"Je me suis dit que j'avais vraiment été idiot de ne pas
leur avoir parlé de mes recherches plus tôt."
Yerón, amateur du culte du secret.
Adàn Eskandar descendait en hâte les grands escaliers de pierre pour rejoindre son bureau. Au passage de sa haute stature, le personnel rivenz du château s'écartait vivement, semblant vouloir s'incruster dans les tapisseries qui ornaient les murs. Depuis qu'il avait pris son poste de gouverneur de Riven et établi ses quartiers dans les plus beaux appartements du palais royal, il ne se souvenait pas avoir déjà malmené un seul serviteur ici, pourtant tous lui jetaient des regards de bêtes traquées. Il avait cessé de s'en irriter.
Il fallait convenir qu'il était grand, même pour un sulnite, et le voir traverser les halls et les couloirs à grandes enjambées conquérantes était toujours impressionnant. Il avait des cheveux poivre et sel, coupés très courts, habitude qu'il avait gardée de son passé militaire. Son large visage carré était orné de favoris grisonnants et sillonné des rides que les soucis endossés pour la nation sulnite avaient multipliées.
Il aimait admirer l'architecture du palais lors de ses déambulations. Moins raffinée que sur Sulnya'th, ses structures simples reposaient l'œil et mettaient en valeur les ornements muraux. Tableaux, tapisseries, et parfois même larges dalles de faïence rehaussaient de leurs couleurs vives les murs de pierres claires.
Le gouverneur entra dans son bureau avec satisfaction. La pièce, autrefois réservée à sa défunte Majesté le roi Alarick, était vaste et chaleureuse. Le soleil rentrait généreusement par deux grandes fenêtres qui donnaient sur la mer. Elles étaient encadrées par des bibliothèques dont les rayonnages encombrés de livres de toutes tailles, s'élançaient jusqu'au plafond. Le magnifique bureau en châtaignier sculpté, lourd de tiroirs et de rangements divers, était confortablement installé à côté de la cheminée monumentale. Le manteau de celle-ci était fait d'émail bleu dans lequel se détachait le blason des Soltenhart, une épée barrant un soleil d'un jaune flamboyant. Au-dessus du blason, une véritable épée était accrochée, protégée par un fourreau décoré de pierres précieuses. Lorsqu'il travaillait dans cette pièce, le regard du gouverneur Eskandar s'y attachait souvent, caressant ses formes avec gourmandise.
Pour l'heure, l'homme s'installa au bureau. Il avait dû le faire rehausser après avoir passé une semaine à travailler courbé en deux et en avoir conçu des maux de dos intenses. Les rivenz étaient si petits ! À son arrivée sur l'île, il avait trouvé extrêmement étrange d'évoluer dans un environnement où il dépassait tout le monde de plus d'une tête.
Cependant, ce n'était pas la pire des bizarreries rivenz auxquelles les sulnites avaient été confrontés. Le gouverneur déplaça avec affection le portrait miniature de son épouse, sa douce fleur restée sur Sulnya'th. Comment les rivenz pouvaient-ils laisser leurs femmes s'avilir à faire des tâches d'hommes ? Il en avait même vu dans les rangs de l'armée et des gardes du palais. Nombre de ses compatriotes en avaient été déstabilisés, se battre contre des femmes allait à l'encontre de leur éducation. Avec les responsables de l'armée, il avait dû procéder à des campagnes d'informations à répétition pour expliquer aux soldats qu'ils n'avaient pas à respecter les femmes rivenz davantage qu'elles ne se respectaient elles-mêmes.
La philosophie des rivenz lui était complètement incompréhensible. Lorsque Ramina l'avait choisi parmi tous ses prétendants, il n'avait jamais été aussi heureux et dévouer sa vie à son bonheur à elle, à lui apporter tout ce qui pourrait la combler, lui avait paru et lui paraissait encore la tâche la plus honorable qui soit.
La société rivenz était visiblement bien plus barbare. Peut-être que l'occupation sulnite pourrait leur apporter un peu du raffinement qui leur manquait tant.
