Chapitre 44 - Chez le Tsar
Nous ne repartons de Ludmia que le lendemain matin. Sur la route 5 qui nous ramène vers Teneria, Vitaly me dit soudain :
— Je voudrais aller voir l'entrepôt.
Je jette un rapide coup d'œil vers lui pour connaître son état d'esprit. Il est très calme, depuis ce matin, pas d'une façon attristée, mais comme s'il parvenait mieux qu'hier à canaliser son énergie retrouvée depuis sa sortie de prison. Avec un fond de nostalgie et de gravité, peut-être.
— OK, on va y passer.
Je quitte la quatre-voies et pénètre dans la zone industrielle où se trouvait l'entreprise de transport de Radek. Je gare le pick-up sur le parking désaffecté. Face à nous, le bâtiment des bureaux n'est plus qu'un immense squelette de métal calciné. L'air semble encore chargé du drame qui a scellé le destin de toute une famille, pas un chant d'oiseau n'y résonne, seulement le bruit répétitif des camions sur la route 5 qui ne s'arrêteront plus jamais ici.
— Je n'étais jamais revenu depuis l'incendie, me dit Vitaly à voix basse.
Figé, la main sur la poignée de la voiture, l'ambiance macabre l'imprègne tout entier et l'empêche de détacher les yeux du sinistre spectacle. Radek a brûlé là-dedans. Je l'avais enregistré comme une information banale, mais face à cette vision, c'est la réalité concrète qui nous saute à la gorge. Je ne sais même pas ce qu'ils ont retrouvé de lui. Vitaly finit par ouvrir la portière et poser un pied sur le bitume. Il m'adresse un regard interrogateur.
— Je t'attends ici, lui dis-je pour couper court à tout malaise.
Alors il ferme doucement la portière et marche en direction des ruines encore affublées des rubans de scellés. Moi je ne veux pas y aller. C'est lui qui a demandé à venir à l'entrepôt, moi je n'y serais jamais retourné. Je préfère le laisser seul avec ses pensées.
Ce serait une insulte d'aller faire semblant de pleurer Radek à ses côtés. Vitaly, au moins, a sa conscience pour lui, il a toujours défendu l'honneur de son père, quel que soit le prix à payer, tandis que je me suis écrasé devant Andreï et Angelo.
Je n'avais rien contre Radek, mais sa mort m'aura plus profité que sa vie, c'est un fait. Quand je repense à lui, je le revois il y a vingt ans, avec sa belle assurance conquérante, un proche du Grand Tsar, intouchable et arrogant. Le genre de place que j'occupe à présent. Son assassinat me rappelle de façon dérangeante que nous sommes seulement des fétus de paille qu'un Tsar avide de changement peut balayer à tout moment.
Vitaly va devoir trouver sa place dans cette nouvelle donne, comme nous tous. Je suis même prêt à lui mentir, à ne jamais lui révéler ce que je sais. Je ne crois pas que Radek aurait voulu qu'il meure en tentant d'assouvir sa vengeance. En me taisant, je le protège.
S'il apprend un jour la vérité, il se retournera contre moi, et il aura ses raisons de le faire. Mais Andreï avait raison, Radek appartient au passé. Les morts appartiennent au passé. Ce soir, je vais emmener son fils manger à la table de ses meurtriers. Aujourd'hui, nous fêterons la victoire, et les morts resteront sagement au fond de leur tombe.
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Andreï a rassemblé chez lui tous ses soutiens et partenaires de la Côte. Beaucoup de personnes, séparées en groupes distincts en ce début de soirée. Je reconnais certains coéquipiers de l'opération de la villa, venus cette fois avec femme et enfants. Nino est là aussi, avec une poignée d'hommes du Quartier Sud qui restent entre eux. Il me salue de loin d'un signe de tête, je ne m'approche pas davantage. Martha, la gouvernante, a embauché une armée de petites mains pour s'occuper de tous les invités.
Bientôt, les filles d'Olga arrivent, conduites par Magda et Loreleï. Je remarque qu'elle n'a pas inclus dans le lot la fille qui était avec moi la veille. Après un instant de déception, je me dis qu'elle a sans doute raison, il vaut mieux ne pas s'attacher. En revanche, elle a mis celle qui plaisait à Spyke le premier soir. J'aurais dû m'en douter, elle ne laisse rien au hasard. Et j'aurais dû lui dire de ne pas faire ça.
Andreï m'accompagne pour aller les accueillir.
— Cadeau de remerciement, lui dis-je. De la part d'Olga, et de la mienne.
Il reste muet quelques moments, affichant un air mi-intéressé, mi-intrigué. Finalement, la seule réponse qu'il me fait est :
— Je comprends pourquoi tu t'entendais bien avec Radek.
Je suis bouche bée de la désinvolture avec laquelle il mentionne le nom de son ancien ami. Il marche devant les filles comme s'il passait ses troupes en revue, tandis qu'elles respectent professionnellement leur rôle, se tenant toutes dans une posture de séduction surjouée. Il s'en choisit une par politesse, une blonde plus grande que lui, plate comme une limande. J'en garde une avec moi, et les autres se dispersent par petits groupes auprès du reste des convives.
Plus encore que mes filles, Miguel a trouvé ce qui rassemble tout le monde : la bagarre. À l'aide d'une bombe de peinture, il a tracé dans l'herbe un carré en guise de ring pour une boxe pieds — poings à sa sauce, dont il a dûment expliqué les règles. Lui ne se bat pas, il arbitre. Et il est très à cheval sur le respect de ses consignes. Je ne mettrai jamais en doute ses compétences de tir, mais je me demande ce qu'il vaut vraiment en combat rapproché.
