Chapitre 43 - Retour à Teneria
De retour au Ceagrande, nous déposons d'abord Tony chez lui, et nous poursuivons tous les trois jusque Teneria, avec la ferme intention de profiter de notre toute nouvelle richesse. Terminé le camping, nous jetons notre dévolu sur un bon hôtel de la ville.
Si le Trappeur reste modéré sur ses dépenses, Spyke et moi allons rendre visite aux concessionnaires de voitures. Je me rachète un pick-up noir, pour remplacer le bleu que j'ai laissé sur le carreau. Spyke se choisit une belle sportive, deux fois plus chère que la mienne, mais surtout deux fois plus puissante.
Dans l'après-midi, nous allons finalement chez Andreï. Les journées de pluie ont cédé la place au soleil printanier de la côte déjà presque trop chaud, et il nous accueille à l'ombre de sa grande terrasse, comme de vieux amis. Il nous informe qu'il a tout arrangé, et que Vitaly sera libéré demain matin.
J'apprends que Ricardo, le marchand d'armes qui voulait se la jouer solo, est mort la nuit même où nous avons pris la villa. Jugeant prudent de s'éloigner de Teneria, il était parti pour quelque temps s'installer chez un de ses cousins dans le sud du pays, avec toute sa famille. Mais personne n'échappe à la sentence d'Andreï Tourgueniev. La maison du cousin a malencontreusement brûlé, et tous ses occupants avec. En réalité, il apparaît que cette nuit-là, un certain nombre d'habitations ont été victimes d'incendies accidentels ou de cambriolages qui ont mal tourné. Une purge en bonne et due forme.
Il m'explique aussi que le chef de la police de Ludmia, qui devenait gênant, n'est plus en poste. Il a été écarté pour des soupçons de corruption. C'est son adjoint, cité comme modèle de vertu et de dévouement, qui a été nommé à sa place. Andreï a des yeux partout, et des hommes partout. D'ailleurs, il pourrait peut-être me rendre un service.
D'un geste de la main, je lui désigne le van :
— Tu n'aurais pas un bon carrossier ? J'aimerais bien récupérer ma caution, je justifie pour plaisanter.
J'ai camouflé grossièrement les impacts de balles pour passer les frontières sans attirer l'attention, mais le loueur risque d'être un peu plus regardant. Andreï éclate de rire :
— Tu ne veux pas plutôt un bidon d'essence et des allumettes ?
Je cligne des yeux. La pyromanie est décidément une seconde nature chez lui.
— Non, je lui réponds en haussant les épaules. Je vais le rendre.
Sans se départir de son sourire amusé, il lève les mains en signe de capitulation :
— Si ça te fait plaisir.
Et se tournant vers la maison, il appelle d'une voix forte :
— Miguel !
Un frisson me parcourt l'échine. Je savais qu'en revenant chez Andreï, je retomberais inévitablement sur son bras droit, mais la dernière fois que nous étions ensemble, son frère est mort par notre faute et Spyke et lui ont bien failli s'entretuer.
Miguel apparaît face à nous sans que son visage trahisse aucune émotion. Il nous fixe Spyke et moi sans décrocher le moindre mot, attendant seulement les consignes de son chef. Andreï ne s'attarde pas sur l'ambiance tendue qui plombe tout d'un coup la douceur de la fin d'après-midi. Il lui ordonne d'un ton tout naturel :
— Prends le fourgon de Jack et emmène-le chez Piotr. Dis-lui de faire un ravalement complet, extérieur — intérieur.
Miguel reste figé, et moi aussi. Toujours assis d'un air détendu dans son fauteuil de jardin, Andreï joue les entremetteurs avec un signe encourageant de la main :
— Donne-lui tes clés, Jack.
Greg me tend la clé du van, je me lève et fais un pas vers Miguel. Il ouvre sa paume devant moi, dans un silence écrasant. Je sais qui il est. J'aurais dû le déduire dès ses sous-entendus le soir où j'ai conduit Olga ici, je l'ai supposé en surprenant le message d'Andreï sur son téléphone, j'en ai eu la certitude la nuit de l'attaque. Je l'ai compris dans son regard dénué d'humanité, dans ses gestes robotisés, dans ses tirs fatals qu'aucun remords ne vient dévier. Il est celui qui met fin à tous les contrats, celui qui sonne le glas plus sûrement que la grande faucheuse, il est 3317. Il est le meurtrier direct de Radek.
