Chapitre XVI
Les talons de Charlie claquèrent sur le bitume presque en fusion, comme les aiguilles d'une horloge qui tintaient à chaque nouvelle seconde. Les aiguilles accélérèrent, Charlie se mit à courir pour atteindre la porte de l'appartement de Marilyn. Son sac à main avait glissé dans le creux de son coude, elle le sentait qui lacérait sa peau. Quelques gouttes de sueur coulaient le long de son nez et s'étaient logées au creux de sa poitrine ; c'était la fournaise, la blonde avait l'impression de cuire dans un four. Elle compta trois respirations saccadées avant que la porte s'ouvre comme par magie.
La course se poursuivit dans la cage d'escaliers, Charlie allongea les foulées et rajusta son sac contre son épaule. Pourvu qu'il n'ait rien de grave. La jeune femme n'eut pas besoin de sonner, son amie l'attendait déjà de pied ferme sur le paillasson.
— Marilyn ! J'ai fait du plus vite que j'ai pu.
— Ne t'inquiète pas pour ça, p'tit bonhomme. Le mal a déjà été fait, venir deux secondes ou trois heures plus tard ne changerait rien.
— Il est vraiment en piteux état ?
— Disons que ça pourrait aller mieux... Et je crois que j'ai oublié de te dire qu'il...
Charlie ne laissa pas finir Marilyn. Elle lui passa devant, telle une furie, et fit claquer ses talons jusque dans le salon. Ezra s'y trouvait, avachi sur le canapé, une poche de glace à la main. La blonde vérifia rapidement l'étendue des dégâts, avant de prononcer quoi que ce soit. Sa lèvre était éclatée, elle semblait avoir doublé de volume ; son oeil droit semblait salement amoché et une belle entaille fissurait son front en deux. Elle essaya de se souvenir de quelle couleur était son tee-shirt quand ils s'étaient quittés ce matin, il lui sembla qu'il était blanc. Ce qui était certain, c'était qu'à présent, il ne l'était plus... La poussière, le sang, les coups l'avaient transformé en un vieux chiffon.
— Mon dieu Ezra, mais qu'est-ce qui t'a pris ? Agresser un homme dans la rue en pleine journée ! Tu crois que j'ai que ça à faire, de venir te chercher comme une baby-sitter alors que j'ai une tonne de boulot à terminer ? Tu n'es pas un gamin, ni un animal, merde !
— Charlie, glissa Marilyn au bout de la pièce. Il est...
— Je ne suis pas censée partir le matin et me demander si mon petit ami va se retrouver avec la tête de Quasimodo en rentrant ! la coupa la blonde. Et qu'est-ce qui se passera, si cet inconnu porte plainte, hein ? T'y as pensé, à ça, avant de lui coller une droite ? Et si la police était passée par là ?
— Ne parle pas aussi fort, ânonna Ezra en se redressant sur le sofa.
— Ne parle pas aussi fort ? Tu te moques de moi, en plus ! J'ai parcouru toute la ville à pied en plein cagnard pour venir te récupérer chez ma meilleure amie, j'ai le droit de parler aussi fort que je veux !
— Charlie, répéta Marilyn. Il est soûl ! Ezra est complètement à l'ouest.
La jeune femme se retourna vers Marilyn, écarquilla les yeux, redirigea son regard vers Ezra. Si son visage n'était pas déjà cramoisi à cause de la chaleur, il était sûr qu'à présent, elle devait ressembler à une groseille. Une groseille bien plus que mûre... Elle laissa tomber son sac sur le sol et rejoignit Ezra en un quart de seconde. Le pauvre homme n'eut pas le temps d'esquiver la première gifle, ni les coups suivants qui s'écrasèrent contre son torse et ses épaules. Il lui fallut quelques secondes de plus pour réaliser ce qu'il venait de se passer. Après la quantité d'alcool qu'il avait écoulée dans la journée, son temps de réaction était devenu bien plus que médiocre...
