Chapitre 5 - Spyke
En acceptant la proposition d'Andreï Tourgueniev, j'étais convaincu que plus d'hommes me suivraient dans cette entreprise. Ce contrat nous assurera tout l'argent que nous peinons tant à faire rentrer dans les caisses par la voie légale.
Le refus de Yohan a été le plus dur à encaisser. Mais mes frères ont refusé également de nous accompagner, en prétextant qu'ils ne pouvaient pas abandonner leurs affaires à Faucon.
Gael aussi a choisi de rester à Faucon. Pourtant, j'aurais aimé qu'il se joigne à moi, ses compétences médicales et militaires nous seraient des atouts précieux. Cela fait bon nombre d'années que notre entente n'est plus que par intérêt, mais je me souviens avec un fond de nostalgie de notre ancienne fraternité qui nous a permis de dompter ce territoire. Nous avons parlé du Ceagrande et de Tourgueniev cordialement autour d'un verre, mais il me l'a affirmé sans recours possible : c'est lui ou Spyke. La haine qu'ils se vouent réciproquement depuis qu'ils se connaissent crée bien trop de tensions pour qu'ils soient capables de coopérer.
Pour moi, la question ne se pose même pas. Mon meilleur allié, mon meilleur ami, c'est Spyke. Cela fait maintenant six ans que nous travaillons ensemble, pour le meilleur et pour le pire, alors je ne le laisserai pas derrière.
Six ans plus tôt
À demi assis contre un tronc d'arbre, un faisceau de lampe m'atterrit soudain en plein dans les yeux.
— Jack ? fait une voix incertaine derrière le halo lumineux.
C'est Spyke. Qu'est-ce qu'il fait ici ? Je trouve la cohérence d'articuler une question sensée :
— Comment tu sais que j'étais là ?
Constatant que je suis conscient, il détourne la lumière de mon visage. Il semble réfléchir à une parade, mais il ne sait pas mentir.
— Marie-Jeanne me l'a dit, finit-il par répondre.
Mes yeux vitreux regardent dans sa direction à travers l'obscurité. Au plus profond de moi-même, je suis soulagé qu'elle ait été en capacité d'aller chercher de l'aide auprès de Spyke. Mais ça ne change rien. Je ne veux pas le voir, et je ne veux plus jamais entendre parler d'elle.
— Va te faire mettre, je grogne en retour, à moitié comateux.
Je lance vers lui ma bouteille vide pour le faire partir. Apparemment, même ivre mort, je conserve des compétences de visée correctes, parce qu'il est obligé de faire un pas de côté pour éviter de recevoir mon projectile sur les pieds.
— T'es complètement bourré, Jack. Viens avec moi.
Joignant le geste à la parole, il me prend par le bras pour me forcer à me lever. Une partie de mon esprit veut rendre les armes et lui obéir, une autre partie veut lui résister jusqu'à ce que mort s'ensuive. L'incoordination de mes actes qui en résulte fait que je m'étale par terre comme une vieille serpillière. Il comprend que sa tâche va être plus ardue que ce qu'il avait prévu. Il me soulève carrément en passant un bras sous mes aisselles, et il entreprend de me traîner comme il peut vers sa maison.
— Ne me dégueule pas dessus, prévient-il, ou je te laisse au milieu du chemin !
J'ai bien enregistré l'information, mais je préfère ne même pas ouvrir la bouche pour lui répondre, me contentant de traîner les pieds pour avancer comme je le peux en suivant son rythme. Il me lâche finalement devant la porte de chez lui. Je suis à la limite de m'endormir dans l'herbe mouillée tel qu'il m'a posé, mais il ne l'entend pas de cette oreille. Il me verse un seau d'eau glacée sur la tête et je me redresse d'un bond, le souffle coupé, trempé jusqu'aux os.
— C'est bon, tu es un peu plus clair ? me demande-t-il, le seau toujours à la main. Si je te laisse rentrer, tu ne vomis pas sur mon plancher ?
— Juré, je lui réponds sans être en capacité de jurer quoi que ce soit.