Je pose la clé dans sa paume, mais lorsqu'il referme ses doigts, je ne lâche pas. Je ne peux pas laisser la situation comme ça. Andreï a beau être persuadé que Miguel classera cette histoire au plus profond de sa mémoire, au même titre que ses autres abominations, je crois qu'il se trompe. Il n'était pas là quand son frère est mort. Moi j'y étais. Moi, j'ai vu le spectre étouffé de ses émotions surgir hors de sa prison de fer et prendre le contrôle de son esprit si méthodique.
— Miguel... je commence sans savoir où je vais.
L'intéressé ne desserre pas les dents, il continue de serrer la clé, immobile. Moi, je n'ai pas les mots. On n'a jamais les mots quand on se sent coupable. Alors je laisse simplement sortir ce que je ressens sincèrement :
— Je suis désolé pour ce qui s'est passé.
Je n'ouvre toujours pas mes doigts. J'ai besoin d'une réponse, d'un signe, de quelque chose qui m'indique ce qu'il a en tête. Finalement, il me dit de sa voix rauque :
— Tout a un prix.
Sur cette allégation ambiguë, je lâche la clé. Tout a un prix. Et cette nuit-là, il a payé sa victoire plus cher que moi.
Je me rassois face à Andreï qui ne fait aucun commentaire sur notre échange. À la place, il nous dit :
— Je donne une réception samedi soir. En l'honneur des funérailles de mon très regretté oncle, ajoute-t-il dans un rire sadique. Vous serez des nôtres ?
J'accepte volontiers son invitation. Quoi qu'en pensent Yohan et Spyke, renforcer mes liens avec Andreï ne pourra que servir mes intérêts.
Au moment de prendre congé, Andreï demande à me parler seul à seul. Il m'entraîne marcher à l'écart dans le jardin, je sors mon paquet de cigarettes :
— Tu veux ?
— Je ne fume pas, me répond-il pour que j'arrête définitivement de lui en proposer.
— Ça ne t'embête pas si je m'en allume une ?
— Non, pas du tout, fait-il avec une mimique désinvolte.
Andreï retrousse nonchalamment les manches de sa chemise, et il en vient à ce qu'il souhaitait me dire en privé :
— Lors de l'opération de l'autre soir, nous avons identifié les assassins de Radek. C'étaient des hommes de Nikolaï, et nous les avons tués. C'est ce que tu diras à Vitaly Ivanov.
Il s'arrête soudain et plante son regard bleu iceberg droit dans le mien :
— De toutes les façons, c'est bien ce qui s'est passé, tu l'as vu de tes propres yeux, n'est-ce pas ?
Rentrer dans son jeu, toute honte bue, et mentir sciemment à l'un de mes hommes. Voilà ce qu'il me demande. Si mon honneur avait voix au chapitre, il me traiterait de raclure ignoble. Heureusement, il y a longtemps que j'ai appris à le faire taire, depuis que j'ai compris qu'il était mon moyen le plus sûr de finir au fond d'une prison, ou bien d'une tombe.
— Oui.
Il sourit de ma capitulation si rapide.
— Tu sais ce qu'est l'intelligence, Jack ? C'est la capacité de la raison à l'emporter sur l'instinct. C'est ce qui nous permet de vivre en société sans s'entretuer comme des animaux. Alors, je te vois samedi, conclut-il en me tendant la main.
Je range au fin fond de mon esprit l'accord humiliant que je viens de donner à Andreï, et nous repartons à l'hôtel. Notre occupation pour la soirée est toute trouvée : nous avons des voitures à essayer, et les routes du Ceagrande pour terrain de jeu.
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Le lendemain matin, quand Vitaly sort de la maison d'arrêt, Spyke et moi sommes présents pour l'accueillir. Il a l'air d'avoir très peu dormi pendant ces jours de captivité. Lorsqu'il nous aperçoit, ses yeux rouges et cernés retrouvent de l'éclat.
— Merci, murmure-t-il en arrivant à mon niveau.
Je le prends dans mes bras pour une accolade amicale, et il craque complètement, se mettant à pleurer sur mon épaule :
— J'ai merdé, Jack, je suis désolé, j'ai tellement merdé. J'ai trop flippé putain, j'ai cru que tu allais me laisser là !
Il essuie ses larmes d'un revers de manche pour se redonner une contenance. Je l'écarte de moi pour le fixer dans les yeux :
— Je ne laisse pas mes hommes.