— Mais ça va pas ? s'écria-t-il en ramenant ses mains contre lui. Tu me fais mal !
— Et moi, tu crois que tu ne me fais pas mal, crétin ? hurla Charlie en fixant ses yeux assassins sur Ezra.
— Je ne t'ai même pas frappée, balbutia le jeune homme en se concentrant pour prononcer ces six pauvres mots.
— C'est tout comme, persifla la blonde.
Charlie recula de quelques mètres, et laissa rageusement filer ses doigts dans ses cheveux. Elle sentait les larmes affluer au creux de ses paupières, cligna plusieurs fois des yeux pour ne pas les laisser s'échapper. Mais à peine leva-t-elle la tête vers le plafond que les premières gouttes coulèrent sur ses joues écarlates.
— Eh, pourquoi tu pleures ? hésita Ezra, déconcerté.
— Tu sais très bien que je ne me contrôle pas, quand je suis énervée ! explosa Charlie.
Marilyn, jusque là silencieuse, se rapprocha de son amie et l'agrippa gentiment par les épaules.
— Est-ce que tu sais pourquoi il est dans cet état ? chuchota-t-elle pour éviter qu'Ezra l'entende. C'est un homme bien, il n'est pas comme ça, d'habitude. Quelque chose ne doit pas tourner rond.
— Pourquoi il est comme ça ? Et bien, demandons-le lui, tiens ! Alors Ezra, pourquoi est-ce que tu as décidé de te troncher la gueule un jour de travail et d'ensuite agresser le premier venu dehors, hein ? J'aimerais vraiment, vraiment savoir ! Parce que tu vois, là, je ne comprends pas. J'ai beau chercher, je ne comprends toujours pas.
Le jeune homme ne répondit rien. Il tenta de soutenir le regard de Charlie mais très vite, ses yeux glissèrent vers le sol. C'était trop dur de lire toute cette amertume sur son visage...
— Ezra, je t'ai posé une question !
Marilyn empoigna fermement la main de la blonde et pressa ses doigts pour lui intimer de se calmer. Elle les sentait trembler dans sa paume. Ezra, lui, s'enferma dans son mutisme. Charlie était irritée, elle était entrée dans une colère noire qu'il n'aurait jamais devinée jusque là. Et à présent, chacun de ses mots, chacune de ses remarques acerbes lui vrillait le coeur. En face de lui, une horloge mécanique affichait l'heure et la date.
17h34 - jeudi treize août 2020
Il devrait avoir vingt-sept ans, aujourd'hui... Un nouveau poignard se ficha dans sa poitrine. Il avait voulu tout oublier, mais la douleur était la seule chose qui ne s'était pas noyée avec l'alcool.
— Bon, je vais le ramener à la maison, fulmina Charlie. Même si tu mériterais que je te laisse retrouver ton chemin tout seul avec tout l'alcool que t'as pris ! Encore heureux que tu aies eu cette pulsion meurtrière juste devant la rue de Marilyn, sinon je n'imagine même pas dans quelle galère je t'aurai retrouvé...
Ezra n'écoutait déjà plus sa petite amie, il se releva en essayant d'oublier la douleur et la nausée et sortit le premier dans le hall. Charlie l'entendit descendre les escaliers de sa démarche mal assurée, et avant de quitter son amie, elle lui demanda :
— Marilyn, il y a deux semaines, Ezra m'a demandée en mariage.
— C'est vrai ? s'exclama cette dernière en essayant de contrôler son excitation. Tu ne me l'avais pas dit ! Félici...
— Non, arrête. Laisse-moi finir et ne dis rien.
— Mais il t'a demandé de l'épouser, ce n'est pas...
— J'ai refusé. J'ai refusé et depuis, j'ai l'impression qu'il est un peu dérouté. Et j'ai peur que sa réaction d'aujourd'hui soit de ma faute... Tu penses que c'est moi qui ai occasionné ça ? Tu penses qu'il va devenir un vieil ivrogne par ma faute ?