Le gouverneur Eskandar se sortit de sa rêverie nostalgique. Avec un soupir, il approcha de lui la pile de documents qu'il n'avait pas fini de traiter la veille. Il caressa pensivement ses favoris tout en relisant le premier document. Il s'agissait d'un message envoyé de Pwynyth'. Un de leurs agents sur place lui envoyait la description d'un jeune pwynys à éliminer. D'après une enquête menée conjointement avec son contact habituel à Jultéca, ce jeune homme devait actuellement se trouver à Riven'th. Le message d'Ardeshar, l'astronome de la cour impériale, qui lui donnait les compléments d'informations dont il avait besoin, avait un ton pressant et presque désespéré. Le gouverneur pouvait sentir que l'homme tentait probablement de réparer une erreur avant que le Prince ne s'en rendît compte.
Eskandar réfléchit quelques instants pour synthétiser les informations éparpillées sur les différents messages. Un jeune homme pwynys avait quitté sa patrie pour se rendre sur Jultéca'th à la recherche d'il ne savait quelles informations que le Prince voulait garder secrètes. En chemin, d'après l'enquête d'Ardeshar, il avait rejoint un groupe composé d'une espionne jultèque et d'une rebelle rivenz, manipulées par l'empereur jultèque pour prouver son alliance avec Sulnya'th. Mais l'espionne s'était révélée non fiable et l'ordre avait déjà été donné de la sortir du jeu. Tout ce petit monde arpentait impunément Riven'th et on attendait visiblement de lui qu'il fasse le ménage dans ce bazar.
Sentant monter un début de migraine, l'homme se massa le front. Ce genre de plan alambiqué ne lui avait jamais plu. Il prit une feuille blanche et une plume et commença à rédiger des ordres pour les principales garnisons sulnites réparties sur tout Riven'th. Chaque soldat devait prêter attention à tout phénomène étrange et inexpliqué qui pouvait résulter de l'emploi des pouvoirs pwynys. Au moindre doute, ils devaient enquêter sur la source du phénomène et le prévenir aussitôt. Cela lui semblait être le meilleur point de départ. Ensuite, il allait devoir convoquer au palais le petit marchand jultèque qui lui servait de liaison officielle avec le pouvoir impérial, il avait besoin de savoir où les jultèques en étaient avec leur espionne et les informations qu'ils possédaient sur son groupe.
Des coups pressants frappés à la porte interrompirent ses réflexions.
– Entrez ! cria-t-il d'une voix forte.
L'homme replet au visage intelligent qui apparut à la porte était son assistant. Il tenait un message à la main.
– Votre Excellence, dit-il, je suis navré de vous déranger mais nous avons reçu des nouvelles de l'opération à Grünburg.
Le gouverneur se leva d'un bond, une lueur d'excitation dans les yeux.
– Parfait ! Donnez-moi ça ! s'écria-t-il.
Il décacheta le pli et commença à le lire avidement. Son visage changea d'expression au fil de sa lecture. Lorsqu'il eut fini, il releva des yeux brillants de rage sur son assistant.
– Comment est-ce possible ? cria-t-il. Ils n'ont trouvé personne ! PERSONNE ! Nous avions pourtant des informations, n'est-ce pas ? Elles étaient censées être fiables, n'est-ce pas ? La ferme était DÉSERTE ! C'est impossible ! Quelqu'un a dû les prévenir, il n'y a pas d'autre explication ! Il y a eu une fuite sur notre opération. Je veux une enquête sur le sujet, vous m'entendez ! IMMÉDIATEMENT !
Balbutiant des « Oui, Votre Excellence. » « Je l'ignore, Votre Excellence. » « Tout de suite, Votre Excellence ! », l'assistant du gouverneur battit en retraite devant la fureur de son maître. Dès que la porte se referma derrière lui, Adàn Eskandar abattit rageusement son poing sur un élégant guéridon, dont le pied se rompit sous le choc. Feuerbach ne perdait rien pour attendre. Il trouverait un moyen de l'atteindre, il mettrait tout en œuvre pour tordre le cou à ces maudits rebelles !
***
Dès qu'Eliz jugea qu'ils s'étaient assez éloignés de Grünburg et que le couvert des arbres leur fournissait un abri suffisant, elle permit au groupe une pause bien méritée. La princesse Hermeline s'était à peine adossée contre un arbre pour reprendre son souffle qu'elle vit la guerrière arriver sur elle comme une furie, encore échevelée et la joue tachée d'un sang qui n'était pas le sien. Vaguement inquiète, elle se raidit.
