Chapitre 39 - La route
Nous avons laissé les tentes en place pour ne pas éveiller les soupçons d'Andreï, mais elles sont vides, je n'ai jamais eu l'intention de retourner au campement. Et il est hors de question que je change mes plans pour Angelo. Pourtant, il a besoin de soins urgents, sinon il était inutile de me donner tant de mal à le sortir de la villa. Tony le tient toujours en joue, mais je doute que ce soit nécessaire. Plus pâle qu'un spectre, ses yeux mi-clos fixant le vague avec une respiration faible, il semble vraiment mal en point.
Alors que Katia arrête le van à côté de nos deux autres véhicules, j'agite une main devant son visage pour voir s'il est conscient et il relève quand même ses paupières.
— Tu descends ici, lui dis-je.
Ses yeux s'écarquillent d'effroi quand il comprend que je vais l'abandonner, mais c'est sa seule réaction. Il préférera emporter son orgueil dans sa tombe plutôt que de s'abaisser à me supplier. Spyke m'aide à le tirer hors du fourgon et nous le déposons dans l'herbe mouillée.
Il m'interpelle dans un souffle :
— Jack... Laisse-moi un téléphone...
C'était ce que je comptais faire, mais la part noire au fond de moi se délecte de l'avoir poussé à bout pour qu'il me le demande lui-même. Je lui mets son portable dans les mains et je remonte dans le van sans un mot. Lui souhaiter bonne chance serait hypocrite.
Tony reprend sa voiture, Spyke son pick-up avec Greg pour passager, et Katia reste avec moi. Maintenant, il faut rouler sans s'arrêter, pour quitter le pays le plus rapidement possible. Direction Faucon, le seul endroit où je suis certain que nous serons à l'abri.
Les véhicules avalent les kilomètres, nous aurons franchi la frontière avant l'aube, notre dernier gros obstacle. Le temps qu'ils aient l'idée de nous chercher au Munskaya, nous aurons atteint l'Union Fédérale.
Les heures s'égrènent lentement, dans une tension nerveuse palpable, bien que personne n'échange le moindre mot. À présent que l'action brute est achevée, la fatigue et les douleurs multiples de cette nuit de combats s'infiltrent à l'intérieur de moi. La route semble interminable et la concentration difficile à tenir. Chaque voiture que nous croisons nous rappelle fiévreusement le risque immense d'être rattrapés tant que nous sommes dans le pays. Par la police, par des hommes d'Andreï ou d'Angelo, ou par qui sais-je encore. Malgré notre armement, notre petit convoi au milieu de ces terres désertes est extrêmement vulnérable. Je chasse ces craintes de mon esprit et je me recentre sur le pick-up de Spyke qui ouvre la voie devant moi.
Tout à coup, la voix de Tony rompt le silence dans le talkie-walkie. :
— Les gars, je ne vais pas avec vous. Je veux mon sac à dos et je rentre chez moi.
Katia et moi échangeons un regard. Quelle mouche l'a piqué ? Je m'empare du talkie pour lui répondre :
— Négatif, on s'en tient au plan : tu auras ta part quand on aura fait le partage.
— Alors, on s'arrête, et on fait le partage. Je ne vais pas jusque chez vous.
— Pas d'arrêt avant d'avoir quitté le pays. Si tu veux partir, va-t'en. Terminé.
Mais Tony ne l'entend pas de cette oreille. Il dépasse le van et s'arrête devant moi en travers de la route. Je n'ai pas d'autre choix que de piler pour ne pas le percuter. Il sort de sa voiture en pointant son pistolet sur moi :
— Sors du fourgon ! m'ordonne-t-il.
Je lui montre mes mains vides pour le tranquilliser et j'ouvre la portière avec des gestes lents. Dans mes mouvements pour descendre du véhicule, je pourrais facilement me saisir de mon arme, mais pour faire quoi ensuite ? Tirer sur un homme qui m'a sauvé la vie cette nuit ?
Spyke surveillait étroitement le convoi. Il bondit hors du pick-up, son pistolet braqué sur la tête de Tony :
— Lâche ton flingue Tony ! aboie-t-il. Tout de suite ! Lâche ton flingue !
Tony a le réflexe d'orienter sa tête vers lui, mais heureusement pas son arme ; il y a fort à parier que Spyke l'aurait abattu sans sommation.
— Reste où tu es ! crie-t-il en retour.
Greg est également descendu de voiture, mais il ne menace pas Tony. Il s'avance vers son ami, les paumes de mains en évidence.
— T'approche pas ! l'interrompt Tony en tournant brièvement son pistolet vers lui, avant de le reporter sur moi.
Greg s'arrête net, stupéfait.
— Je ne continue pas, je ne vais pas avec vous ! répète Tony. Je veux mon sac, et je rentre chez moi.