Bien évidemment, là où il y a de la bagarre, il faut qu'il y ait Spyke. Il a approuvé l'idée de Miguel avec un grand enthousiasme, et été l'un des premiers à participer. Il a rapidement gagné son duel, par une domination sans équivoque, tandis que Greg et Vitaly jouaient les supporters.
Installé plus loin dans le jardin en compagnie d'Andreï, je garde un œil distrait sur ce spectacle divertissant, tout en faisant glisser mes doigts le long des jambes de la fille assise sur mes genoux. Andreï a placé la sienne à côté de lui, mais il ne lui accorde pas plus d'attention qu'à un pot de fleurs, à la seule différence qu'il lui a mis une coupe de champagne entre les mains. Elle a accroché un faux sourire radieux à ses lèvres et valide avec un intérêt feint la moindre phrase qu'il prononce, mais sa main crispée sur son verre comme si elle voulait le broyer trahit tout son ennui d'être bloquée ici. Son regard bleu ciel alterne avec envie entre sa copine que j'embrasse dans le cou et les autres filles qui profitent du reste de la soirée.
Andreï et moi nous concentrons davantage sur le ring d'herbe : Spyke vient d'entrer à nouveau dans le carré. Pour éviter de réitérer le déséquilibre manifeste de son premier combat, Miguel lui a trouvé un opposant à sa taille. Mais ce match ne dure pas plus longtemps que le précédent : il ne faut même pas vingt secondes à Spyke pour mettre K.O. son adversaire d'un coup de poing monumental, sous les exclamations impressionnées des spectateurs.
Andreï valide sa performance d'une moue appréciatrice, mais il ne fait aucun commentaire. Moi, je ne suis pas peu fier de la raclée qu'il inflige aux hommes de la Côte. Mais le nouveau Tsar ne supporte pas de perdre : un point pour moi doit obligatoirement être suivi d'un point pour lui. Il me montre une photo sur son téléphone. La fille sur mes genoux tend le cou pour mieux la regarder, moi je n'en ai pas besoin : c'est Johanna avec notre bébé.
— C'est ton fils ? me demande-t-il.
Je reste soufflé de son culot. Lui ou l'un de ses hommes a pris cette photo à mon insu, et il ose me la montrer. Il ne peut pas s'empêcher de jouer la carte de l'intimidation, alors même que je lui ai prouvé mon allégeance.
— Oui, je lui réponds simplement, avec une moue de défiance.
Il soupire en éteignant l'écran.
— Tu as de la chance. Moi je n'ai pas d'enfant. Après moi, la fin des Tsars.
Je garde le silence. J'ai enregistré le message caché, et je n'ai aucun conseil à donner sur ce plan. Il accorde une importance à la succession familiale que je n'ai pas. Je pose dans l'herbe verte ma bouteille de bière déjà vide. Martha et ses serveurs sont loin de nous, alors je m'adresse à ma jolie blonde platine :
— Alina, tu peux aller chercher de la bière ?
Elle se lève, mais au lieu de faire ce que je lui ai demandé, elle me réplique d'un ton courroucé :
— C'est Eleïna !
— C'est bon, c'est quasiment pareil, je lui réponds machinalement.
Mais face au regard assassin qu'elle me décoche, je me reprends immédiatement :
— Non, excuse-moi, je ne voulais pas dire ça. Eleïna. Est-ce que tu peux me prendre une bière ? S'il te plaît. Andreï, tu veux quelque chose ? j'ajoute à son intention.
— Non, merci, dit-il en montrant son verre encore à moitié plein, avec un sourire ouvertement railleur.
Il observe quelques secondes la fille qui s'éloigne en ondulant des hanches, puis il me demande :
— Olga Kurinenka. C'est qui, pour toi ?
— Une amie, qui m'est très chère.
J'ai conscience que confirmer ainsi mes liens avec Olga assure à Andreï un moyen de pression sur moi. Mais il avait déjà bien remarqué mes sentiments lorsque j'étais venu avec elle solliciter sa protection, alors autant être franc.
Il hoche la tête, mais avec un air plus nostalgique que moqueur, cette fois-ci. Quand il reprend la parole, c'est pour oser des confidences plus personnelles :
— J'ai mis du temps à me rendre compte que les femmes présentaient un intérêt certain. Quand j'étais jeune, je préférais les flingues, fait-il en mimant un tir au fusil.
Il marque une pause, les yeux dans le vague, visiblement plongé en pleine réflexion, puis il dit en frottant son menton :
— Bon, en fait, ça n'a pas vraiment changé. Plus de sensations, je crois, conclut-il en haussant les épaules.
— Hmm, je lui réponds en feignant un air compréhensif.
Je ne peux pas être d'accord avec lui. Pour moi, les armes ne sont qu'un moyen. Le moyen de créer sa propre paix. Tandis que les femmes, quant à elles, sont l'incarnation de la paix ultime. Que peut-il vous arriver d'autre que du bonheur, dans le lit d'une jolie fille ? Bien que je l'aie fait sans trembler chaque fois que c'était nécessaire, je ne dirais pas que j'aie déjà pris plaisir à tuer quelqu'un. Je ne suis pas insensible à la jouissance qu'on peut trouver dans la violence ; c'est la honte amère qui vient juste après que je n'apprécie pas.
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