Sans répondre, il me serre de nouveau contre lui en reniflant.
J'échange un regard avec Spyke par-dessus son épaule. Quelle que soit son opinion sur Vitaly, sa réaction spontanée le touche autant que moi. Pour une fois, il ne s'est pas moqué de lui. La prison est un des rares sujets sur lequel Spyke ne plaisante pas. Quand je vois Vitaly, je ne peux m'empêcher de penser à moi au même âge. J'avais la même rage que lui de faire mes preuves, et j'étais tout aussi terrorisé par la barbarie du monde, mais au moins, je n'avais pas encore d'AR-15 entre les mains.
— Allez, arrête de chialer, je lui ordonne gentiment pour lui permettre de monter dans la voiture sans trop de gêne.
Une fois que nous sommes tous dans le pick-up, je dis la vérité à Vitaly :
— C'est pas moi qui t'ai fait sortir, c'est Andreï.
Il ne me répond pas. Pour lui, tout ce qui importe, c'est d'être libre, mais moi je voudrais des explications.
— Qu'est-ce qu'il t'a demandé en échange ?
— Quelqu'un m'a passé des infos sur le chef des flics de Ludmia et ses liens avec le Tsar Nikolaï. J'ai donné ces infos aux flics et ils m'ont relâché.
Ce montage était très ingénieux, Andreï a fait d'une pierre deux coups. Il a tenu sa promesse envers moi en libérant Vitaly, et il a en même temps fait tomber ce policier fouineur.
— Nikolaï n'est plus Tsar.
Spyke et moi commençons à lui raconter l'opération commando pour la prise de la villa à grand renfort de surenchère sur les actions les plus glorieuses pour nous, et Vitaly est avide de détails. L'arrivée à l'hôtel modère nos propos, mais n'interrompt pas nos récits croisés.
Regroupés tous les quatre dans ma chambre, je tends un pistolet à Vitaly, puisque les policiers ont évidemment confisqué les armes qu'il portait sur lui :
— Tiens, c'est pour toi. C'est le flingue d'Angelo Martini.
— Il est mort ? se réjouit-il trop vite.
— Non.
— Ah, dommage.
— Ouais, lui répond Spyke.
Je jette un regard à mon coéquipier. Lui et moi n'avons pas reparlé de cet épisode, mais je crois que tout est dit.
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Nous partons à Ludmia pour le reste de la journée, ce soir, j'irai chez Olga. Une fois les voitures garées dans le centre-ville, c'est Greg qui, pour une fois, démarre une conversation :
— Vous savez quoi ? Ben je n'ai jamais vu la mer.
— Sérieux ? lui fait Vitaly avec de grands yeux ronds
— Puisque je te le dis.
— Mais il faut absolument aller sur la plage alors !
Nous suivons l'entrain de Vitaly qui nous conduit vers le front de mer par le chemin le plus court.
— C'est pas si impressionnant que ça, lâche le Trappeur, les mains dans les poches, une fois que nous sommes tous dans le sable en train de fixer l'horizon.
— C'est parce qu'elle est basse, râle Vitaly vexé. Tu verras quand la marée sera haute, il y a de bonnes vagues hors de la crique. Je peux vous dire qu'il y en a au fond de l'eau, des épaves qui ont loupé l'entrée du port un soir de tempête !
Vitaly réfléchit un moment, sans doute à ses histoires de naufrages et de trésors engloutis, et il continue, avec son enthousiasme inarrêtable depuis ce matin :
— D'ailleurs, puisque la mer est basse, je vais vous en montrer un, de truc impressionnant. Vous n'avez pas peur du vide ? ajoute-t-il d'un ton mystérieux pour réveiller notre curiosité.
Il nous mène jusqu'en haut des falaises qui surplombent la plage et avance vers le bord. Nous tentons de savoir ce qu'il prépare, mais il tient à son suspense, son unique réponse est « suivez-moi, vous ne serez pas déçus ».
Au bord de la falaise, il y a un à-pic de plusieurs dizaines de mètres qui plonge dans l'océan hérissé d'écueils battus par le ressac. Mais pas seulement. Il y a aussi un sentier creusé dans la roche, sans doute par une ancienne cascade, qui dévale vers le pied de la falaise — si tant est qu'on puisse nommer « sentier » une voie quasiment verticale. Nous regardons Vitaly qui s'y engage avec agilité.