— Pourquoi tu dis ça ? je lui demande très calmement.
Il a l'expression un peu folle du mec terrifié qui ne sait plus bien ce qu'il fait, mais qui serait prêt à tout pour s'en sortir. Je réitère ma question posément :
— Pourquoi tu dis ça, Tony ?
Il me répond très rapidement, laissant transparaître son stress dans sa voix :
— J'ai capté la radio des flics. Ils nous cherchent. Ils cherchent des voitures noires qui auraient quitté Teneria. On ne passera jamais la frontière.
Je fronce les sourcils. Il ne m'apprend rien qui pourrait être un motif d'inquiétude, tous les véhicules de l'opération de ce soir étaient noirs, rien ne prouve qu'ils soient particulièrement après nous. Et même si c'était le cas, ils ne savent pas où nous sommes, sinon ils auraient déjà tenté de nous intercepter. Quelles que soient les proportions de véracité et de paranoïa dans ses propos, il n'obtiendra rien de moi en me menaçant.
— Pose ton flingue, lui dis-je, et on va discuter.
Sauf qu'il n'est pas naïf. Il a bien conscience que la seule chose qui le protège, c'est de me garder en joue.
— Non, y'a plus rien à discuter, me fait-il très nerveusement. Tu vas t'éloigner du fourgon, moi je vais prendre mon sac, me barrer avec mon quatre-quatre, et tu n'entendras plus jamais parler de moi.
J'échange un rapide coup d'œil avec Spyke. Il n'attend qu'un signe de ma part pour tirer. Mais je ne veux pas encore m'y résoudre. Je rassemble tout l'aplomb que j'ai en moi pour donner cette illusion du mec assuré qui sait parfaitement où il va, une illusion pour laquelle je suis généralement plutôt doué :
— Je vais passer cette frontière, Tony, que ce soit par le fric ou par les armes. Il y a suffisamment d'argent dans ce van pour soudoyer un régiment entier.
— Non, non, non, ça va pas marcher ! insiste-t-il en continuant à me braquer.
Dans sa panique irréfléchie, il a oublié Katia qui s'approche derrière lui dans un silence absolu. Je reste impassible pour ne pas la trahir, mais j'espère qu'elle est sûre de ce qu'elle fait, parce qu'en attendant, c'est moi qui suis en face du canon de son arme. Quand elle est toute proche, elle saisit brusquement son bras. Surpris, Tony parvient quand même à presser la détente, le coup part quelque part dans ma direction sans atteindre aucune cible, mais avec une détonation à réveiller les morts compromettant toute discrétion. Spyke est déjà sur lui, son pistolet appuyé sur l'arrière de son crâne :
— Allonge-toi ! À plat ventre, les mains sur la tête ! hurle-t-il en le jetant par terre.
J'attrape un rouleau de duct tape pour lui lier les poignets derrière le dos, et je le remets debout en le maintenant fermement, avec un regard furibond. Tony continue de vilipender :
— Faites pas ça, on passera pas, on va se faire arrêter, on va se faire t... mmm ! mmm !
Spyke s'est emparé du ruban adhésif pour lui en coller un bon morceau sur la bouche. Il ne faut pas rester ici, le tir de Tony pourrait permettre de nous localiser plus rapidement que prévu, alors je distribue mes ordres :
— Katia, Trappeur, vous mettez son quatre-quatre sur le bas-côté et vous enlevez les plaques et tout ce qui peut nous identifier. Katia, tu prends le pick-up, Trappeur à l'avant du van avec moi, Spyke tu surveilleras Tony. On bouge.
Avec l'aide de Spyke, je tire Tony jusqu'à l'arrière du fourgon. Il a l'air très mécontent qu'on abandonne sa voiture, mais je m'en fiche. Une fois à l'intérieur, Spyke lui scotche également les pieds pour l'empêcher totalement de se débattre. J'ai préféré garder Greg avec moi parce que je ne sais pas ce qu'il a dans la tête, Tony est tout de même son ami, il l'a déjà rappelé sans me demander mon accord.
Nous reprenons la route dans un silence pesant, Katia devant et nous derrière. Mais au fil des kilomètres qui l'éloignent de chez lui, Tony se montre de plus en plus agité, essayant de se faire entendre sous le bâillon de scotch.
— Ta gueule ! lui assène Spyke avec un coup de pied d'accompagnement.
— Il a peut-être vraiment quelque chose à dire, objecte le Trappeur.
— Laisse-le parler, dis-je à Spyke avec un coup d'œil furtif vers l'arrière.
Spyke pointe d'abord son pistolet sur la tempe de Tony :
— Si c'est une insulte qui sort de ta bouche, je te fais sauter la tête.
Et il retire le duct tape d'un coup sec.
— Il y une autre route pour passer la frontière ! s'exclame immédiatement Tony.
