement. Mais ce prénom ne m'évoque personne en particulier.

Eliz confirma d'un signe de tête, elle n'en savait pas plus.

– Tant pis, reprit Yerón avec une moue déçue, je m'y attendais. La représentante jultèque était la comtesse Jessera d'Airain. Ce devait être une riche mécène qui se piquait de science. La connaissez-vous, Razilda ?

La Jultèque secoua la tête négativement en mastiquant une tranche de ce pain à peine rassis. Ce qu'elle tut c'était que ce nom lui disait quelque chose, il avait une sonorité familière. Où diable avait-elle bien pu l'entendre ? C'était réellement agaçant ; si elle commençait à ne plus se souvenir des détails, aussi infimes soient-ils, à quoi servait-elle ?

Yerón se mordit la lèvre, désappointé.

– Et le dernier était un marchand derujin féru de botanique, Senka Nikedo, est-ce que ce nom parle à quelqu'un ?

Et son ton était si dénué d'espoir en regardant Saï et Kaolan que c'en était vexant. La jeune fille secoua la tête, contrite, tandis que l'homme-félin haussa les épaules, ne comprenant même pas que l'on puisse lui poser la question.

– Et on sait ce qui s'est passé durant cette réunion ? demanda Eliz avec curiosité. Qu'y avait-il dans le coffret ?

Yerón secoua la tête.

– Si l'un d'eux l'avait relaté, je suis sûr que l'information nous serait parvenue. C'est malheureux, mais nous ne savons absolument pas ce qui s'est passé lorsqu'il se sont réunis, ni même si cette assemblée a réellement eu lieu. Kadwyn n'a plus donné signe de vie après avoir parlé de son intention de l'organiser.

– Ce n'est guère encourageant, remarqua Eliz en se relevant, sac au dos. À mon avis, Kadwyn s'est fait assassiner par des Sulnites qui n'ont pas apprécié qu'il vole une relique sur leur île.

– Voilà qui me paraît une théorie un peu simpliste, commenta Razilda. Il ne serait guère étonnant qu'il y ait bien plus en jeu qu'une simple vengeance.

Une étincelle de colère flamboya dans les yeux d'Eliz qui s'apprêta à rétorquer, mais elle croisa le regard de Yerón qui attendait sa réaction avec un amusement un peu trop évident. Elle referma la bouche au prix d'un énorme effort et finit par marmonner avec réticence :

– ... grmbll, ... pas impossible, après tout, les théories, c'est pas mon fort...

Et elle se détourna avec agacement après avoir fusillé Yerón du regard.

– Allez, nous avons assez perdu de temps, mettons-nous en route ! acheva-t-elle brusquement en s'éloignant à grand pas, sans vérifier derrière elle si ses amis lui emboîtaient le pas.


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