– Altess... Herm...Mademoiselle ! s'écria Eliz. Vous devez absolument me dire ce qu'il s'est passé depuis mon départ de Schelligen, que vous est-il arrivé et dans quel état est le pays ? J'ai besoin de tout savoir !
Hermeline s'assombrit et se laissa glisser contre le tronc jusqu'à se trouver assise entre les racines de l'arbre. Toute ouïe, Eliz s'accroupit à son niveau.
– Quand les sulnites sont arrivés, mon frère et moi nous sommes réfugiés au palais, dans ma chambre ; avec des serviteurs et quelques gardes, commença à raconter la princesse. C'était votre lieutenant qui organisait la défense et les barricades, je m'en souviens bien. Nous étions tous terrifiés. Nous tendions l'oreille, craignant d'entendre céder les portes du palais. Soudain le Capitaine Johann a fait irruption dans la pièce. Mon père lui avait ordonné de nous cacher, nous a-t-il dit. Il nous a emmené tous les deux dans les souterrains du château, par un passage secret que je ne connaissais pas. Nous nous y sommes terrés pendant longtemps. Il y avait quelques réserves de nourriture, du poisson séché et des vieux biscuits, essentiellement.
« Lorsque nous avons commencé à entendre la rumeur des bruits de combat, le capitaine s'est mis à tourner comme un lion en cage. Il pestait et grommelait tout seul. C'en était presque effrayant. Mais lorsque les échos de combat se sont tus, ça a été encore pire. Ignorer l'issue de la bataille a été une véritable torture.
Hermeline se tut un instant, les yeux dans le vague de ses souvenirs. Eliz acquiesça gravement, ayant partagé cette souffrance depuis si longtemps. Tous s'étaient rassemblés autour d'elles pour écouter.
– Après une éternité, nous sommes enfin sortis de notre cachette. Le palais et même l'île, tout était désert. Il n'y avait plus personne. Ne restaient que les traces de destruction et de combat. Le capitaine Johann a tout de suite décidé de retourner à Riven. Nous avons fait la traversée à bord d'un bateau de pêche. Cela a été compliqué... et dangereux. Nous avons plusieurs fois manqué de chavirer. Manœuvrer un voilier ne fait pas partie des compétences du capitaine, ni des miennes. Mais nous nous sommes débrouillés tant bien que mal. Une fois débarqués, nous nous sommes cachés dans une cabane de berger abandonnée, aux alentours de Riven. Le capitaine faisait de fréquentes incursions en ville. C'est là qu'il a appris la mort de mon père... Ça, c'est une nouvelle qu'il a daignée nous annoncer...
Sa voix était soudain pleine de ressentiments. Elle continua pourtant.
– Un jour, il est revenu avec Magda, sa lieutenant de la Garde Saphir. Tous les deux se sont longuement entretenus et le lendemain, ils nous ont séparés. Hermann est parti avec Magda. Cela a été la dernière fois que j'ai vu mon frère. Puis le capitaine Johann m'a emmenée à Grünburg, à la ferme de ses parents, où il m'a laissée avant de repartir s'occuper de me remettre sur le trône. C'est la dernière chose qu'il m'a dite.
Hermeline eut un sourire cynique.
– Comme si c'était une priorité absolue, ou ce que j'attendais de lui avant tout autre chose. Tchh, cracha-t-elle entre ses dents. La priorité, c'est la libération, et la vengeance !
Eliz leva une main hésitante et tapota l'épaule de la jeune fille en un timide geste de réconfort.
– Et nous y arriverons, tous ensemble, sans aucun doute, dit-elle d'une voix décidée. Et que pouvez-vous me dire à propos des sulnites ? Où sont-ils ? Comment se comportent-ils ?
Hermeline secoua la tête.
– Je n'ai pas vu grand-chose de l'état du pays, dit-elle avec regret. D'après les informations que j'ai pu glaner à la ferme, les sulnites ont établi des garnisons un peu partout. Ils vont régulièrement réquisitionner nourriture et matériel dans les environs. Ils n'ont pas l'air de se montrer excessivement brutaux dans leur rapport avec les villageois, mais...