— Charlie, si Ezra t'aime vraiment comme il le prétend, il comprendra ton choix.
— Alors tu penses que je n'ai rien à voir là-dedans ?
— Je dis qu'il devrait être capable de passer à autre chose...
Charlie n'ajouta rien. Elle remercia une dernière fois Marilyn d'avoir pris soin d'Ezra, et partit rejoindre celui-ci dans la rue. Mais au creux de son estomac, elle sentait que quelque chose ne tournait pas rond. Ezra était mal, et jamais il ne serait en si mauvais état à cause d'une simple histoire de mariage qui serait tombée à l'eau. Mais peut-être avait-elle tort... elle n'en savait rien. Peut-être s'inquiétait-elle trop. C'était sûrement ça...
***
— ... d'après notre météorologue, les températures ne monteront pas au-dessus de huit degrés, avec un ressenti avoisinant les cinq degrés. Le ciel sera couvert, aujourd'hui ; de nombreuses averses sont à prévoir à partir de dix-sept heures. Sortez vos parapluies ! Et tout de suite, les infos avec Michello et Maria Lortanski !
Derrière les paroles enjouées de la présentatrice, trois notes de musique résonnèrent dans la cuisine et bientôt, la voix grave et cassée du premier journaliste fit résonner le poste radio. Charlie n'écoutait déjà plus, elle se concentrait pour avaler ses médicaments pour le coeur en vidant son café d'une traite. Alessio, lui, fronçait les sourcils et tentait de retenir chacune des informations du jour. Giovanni se tenait également à table, les yeux vides, les lèvres pincées. Parfois, Charlie essayait de deviner à quoi il pensait, s'il réfléchissait au moins à quelque chose ; mais c'était peine perdue. Sa cuillère remuait lentement ses céréales aux fruits secs, et le son du couvert contre le bol en céramique donnait envie à la jeune femme de lui envoyer tout son café à la figure. Ce qu'elle détestait ce bruit...
Elsa fut la prochaine à entrer dans la cuisine. Cheveux encore mouillés, muscles tendus, démarche hâtive, elle semblait pressée. Ou tracassée. Ou bien les deux...
— Mamma ! s'empressa Alessio. Il va pleuvoir, ce soir ! Et un enfant a été porté disparu depuis avant-hier, ils disent que c'est sûrement une fugue mais ils ont quand même lancé des enquêtes. Moi, je pense qu'il a voulu faire l'école buissonnière...
— C'est inquiétant, ça, prononça Elsa.
Sa voix était tendue, elle avait l'air ailleurs.
— Tu sais, cet après-midi à l'école, on va parler du cerveau humain. J'ai très hâte, parce que moi, je connais déjà presque toutes les parties du cerveau ! Je vais pouvoir épater tout le monde. Tu connais tous les endroits du cerveau, toi, Mamma ? Il y a une partie qui s'appelle l'hippocampe, comme l'animal. C'est marrant, non ?
La brune ne dit rien, elle venait d'apercevoir la bouteille sur le plan de travail. La bouteille à moitié vide qu'Andrea avait descendue hier soir. Ses gestes furent réfléchis, orchestrés pour que personne ne remarque ce qu'elle allait faire. Mais Charlie, elle, remarquait tout et observait Elsa sans ciller. Il fallait qu'elle sache si la jeune femme était au courant de quelque chose. En l'espace de quelques secondes, la mère de famille se dirigea vers la bouteille, ouvrit le tiroir juste au-dessus pour en sortir une vieille tasse, et s'empara de l'objet du crime d'une main experte. Et sans que ni Alessio ni Giovanni ne l'aperçoivent, elle rangea prestement la bouteille derrière la poubelle, bien rangée dans un placard. Charlie entendit le bruit du verre qui se cogna contre une autre bouteille. Ce n'était pas la première qu'elle cachait ici, il devait déjà y en avoir une dizaine... Pas de doute, elle était au courant des écarts de son mari.