— Alors, vous venez ? nous nargue-t-il quelques mètres plus bas.
Aucun de nous trois n'accepterait de se défiler face à lui. Je le suis sans plus hésiter. Certains passages ressemblent plus à de l'escalade qu'à une promenade, mais Vitaly semble savoir où il va. Arrivés à quelques mètres au-dessus des vagues, il nous montre une cavité dans la roche de moins d'un mètre de haut.
— Il faut rentrer là-dedans.
— C'est quoi ton plan foireux ? l'interroge Spyke.
Vitaly ne prend même pas la peine de lui répondre, il pénètre dans le trou, sa lampe torche entre les dents. Je ne suis pas descendu jusqu'ici pour faire demi-tour, je le suis à quatre pattes.
— Faites gaffe, il y a un vide au bout, nous prévient-il.
Cet étroit tunnel débouche en fait sur une échelle taillée dans le roc par des mains humaines, qui descend encore sur plusieurs mètres pour parvenir dans une vaste grotte qui sent l'iode et les algues, dans laquelle nous pouvons à présent nous tenir debout.
Subjugué par ce trésor de la nature caché aux yeux de tous, j'éclaire les parois tandis que les autres nous rejoignent.
— Elle n'est accessible qu'à marée basse, le reste du temps, elle est remplie d'eau, explique Vitaly tout en crapahutant entre les rochers tranchants.
— Par là, dit-il en désignant un trou en direction du large, on peut accéder au pied de la falaise, mais seulement quand la marée est à son point le plus bas, et il ne faut pas avoir froid aux yeux pour oser s'approcher en bateau.
— Et par là ? je demande en éclairant le fond, sans en voir l'extrémité.
— C'est ça qui est le plus intéressant.
Vitaly avance dans le noir sur plusieurs dizaines de mètres, jusqu'à ce que nous parvenions à une grille de métal solidement cadenassée.
— Ce tunnel rejoint les souterrains de Ludmia, explique-t-il. Les anciens trafiquants passaient des marchandises par là, en arrivant de nuit par la mer. C'est pour ça qu'ils l'ont fermé. Mais il y a un autre passage pour rejoindre la ville, que personne ne connaît.
En guise de passage, il pointe du doigt une mare d'eau de mer d'à peine deux mètres de diamètre :
— Attention à ne pas marcher dedans si vous ne voulez pas prendre un bain, on y perd pied immédiatement. Ce n'est pas juste un trou très profond : c'est un tunnel rempli d'eau.
J'ouvre des yeux ébahis en balayant l'eau du rayon de ma lampe. Impossible de discerner quoi que ce soit à travers l'eau noire laissée prisonnière de la roche par la marée. Personne ne pourrait deviner qu'il s'agit d'un tunnel. Même Spyke et Greg restent bouche bée.
— Une fois entré dans le trou, poursuit Vitaly, ravi d'avoir captivé notre attention, il faut nager une dizaine de mètres dans un passage immergé, et de l'autre côté, on ressort à l'air libre, dans une autre petite grotte. Et si on continue d'avancer, on se retrouve sous Ludmia. Vous voulez essayer ? On a encore le temps avec la marée, nous lance-t-il, les yeux brillants.
Spyke, le Trappeur et moi échangeons un regard peu convaincu. Aucun de nous trois n'est un grand amateur de baignade et Vitaly ne rate pas l'occasion de taquiner :
— En fait, vous êtes une vraie bande de mauviettes.
Spyke lui adresse un regard signifiant explicitement « Répète ça et je te noie dans ton foutu tunnel » et Vitaly préfère se justifier :
— Non, mais je veux dire, il suffit d'une corde et d'un signal en cas de problème, et il n'y a rien de difficile.
— Tu es déjà passé dedans, toi ? je lui demande.
Il hausse les épaules :
— Oui, plusieurs fois. Bon, laissez tomber, abandonne-t-il devant notre réticence. Il faudra quand même que je vous montre ça un jour, parce que c'est vachement particulier. On pourra même prendre des lampes, pour les flipettes, ajoute-t-il avec un regard volontairement provocateur en direction de Spyke.
Ce dernier fait un bond vers lui comme s'il allait l'attraper. Par réflexe, Vitaly recule précipitamment de trois mètres et glisse sur les rochers couverts de varech. Il se rattrape sur une aspérité qui lui écorche méchamment la tranche de la main.
