COMME LES OREILLES

Il y avait de la méthode à sa folie, il fallait le lui concéder. On voyait qu'il avait mûrement pesé la question. À sa place, je l'avoue, j'aurais certainement réagi de la même façon.

« Je vois où vous voulez en venir, mais... vous voulez dire que rien ne vous manque de votre ancienne vie ? Ces heures magiques et sans prix passées à peindre certains des tableaux les plus célèbres de l'Histoire ? »

Il a balayé mes objections d'un revers de main avant de tirer une longue bouffée de son étron de camélidé. Il y a eu un long silence au cours duquel j'ai vu ses yeux se voiler.

« Si. Théo. Théo me manque, terriblement. Je l'ai cherché partout, en vain. J'ignore s'il est revenu, lui aussi. Peut-être qu'il est là, quelque part, à se demander si moi aussi, je suis revenu. Ou peut-être qu'il n'a pas eu droit à une deuxième chance, lui. Peut-être que c'est seulement moi. Je lui dois tant, j'ai encore tant à lui dire, et je ne l'ai trouvé nulle part. Je lui écris encore des lettres, quelquefois. Vous savez, la deuxième vie n'est pas plus facile à comprendre que la première. On ne connaît toujours pas les règles, on avance toujours à l'aveuglette, et on cherche toujours ses semblables dans la mêlée, sans savoir si on les trouvera, ni même s'ils existent. Dans ces circonstances, dites-moi, faut-il s'interdire le surf et quelques parties de jambes en l'air, pour aller s'enfermer dans une mansarde miteuse avec son chevalet frigide ? »

Ma déception devait crever les yeux, car il s'est alors penché vers moi d'un air confidentiel.

« Réfléchissez bien. Tous les tableaux que j'ai peints ne valent pas une minute avec le frère que j'ai perdu. Vous êtes encore assez jeune, plus un jeune homme, mais un homme jeune. Il vous reste du temps pour choisir. Vous êtes peintre, n'est-ce pas ? Je l'ai tout de suite remarqué, à quelque chose de hanté dans vos yeux, un vide, un creux sans fond qui cherche sans cesse à se combler et n'y parviendra jamais, du moins pas dans cette vie. C'est comme les oreilles, ça ne repousse pas. Vous pouvez continuer à peindre, mais gardez à l'esprit que les toiles que vous peignez, et celles que vous aimez, ne vous aimeront jamais en retour. Elles ne vous donneront rien. Elles ne vous sauveront pas. Au mieux, elles vous survivront et iront enrichir de gras spéculateurs après votre mort, mais jamais elles ne vous rendront le temps qu'elles vous auront pris. Si elles sont réussies, elles donneront l'illusion saisissante de la vie, mais elles ne seront jamais la vie. Elles resteront ce qu'elles étaient avant que vous ne posiez le pinceau sur elles : de la matière morte et ingrate. La vraie vie se vit avec et parmi les vivants. »

Sur ces mots, il a prétexté un rendez-vous, s'est levé, a réglé l'addition et m'a planté là.

Comme à mon habitude, ce n'est qu'une fois le débat clos que mille et une reparties imparables me sont venues. Après tout, oui, pour qui se prenait-il ? Croyait-il pouvoir être un type normal, sans génie, sans œuvre monumentale à accomplir ? Ne comprenait-il pas que s'il lui avait été permis de revenir, c'était forcément pour une bonne raison ? De quel droit privait-il le monde de nouveaux tableaux de sa main ? Quand bien même le reste de la planète ne le reconnaîtrait pas, les érudits ne s'y tromperaient pas. Une poignée d'élus, au moins, sauraient à qui ils ont affaire, et ne serait-ce pas déjà bien plus que ce qu'il avait eu la première fois ? Mais non, Monsieur préférait faire la plonge au Sexy Boy et se taper un petit cul bien frais à l'heure où blanchit la campagne...

J'ai commencé à songer à des moyens de le ramener dans le droit chemin. Je ne pouvais pas le laisser s'en tirer à si bon compte, et il le savait. J'aurais pu lui dire, par exemple, que je savais où était Théo, mais il ne m'aurait pas cru : il avait une vie d'avance sur moi, il devait me voir venir de loin. Dans l'attente d'une solution plus expéditive, j'ai repris ma filature, en prenant garde cette fois-ci à me faire très, très discret. Toujours les mêmes frasques, le zinc, les coucheries matutinales, un peu de plage les jours de congé. Je l'ai regardé dilapider ses jours et ses nuits, sans rien apporter à l'humanité de cet infini réservoir de visions transcendantes qu'il avait décidé d'enfouir à jamais au fond de lui-même.



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