Elsa dut remarquer le regard insistant de la blonde, car elle lança d'une voix guillerette :
— Bien dormi, Charlie ? Une dure journée vous attend, Andrea m'a parlé de terminer de tailler la dernière rangée de vignes ! Il y en a pour toute la journée.
Le sourire franc d'Elsa perturba Charlie. Cette charmante femme de maison s'y connaissait, en cachotteries...
— Je suis en forme, merci. Et votre mari ?
Le sourire de la mère de famille se transforma en rictus.
— Il est au taquet, tout va bien. Alessio, dépêche toi, je pars d'ici dix minutes. Préviens ton frère, en montant !
Le garçon obtempéra, et ses pas précipités laissèrent la place à la démarche traînante de Lorenzo, qui arrivait dans la cuisine en pantoufles. Le col de son peignoir violet et ses grandes lunettes ne laissaient presque plus de place à son visage.
— Buongiorno tout le monde ! Je vous préviens, aujourd'hui, ma motivation est au point mort. Je pense qu'il était bon de vous prévenir dès le réveil...
Elsa ne prit pas le temps de répondre au jeune homme encore dans les vapes, elle le salua de la main et partit chercher son sac dans le salon. Lorenzo, lui, s'installa aux côtés de Giovanni, qui lui accorda un petit signe du bout des doigts.
— Alors, comment tu vas depuis hier soir ? demanda le brun en dépliant son sachet de thé. Personnellement, je n'ai pas trouvé le sommeil avant... un bon moment. Je n'arrive toujours pas à imaginer que celui qui m'a appris tellement de choses puisse être alcolo.
— Je ne pense pas qu'il soit bon de parler de ça maintenant, commenta Charlie en louchant vers Giovanni.
Lorenzo suivit le regard de la jeune femme et répondit :
— Si c'est pour ça que tu t'inquiètes, je te rassure, il ne dira rien. Muet comme une tombe, le petit Giovanni ! N'est-ce pas, mon gars ?
Ledit Giovanni ne cilla même pas.
— Très bien...
— Il faudra qu'on essaye de creuser tout ça, d'en apprendre davantage.
— Si ça peut déjà t'éclairer, je sais qu'Elsa est au courant de tout. Elle a vu la bouteille et l'a rangée en compagnie de nombreuses autres.
— C'est pas vrai... Et les gosses, tu crois qu'ils sont au courant ?
— Ça m'étonnerait.
Les adultes entendirent Alessio et Gabriele descendre les escaliers en trombe et sortir dans la cour pour rejoindre la camionnette.
— Ils vont en cours tellement tôt ? s'exclama Lorenzo. Il n'est même pas...
— Huit heures ; il est presque huit heures, moment auquel les enfants commencent l'école. C'est toi, qui es complètement décalé, mon pauvre.
— C'est fou...
Charlie vida son café et s'apprêtait à sortir de table, quand Gabriele rouvrit la porte avec fracas.
— Eh oh, sortez tous de la maison ! Tout de suite !
— Tu rigoles ? s'insurgea Lorenzo. Je suis encore en pyjama, moi !
— Mamma m'a demandé de vous prévenir, il faut que vous sortiez tout de suite !
Charlie sentit les trémolos dans la voix de l'adolescent ; quelque chose n'allait pas.
— Et pourquoi ça ? demanda le jeune homme en peignoir, tout en sirotant son thé vert.
— Parce que la grange a pris feu, et qu'il va bientôt se propager à la maison ! Prévenez tout le monde, illico !
Giovanni n'eut pas le temps de bouger, Lorenzo avait déjà recraché tout son thé sur son tee-shirt.
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*Youhouu I'm back !*
Sortez les seaux d'eau, ça va chauffer !! 💦🔥
Sinon, avez-vous compris pourquoi Ezra était dans cet état ? 😯
Pour plus d'action... votons !! 🌟
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