— Tu fais chier, putain ! crie-t-il à Spyke une fois qu'il a rétabli son équilibre, tout en comprimant sa coupure de son autre main pour empêcher le sang de couler.
— C'est qui la flipette ? se moque Spyke.
Après avoir grimpé le chemin de la falaise en sens inverse, nous revenons à nos voitures. Je tends à Vitaly une boîte de pansements de sutures, il ne s'est pas raté, son rattrapage de justesse lui a valu une entaille de plusieurs centimètres dans la main.
— Je devrais peut-être acheter un cadeau à Anita, marmonne Spyke pendant que Vitaly nettoie sa coupure avec une bouteille d'eau pour retirer tout le sable. Elle me fera un peu moins la gueule en rentrant. Qu'est-ce que je pourrais lui prendre ?
— C'est à moi que tu demandes ça, vraiment ? lui répond le Trappeur en riant.
Tous les deux se tournent inévitablement vers moi pour un conseil avisé.
— Prends un bijou, ça marche toujours.
Spyke me regarde de travers. Il n'aime pas que je traite sa femme comme une généralité, mais après tout, c'est lui qui a posé la question. Apparemment pas assez occupé à refermer sa plaie, Vitaly ne peut pas se retenir de sortir une connerie :
— Ou sinon, un gode. Comme ça, elle s'ennuiera plus quand tu t'en vas.
Je parie qu'il va payer cher sa témérité, mais étonnamment, c'est une répartie verbale qui vient de Spyke plutôt qu'un coup. Il n'ira pas jusqu'à s'en excuser, mais je crois qu'il n'avait pas réellement envie de lui faire mal en l'effrayant dans la grotte.
— Je t'ai rien demandé à toi, t'as jamais vu une chatte de ta vie.
Vitaly ne dément pas, mais il réplique du tac au tac :
— Au moins, il n'y a personne pour m'interdire de faire ce que je veux !
— Si, ta mère...
À ces mots, le jeune garçon se renfrogne. Il colle un dernier pansement, repose la boîte sur le capot du pick-up et se tourne vers moi :
— Merde... Ma mère... Tu l'as vue ? Elle a dit quoi ? Elle n'était pas trop fâchée ?
J'oscille de la tête avec une moue qui en dit long puis je lui réponds :
— Disons seulement, quand tu rentreras, ne fais pas comme moi : esquive la baffe.
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Après des dizaines de fois à me demander mon avis, Spyke a fini par acheter pour sa femme un bracelet d'or rose et de diamants. Nous retournons vers la plage pour retrouver Vitaly et Greg qui se sont lassés de son incapacité à se décider dès la deuxième bijouterie visitée.
Lorsque le soleil commence à descendre vers l'océan, nous partons pour la maison d'Olga. Sans le Trappeur. Sa présence n'étant pas absolument nécessaire, j'ai eu beau insister, il a refusé de nous accompagner.
Spyke et Vitaly se montrent bien plus à l'aise qu'à leur première venue, ils s'installent spontanément au bar. Moi je vais voir Olga qui est au travail dans son bureau. Lorsque j'entre sur son invitation, elle fait mine d'être très concentrée sur le dossier qu'elle est en train d'examiner et elle me dit seulement :
— Bonsoir, Jack.
Cette distance qu'elle essaie en permanence de réinstaurer entre nous, je n'en veux pas. Je contourne son bureau et m'appuie des deux mains sur les accoudoirs de son fauteuil pour l'embrasser avant même qu'elle n'ait eu le temps de se lever.
— Comment vas-tu ? dis-je une fois que j'ai lâché ses lèvres, sans m'éloigner d'elle d'un centimètre.
— Je vais bien, surtout depuis qu'on m'a laissée rentrer chez moi.
Dans le ton qu'elle emploie, je sens qu'elle m'en veut encore de l'avoir forcée à partir, mais je ne regrette pas cette décision. Ses yeux noisette se plissent d'inquiétude sous ses faux cils et elle me demande :
— Mais, et toi ?
En affichant toute ma fierté, j'écarte les bras en guise de démonstration :
— Vivant, regarde !
Elle ne peut pas retenir un sourire. Tant mieux, c'était ce que je cherchais.
— Qu'est-ce que tu veux, Jack ? dit-elle en se cambrant vers moi par-dessus l'angle du bureau.
Juste rester là, avec elle, serait ma réponse la plus sincère, mais je sais que ce n'est pas la bonne.
— Est-ce que je peux te prendre des filles pour la soirée de demain ?