Le visage de la princesse se crispa et sa voix s'altéra.
– ... j'ai quand même entendu parler de plusieurs villages qui auraient été incendiés. S'ils ne trouvent pas ce qu'ils cherchent, ils peuvent se montrer violents. C'est ce que disent les gens.
– Merci, ça suffira comme ça, s'empressa de couper Eliz en voyant les larmes envahir les yeux de la jeune fille.
La guerrière se releva, embarrassée. Ce fut Saï qui, n'étant pas retenue par des histoires de protocole, vint s'asseoir aux côtés d'Hermeline et la prit dans ses bras sans un mot. Eliz leur laissa quelques minutes, déambulant à pas nerveux entre les arbres. Puis, lorsque les regards éloquents que lui lançait Razilda devinrent trop pénibles, elle finit par donner le signal du départ, à contre-cœur.
– Comment ? Pas déjà ! protesta Saï.
Cependant Hermeline se releva, époussetant machinalement son pantalon.
– Non, la capitaine Eliz a raison, nous devons y aller.
Et le petit groupe s'ébranla à nouveau.
La campagne rivenz se prêtait fort mal aux errances d'un groupe de fuyards. Un réseau de routes larges et bien entretenues serpentait entre les collines pour desservir les villages et les fermes isolées. Ce dont nul rivenz n'aurait songé à se plaindre, embarrassait fort Eliz à l'heure actuelle. Elle devait déployer des trésors d'ingéniosité pour tracer des itinéraires qui les garderaient à couvert. Ils zigzaguaient de bois en bois, profitant parfois des routes tôt le matin avant de s'en écarter. Le cheval de Razilda, le seul qui n'avait pas pris la fuite ou été confisqué par les sulnites, avait été remis dans l'enclos de son propriétaire avec un brin de culpabilité. Aussi, le voyage se faisait-il à pied pour tout le monde.
Plusieurs fois, ils virent des patrouilles sur les routes, ou des barrages aux abords d'un village. Les soldats à l'uniforme rouge et or semblaient de plus en plus présents à mesure qu'ils approchaient de la capitale.
Ce qui amenait Eliz à remettre en cause la suite des actions qu'elle avait planifiées. Elle était soulagée d'avoir pu récupérer la princesse Hermeline juste à temps, mais sa responsabilité devenait soudain écrasante. Il n'était plus question de se jeter témérairement dans l'action ni de prendre des risques inconsidérés. La question la tourmentait nuit et jour. Où pourrait-elle bien cacher la princesse ? Où serait-elle en sécurité ?
La dernière conversation à ce sujet qu'elle avait eue avec la jeune fille avait été plus que frustrante.
– J'en ai assez de me cacher ! avait proclamé la jeune fille en tisonnant bien trop violemment leur feu de camp d'une branche morte. Cela ne sert qu'à mettre les gens qui me protègent en danger ! Je veux me battre aussi !
– C'est impossible, nous devons être prudents, maintenant ! avait tenté de raisonner Eliz. Vous devez rester en retrait jusqu'à ce que nous puissions vous rendre le trône en toute sécurité.
– Je n'ai que faire du trône ! Je veux venger mon père, et mon frère peut-être aussi, je ne sais même pas ce qu'il est advenu de lui ! Et la destruction de la ferme, ainsi que ce qu'ils ont fait au village !
Sur ces mots, elle s'était dressée pour pourfendre d'invisibles ennemis de la branche rougeoyante.
Eliz s'était pris la tête entre les mains. Tout se compliquait à une allure bien trop rapide à son goût.
Par bonheur, la princesse s'était bien intégrée au groupe. Elle n'avait jamais été surprotégée au palais, et son séjour à la ferme des Feuerbach l'avait endurcie. Ses manières étaient naturellement simples et elle s'entendait bien avec tout le monde. Elle ne se plaignait jamais de son sort et participait volontiers aux corvées nécessaires. Ce qui ne l'empêchait pas d'avoir des poussées d'agressivité à la vue du moindre uniforme sulnite. Elle utilisait alors entre ses dents tout un florilège d'expressions imagées qui scandalisait Eliz, malgré son niveau assez élevé en la matière.
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