Chapitre 6 - Le Trappeur
C'est d'ailleurs Spyke qui me propose un troisième membre pour notre équipe : Greg le Trappeur. Je n'aurais pas pensé à lui spontanément. C'est un homme qui touche à tout et qui accepte de la part de Spyke des missions sans surprises lorsqu'il a besoin d'argent, de la reconnaissance, de la surveillance, mais rien de plus. Il vit et travaille selon une certaine éthique, qui est tout à son honneur, mais qui me paraît difficilement compatible avec les aspirations de Tourgueniev au Ceagrande.
— Tu es sûr qu'il a les épaules pour ça ? je demande à Spyke.
— Je l'ai formé.
— Ce n'est pas ce que je veux dire...
— Je l'ai formé, je te dis, me répète-t-il, buté. De toute manière, si ça ne l'intéresse pas, il sera assez grand pour te le dire lui-même.
Il est vrai que le Trappeur n'a jamais eu sa langue dans sa poche pour donner son opinion, j'ai déjà eu l'occasion de m'en rendre compte.
Quatre ans plus tôt
Après une journée de cheval, j'arrive devant la cabane de chasse, en amont de la rivière, emmitouflé dans ma parka pour m'abriter des flocons de neige qui tombent de plus en plus dru depuis quelques heures. Si les registres sont à jour, elle est actuellement occupée par un trappeur nommé Gregory, et aucun volontaire ne sera de trop pour nous débarrasser de nos ennemis. Tenant mon cheval par la bride, je vais frapper à la porte. C'est sa femme qui m'entrouvre la porte, et mon cœur rate un battement : elle ressemble à Cheyenne, avec ses grands yeux noirs, sa tresse sur le côté, et sa façon timide de rester en retrait.
— Que voulez-vous ? me demande-t-elle d'une voix douce.
Elle a tort d'ouvrir ainsi à un inconnu. Même si elle n'a fait qu'entrebâiller la porte, il suffirait que je bloque le battant avec mon pied pour entrer avec une facilité déconcertante, et ce n'est pas le chien qui grogne dans le coin de la pièce qui retiendrait un individu mal intentionné.
— Je m'appelle Jack Kocoum, je viens au nom de la reine pour voir votre mari.
— Il n'est pas là, il est à la chasse. Qu'est-ce que vous lui voulez ? me répond-elle, inquiète. Il y a un problème ?
— Non, j'ai une proposition à lui faire.
Elle m'informe qu'il rentrera peut-être demain ou après-demain, et elle m'invite poliment à demeurer dans la cabane en attendant son retour, mais je refuse. Je ne crois pas que le fait de me trouver chez lui en compagnie de sa très jolie femme constituerait une bonne base pour convaincre le Trappeur de me rejoindre.
Je préfère monter un camp rudimentaire un peu à l'écart, mais suffisamment près pour surveiller. Ce petit bout de femme seule au milieu de la forêt hivernale dans une simple maisonnette en rondins me fait peur pour elle, surtout en ces temps de conflit ouvert.
Le lendemain, au moment où le jour commence à décliner, alors que je me suis réfugié sous ma tente pour essayer de me protéger du vent glacé qui siffle entre les arbres, c'est un canon de fusil qui vient me saluer.
— Qui es-tu ? Qu'est-ce que tu fais là ? interroge le Trappeur d'un ton bourru.
Derrière sa barbe fournie et son manteau de fourrure, je découvre un homme qui ne doit pas être beaucoup plus âgé que moi.
— Jack Kocoum, je lui réponds en gardant les mains en évidence. J'ai une proposition à te faire au nom de la reine.
— Je sais qui tu es, dit-il en relevant son fusil, il y a ton nom sur le tampon qui m'autorise à chasser sur le territoire. Ça fait longtemps que tu es là ?
— Hier soir. Ta femme m'a dit que tu revenais bientôt, alors j'ai décidé d'attendre.
— Elle n'a pas proposé de te loger ? demande-t-il en plissant ses yeux bleu-gris sous des sourcils épais.
— Je n'ai pas voulu abuser de son hospitalité.
— Pas trop froid ? fait-il d'un devant mon air frigorifié.
— Un peu, si, je lui réponds avec un sourire.
Malgré ma parka et ma couverture en laine, la nuit dans l'humidité gelée de la forêt n'a pas été des plus confortables.
— Viens, me dit-il, on parlera au chaud.
J'éteins mon feu de fortune et je rempaquette rapidement mes affaires avant de lui emboîter le pas. Je suis déjà entré ici, c'est une cabane de trappe rustique, mais fonctionnelle. Elle est chauffée grâce à un poêle à bois et contient un espace pour la cuisine et un espace pour dormir qu'on peut fermer par un rideau de toile. Dans un coin de la pièce, toutes sortes de peaux de bêtes sont rangées, en attente d'être vendues ou transformées. Le Trappeur retire sa veste et son pull de laine et les suspend derrière la porte, pour ne rester qu'en t-shirt tant le contraste entre les températures extérieure et intérieure est saisissant.