Elle se rassoit au fond de son fauteuil et ouvre son agenda à la page de la semaine très professionnellement.
— Oui, tout à fait. Il t'en faut combien ?
— Une dizaine.
— Très bien, acquiesce-t-elle en prenant des notes. Quel est ton budget ? Tu veux quel style de filles ? Et pour quelle...
Son stylo-plume en l'air, elle ne termine pas sa phrase : je viens de poser un lingot d'or sur son agenda.
— Le style de filles qui me plaît à moi.
Elle reste sans voix, ses yeux finissant par se détacher de la précieuse barre pour croiser les miens.
— Tu es définitivement un homme très surprenant, Jack.
De sa part, je prends ça comme un immense compliment. Trouver un moyen de se démarquer des hommes riches et intéressants qu'elle côtoie quotidiennement n'est pas une chose aisée.
Je lui donne les derniers détails pour ma commande, et j'ajoute :
— Je vais bientôt repartir à Faucon. Lorsque je ne suis pas là, si tu as besoin de quoi que ce soit, je veux que tu appelles Andreï.
Je pose devant elle la carte de visite du nouveau Tsar. De ses doigts aux ongles rouges, elle la repousse vers moi, élégamment, mais fermement.
— Non, Jack, je ne le ferai pas.
Je reprends le petit carton, et je le coince en dessous du lingot d'or, comme sous un vulgaire presse-papier.
— S'il te plaît.
Elle m'adresse un regard fermé, mais elle ne me rend pas la carte. Je n'aurai pas l'indélicatesse de lui faire promettre de l'utiliser. Je sais que lorsque je serai parti, elle en fera ce qu'elle voudra, mais j'aurais au moins essayé.
— J'ai une dernière chose à te demander.
— Je t'écoute, continue-t-elle de son ton neutre de femme d'affaires.
— Est-ce que tu es libre dimanche soir ?
Elle me sourit et son visage se radoucit.
— Je n'en suis pas sûre, il faut que je vérifie.
Elle fait semblant de consulter son agenda, mais dimanche est caché sous le lingot.
— Apparemment, je n'ai rien de prévu, conclut-elle avec un air malicieux.
Je retourne dans la grande salle auprès de Spyke et Vitaly. J'avise leur verre vide et pose un billet sur le bar :
— Qu'est-ce que vous voulez boire ?
— Rien du tout, répond Spyke en se levant. Je vais aller retrouver Greg.
— Et toi Vitaly ? je lui demande en m'accoudant tranquillement.
Son regard oscille entre Spyke et moi.
— Tu restes ici toi ? me fait-il, mi-envieux mi-intimidé.
— Oui.
— Pour quoi faire ?
Spyke et moi nous esclaffons tous les deux devant la stupidité de sa question. Je balaie la pièce de mes bras grands ouverts :
— Passer une bonne soirée !
— Mais... je vais pas me taper une pute ! s'exclame-t-il, mais à voix basse.
— Ben, pourquoi pas ? Hein Jack ? réplique Spyke d'un ton plein d'ironie.
— Oui, pourquoi pas ? je lui réponds naturellement en ignorant la moquerie de Spyke.
Toujours incertain, Vitaly observe les personnes présentes. Un groupe de trois hommes assis à une table, un autre tout seul qui câline une fille sur une banquette, un qui monte directement le grand escalier — tout le monde ne passe pas par la case boire un verre —, des filles en tenue légère qui papotent en attendant les clients pas encore nombreux en ce début de soirée, la barmaid qui nous scrute de ses yeux de biche et de son décolleté pigeonnant.
— Bon, décide-toi, parce que moi je m'en vais, le presse Spyke.
— Whisky ? je lui propose pour achever de le convaincre.
Il ne confirme pas, subjugué par les reflets argentés que le mur d'eau illuminé dessine sur les courbes d'une des jeunes femmes, mais il laisse repartir Spyke sans rien dire. Je prends donc cela pour un oui :
— Deux whiskys, s'il te plaît.
Vitaly s'installe sur le tabouret à côté de moi, et deux filles ne tardent pas à nous rejoindre. Je suis sûr que c'est Olga qui les a envoyées, parce que le choix est parfait, elle a l'œil pour ça. Elle a sélectionné pour Vitaly une fille jolie, mais pas trop intimidante, tandis que la mienne est une sirène sensuelle aux yeux clairs magnétiques. Cette soirée s'annonce des plus agréables.
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