Il me fait enlever mon sweat et mon t-shirt pour ne pas dégouliner dans son salon, puis m'accompagne jusqu'à son canapé, où je sombre immédiatement dans un sommeil de plomb.
Lorsque j'émerge le lendemain avec les premiers rayons du soleil, la première idée qui me vient est que je boirais facilement une barrique d'eau entière, et que j'ai très mal à la tête. Et aussi, que j'aurais préféré dormir quelques heures de plus pour ne pas avoir à affronter tout de suite la réalité. De l'autre côté de la pièce, Spyke fixe sans ciller la loque que je suis, les bras croisés sur sa poitrine. Quand un résidu de dignité me décide enfin à assumer mes actes et à relever mon visage hors de mes bras, il me décoche de but en blanc, d'un ton de reproche rempli de jugement :
— Tu te rappelles de ce que tu as fait hier soir ? Tu l'as frappée.
Oui, à mon grand dam, la quantité d'alcool que j'ai bue n'a pas suffi à me faire oublier le déroulement des évènements de la veille. Je sais que c'était une très mauvaise idée d'essayer d'avoir une explication avec Marie-Jeanne en ayant déjà descendu une demi-bouteille de whisky. Je sais qu'elle m'a frappé la première, mais que ce n'est pas une excuse. Je sais qu'on s'est battus comme des chiffonniers et que j'ai mathématiquement fini par être celui qui frappe le plus fort. Je sais que je l'ai laissée par terre et que je me suis enfui comme un lâche avec le restant de ma bouteille de whisky. Mais je sais surtout qu'elle m'a trahi. Gael lui a monté la tête et l'a convaincue que tout mon travail pour qu'elle devienne reine n'était que manigance pour diriger à sa place, alors que c'est faux. C'était la première fois de toute ma vie que je me sentais vraiment complémentaire avec une femme, que j'avais la sensation parfaite de pouvoir construire avec elle un vrai projet, pensé à deux à égalité sans devoir tout porter moi-même à bout de bras. La première fois d'ailleurs que je restais sincèrement concentré sur une relation sans aller papillonner à droite et à gauche. Mais il a fallu qu'il se venge, ce qui devait finir par arriver, et il a fallu qu'elle le croie. Je vais le tuer.
Dans cette ferme intention, je me lève du canapé en titubant et j'enfonce les mains dans mes poches pour vérifier ce que j'ai sur moi. Je sais que je n'ai pas pris mon flingue, mais je n'ai même pas un couteau.
— C'est ça que tu cherches ? me nargue Spyke en brandissant mon couteau à cran d'arrêt. Désolé, mieux vaut prévenir, que...
Que de se prendre un coup de couteau non justifié par un mec complètement défoncé au milieu de la nuit. Élémentaire. Il me le lance sans avertissement, j'essaie de le rattraper d'une main, mais il atterrit lamentablement par terre. Bille en tête, je ramasse le couteau et persiste à vouloir sortir. Je m'en fous d'être torse nu, je m'en fous d'avoir deux grammes d'alcool dans le sang, je me fous des conséquences, je me fous de tout. Spyke me barre la route en posant une main calme contre ma poitrine :
— Je pense que ça serait mieux que tu restes ici.
Comme j'insiste en essayant d'écarter son bras, il me pousse à peine et je me retrouve de nouveau assis dans son canapé. S'il reste ferme dans son idée de m'empêcher de partir, je ne suis pas en mesure de lui résister. Déjà qu'en pleine possession de mes moyens, le contredire est toute une entreprise.
Je me rappelle clairement le jour où j'ai fait connaissance avec la dangerosité de Spyke. Sûr de moi, j'étais allé lui tomber dessus au beau milieu de l'auberge pour l'accuser d'avoir fait du rentre-dedans à ma sœur. Résultat, il m'avait balancé presque sans effort par-dessus le bar, fracassant au passage la moitié des bouteilles d'alcool sur les étagères. Alors que je bondissais sur mes pieds pour repasser de l'autre côté et lui rendre la monnaie de sa pièce, la patronne Térésa, rouge de colère, m'avait stoppé dans mon élan en me tirant par le t-shirt, me renvoyant par terre au milieu des éclats de verre. On aurait dit un hérisson tellement j'avais de bouts de verre plantés dans l'avant-bras, j'en ai encore des traces.