— Comment se passe la saison ? je lui demande.
— Bien, c'est une bonne année.
— C'est la première année que tu t'installes ici ?
— Oui, j'étais plus à l'Est, avant.
Le Trappeur n'est pas très bavard, il ne fait que répondre à mes questions succinctement. Je considère d'un regard circonspect la tasse de tisane servie par sa femme en attendant le repas, mais elle achève au moins de me réchauffer, couplée à la chaleur de la cuisinière. J'introduis la raison de ma venue :
— Tu sais que le royaume de Faucon est en guerre contre un groupe d'envahisseurs qui réclament la propriété du territoire ?
— Je sais que vous êtes deux à vouloir la même terre.
Aïe, sa vision du conflit n'est pas la bonne, la discussion ne part pas dans le bon sens pour moi.
— Ces terres appartiennent à la reine Sydney, elle est la seule souveraine légitime. Moi, je ne veux rien, à part la paix. Plus cette guerre s'éternise, plus la vie devient difficile au village. J'ai besoin d'hommes comme toi pour y mettre fin.
— Je ne suis pas du village, me répond-il avec rudesse. La guerre ou la paix ne changent rien pour moi, les animaux à chasser seront toujours dans la forêt.
J'argumente en buvant une nouvelle gorgée de ma tasse fumante.
— La guerre est mauvaise pour le commerce.
— Eh bien j'irai vendre ailleurs.
— Les hommes qui revendiquent notre territoire n'ont pas un projet de développement, pas un projet pacifique. S'ils gagnent, ils vont piller, vendre au plus offrant, et partir quand il n'y aura plus rien.
Je force un peu le trait, parce qu'ils ont tout de même l'intention de s'installer ici durablement. Par des jeux d'alliances et d'héritages, ils estiment que Faucon leur revient de droit. Mais il n'y aurait aucun profit pour moi dans leur victoire, j'ai déjà essayé de discuter avec eux, nous n'avons jamais réussi à trouver le moindre terrain d'entente.
— Je ne viendrai pas, m'interrompt-il. Je ne fais pas la guerre. La guerre est pour les gens de la ville comme toi. Moi je vis avec la nature, je chasse pour vivre, et la nature ne fait pas la guerre.
J'arrête d'insister. C'est inutile, j'ai compris son point de vue. Peut-être que je penserais pareil si j'étais à sa place. Pourquoi prendre le risque d'aller se battre pour quelque chose qui ne nous concerne pas ?
— Tu restes manger avec nous ? me demande-t-il tandis que sa femme apporte sur la table une marmite de soupe de viande et de pommes de terre.
— Volontiers.
La nuit est tombée, je n'ai aucune envie de repartir dans le froid glacial. Pendant le repas, je n'évoque plus la guerre, je parle de chasse. Le Trappeur réalise que celui qu'il vient de traiter de gars de la ville connaît bien mieux la nature que ce qu'il imaginait et notre discussion est intéressante. Je chasse des animaux depuis que j'ai l'âge de tenir un lance-pierre, par essai-erreur, en apprenant sur le tas, en suivant les conseils glanés à droite et à gauche. Lui me détaille des pièges que je ne maîtrise pas et des astuces différentes. Sa compagne reste silencieuse tout au long de la soirée. Même pour me servir, c'est lui qui parle. Si je n'avais pas entendu le son de sa voix le premier jour, j'aurais pu croire qu'elle était muette. Je passe la nuit dans la cabane et je repars le lendemain à l'aube.
Ironie du sort, une semaine après ma visite à la cabane de trappe, nous subissons le pire sabotage que nous aurons à vivre de toute cette guerre : l'explosion partielle du barrage hydro-électrique de la frontière nord-est. Les conséquences en sont terribles : des opérateurs qui y travaillaient ont été tués ou blessés, et surtout, une grande partie des terres situées en aval de la retenue d'eau se sont retrouvées brutalement inondées : des champs, des bois, le village en contrebas, et la cabane de chasse.
Gregory le Trappeur, qui a perdu toute sa saison, arrive alors au village pour chercher un abri, de la nourriture, et nous aider à réparer les dégâts. Je le laisse faire, sans aucun commentaire, le logeant avec les autres personnes dont les maisons ont été endommagées, et quelques jours plus tard, c'est lui qui vient me voir spontanément :
— Si ta proposition tient toujours, je veux bien traquer ton gibier à deux pattes.
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