Je me retourne brusquement, Spyke a l'air aussi sidéré que moi. Je l'interroge, suspicieux :
— Pourquoi tu ne l'as pas dit avant ?
— Parce que les informations ont un prix ! me balance-t-il en retour.
— Et ta vie, c'est pas assez cher ? le menace Spyke en posant son doigt sur la détente.
Tony prend une grande inspiration, puis articule en s'efforçant de calmer sa voix :
— Je vous montrerai où est la route sur la carte, si vous me laissez l'intégralité de l'argent que j'ai ramené.
Je ne peux pas négocier avec quelqu'un attaché à l'arrière de mon camion pendant que je conduis, et chaque kilomètre nous rapproche du sujet épineux de la frontière. Je m'empare du talkie-walkie pour demander à Katia de s'arrêter.
Nous faisons une nouvelle halte au bord de la route. Je déplie une carte de la région sur le capot et Spyke débarque Tony du van manu militari. Il le garde scrupuleusement en joue pendant que je détache ses poignets.
— Si je vous montre la route, j'aurai mon argent ?
— Tu auras ton argent si tu nous montres la route, qu'on choisit de la prendre, et qu'on passe la frontière sans problème.
Il ne semble pas satisfait du deal que je lui propose, mais il n'a pas vraiment le choix. Il trace du doigt un chemin sur la carte à travers les contreforts de la zone montagneuse qui s'étend au nord de notre position.
— Il n'y a pas de route, là ! s'exclame Spyke derrière lui.
— J'ai dit qu'il y avait une route, je n'ai pas dit qu'elle était sur la carte, tête de nœud !
— T'as une drôle de façon de parler à quelqu'un qui braque un flingue sur toi, tête de con ! lui réplique Spyke, excédé.
— Comment tu sais qu'il y a une route ? je lui demande, plus pragmatique.
— Je vis ici ! Je connais les passages !
— Tu sais ce que je crois, moi ? répond Spyke d'un ton agressif. Je crois que tu veux nous faire changer de route parce que là-bas, des gars à toi nous attendent pour voler tout le butin. Je me trompe ?
Tony ouvre de grands yeux ronds :
— Mais j'ai aucun intérêt à faire ça ! répond-il en se tournant vers Spyke. Je suis avec vous, les mecs, depuis le début. Demandez à Greg, il va vous le dire ! J'ai pas envie de mourir, moi, je veux juste rentrer chez moi avec mon fric, c'est tout.
Je fixe Tony pendant un bon moment. S'il ment, il le fait à la perfection. J'interroge le Trappeur :
— Qu'est-ce que tu en dis ?
Greg scrute son collègue pendant quelques secondes, puis il dit lentement :
— Je pense qu'il dit la vérité, qu'il y a vraiment une route là-haut. Et si elle n'est pas sur la carte, elle sera moins surveillée.
— Moi j'ai une autre proposition, intervient Spyke à qui on n'a rien demandé. Je lui colle une balle dans la tête et on suit le plan comme prévu.
— Alors vous ne passerez jamais la frontière, fait Tony d'un air résigné.
— Katia ?
— Je fais comme tu dis, Jack, me répond-elle.
Si nous continuons sur cette route, nous rencontrerons immanquablement des gardes-frontière. Avec de la chance, je pourrai les payer et nous traverserons sans encombre. Sinon, il faudra se battre, et prendre encore des risques.
— Tu es sûr qu'elle est praticable, ta route ? je demande à Tony.
— Elle est un peu étroite et un peu raide, mais je l'ai déjà utilisée, même si ça fait longtemps, alors je pense que oui.
— Tu penses ? le reprend Spyke immédiatement.
— Ça sera toujours moins dangereux que de foncer droit vers un poste-frontière !
Il a raison, ça vaut le coup d'essayer.
— On va prendre la route dans la montagne, dis-je à tout le monde. Remontez en voiture, Tony tu viens à l'avant du van avec Spyke et moi, tu vas nous guider. Katia et Greg, vous suivez avec le pick-up.
Mais Spyke campe sur ses positions :
— C'est un putain de piège, Jack, il va nous la mettre à l'envers, il ne faut pas l'écouter !
— J'ai dit, on passe par la montagne. Monte dans le van, il faut partir.
Ce n'est pas le moment de tergiverser, il faut prendre une décision, la bonne, de préférence.
— J'espère que tu es sûr de toi, parce que je te préviens, si ça merde, ce sera toi le responsable ! m'accuse Spyke.
Au lieu de rejoindre le fourgon comme je le lui avais ordonné, il tourne les talons et va s'asseoir dans le pick-up à la place de Greg en claquant bien fort la portière.
— Bon, ben puisque c'est réglé, on y va, fait Katia avec un soupir, en retournant vers le siège conducteur du quatre-quatre.
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