— Aspirine, plutôt ? me propose Spyke.
Il me jette aussi la boîte pour me tester, je n'ai même pas le réflexe de lever la main et je me le prends en pleine tête. Il me tend une bouteille d'eau et s'assied sur la table basse en face de moi.
— Je vais te raconter une histoire, commence-t-il. C'est une histoire qui démarre bien, un mec qui a tout pour être heureux. Il est militaire, suivant les pas de son grand frère adoptif. Il aime ça, et il est bon à ça. Il est fiancé à une fille jolie, intelligente, drôle, toujours souriante, et qui accepte ses nombreuses absences pour le boulot. Parfaite, quoi. Mais une fois, il rentre de mission avant la date prévue, et quand il arrive à son appartement, elle n'est pas là. Ni elle, ni sa voiture.
Il s'interrompt, et son regard quitte le mien un instant pour partir dans le vague, puis il poursuit son récit :
— À ce moment, il y a une espèce de doute qui s'incruste dans sa tête et qui ne veut plus en sortir, comme s'il savait déjà la vérité, mais qu'une part de lui refusait d'y croire. Il l'appelle, mais elle ne répond pas. Il lui envoie un message, mais elle ne répond pas. Alors, il appelle son frère qui lui dit qu'il s'inquiète pour rien et qu'elle a le droit d'avoir sa vie, mais qu'il peut venir dans trente minutes s'il a vraiment besoin de lui.
Un sourire amer se dessine sur son visage, laissant présumer de ce qui va suivre :
— Mais le type n'attend pas, parce qu'il sent instinctivement qu'il y a autre chose. Il charge son neuf millimètres et il prend sa voiture, parce qu'au fond de lui, il sait ce qu'il cherche. Il sait même quasiment où chercher, parce qu'il sillonne la ville, mais pas longtemps, avant de voir la voiture de sa fiancée garée devant un pavillon.
Après une demi-seconde de silence, Spyke continue de parler, mais pour lui-même, comme si je n'existais pas, en fixant un point imaginaire dans le vide :
— La porte est ouverte, il entre sans frapper, et il la trouve sur le canapé, à califourchon sur un autre mec qui faisait partie de leur cercle d'amis. Elle panique, parce qu'elle sait comment son petit ami peut réagir. L'amant, lui, ne panique pas tant que ça, il essaie de le prendre de haut et de le foutre dehors. Alors il lui tire dessus, froidement, sans hésitation, plusieurs balles, dans le ventre, dans la poitrine. Il tourne son arme vers la fille, parce qu'il voudrait la tuer elle aussi. Elle n'avait pas le droit de lui faire ça, à lui qui croyait à la vie parfaite et à l'amour éternel. Mais il est incapable d'appuyer sur la détente, alors il tombe à genoux devant elle et il reste là comme un con, à pleurer et à lui demander pardon, pendant que les flics arrivent pour l'arrêter.
À la fin de son récit, ses yeux reviennent courageusement se confronter aux miens, en attente d'une réaction. Je le regarde différemment, à présent totalement réveillé. C'est sa propre histoire qu'il vient de me raconter. Maintenant, nous savons tous les deux à quel point l'autre est capable de nous comprendre.
— Tu as pris combien ? je lui demande.
— Sept ans.
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Bonjour à tous ! 🙋♀️
Merci d'avoir pris le temps de lire ce 5e chapitre, le premier à présenter les amis de Jack qui se joindront à lui. Est-ce qu'il vous a plu ? Dites-moi tout en commentaire 🥰
Maintenant que vous avez craqué pour Spyke.... 💖
et que vous détestez bien Jack, pour toutes les conneries qu'il cumule dans ce chapitre... 🙄😅
il n'y a plus qu'une semaine à attendre pour découvrir un nouveau personnage : Greg le Trappeur 😉
Le chapitre suivant sortira le mardi 14 décembre. Stay tuned ! A la semaine prochaine !
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