Chapitre 34 - Le Tsar

Comme autant de renards dans les phares d'une voiture, nous restons tous figés sur place. La voix continue, d'un ton dur mais aux accents amusés :

— Que c'est grossier d'entrer chez le Tsar sans frapper ! Recommençons au début. Bonsoir, messieurs !

Pendant que notre interlocuteur surprise fait son petit théâtre dans le haut-parleur, Andreï n'a pas perdu ses repères. En passant rapidement une main devant ses lèvres pour rendre son message invisible, il transmet à voix basse :

— Angelo. Sniper sud — sud — ouest. Neutralise.

— C'est comme si c'était fait, boss, lui répond-il, moins académique.

Nous avons tous reçu la réponse d'Angelo dans nos oreillettes, je n'ai jamais été aussi content d'entendre sa voix arrogante.

— J'ai dit « Bonsoir messieurs », insiste le haut-parleur. Faut-il que je vous enseigne la politesse ?

Le point rouge d'un fusil de précision se promène entre nos différentes têtes. Nikolaï a voulu stopper notre progression pour gagner du temps en attendant sa deuxième vague de renforts, il a réussi magistralement. Les binômes qui n'étaient pas encore entrés dans le grand salon restent sagement dans la salle de billard attenante pour se soustraire à la menace du sniper, mais ils sont tout aussi impuissants que nous : ils ne peuvent pas avancer davantage, et ressortir du bâtiment les exposerait aux tirs des hommes postés à l'étage.

C'est Andreï qui répond, en osant un sourire de confiance :

— Bonsoir Niko. Pas trop à l'étroit dans ta panic room ?

— Ne te leurre pas, réplique son oncle, un cercueil est bien plus étroit. Si ta mère te voyait aujourd'hui, que penserait-elle de toi, traître à ton propre sang, faire encore à ton âge des caprices pour obtenir ce qui ne t'appartient pas ?

— C'est toi qui l'as tuée, en la dépossédant de tout son héritage, lui répond Andreï d'un ton dur. Je suis venu reprendre ce que tu lui as volé et qui me revient.

— Non, non, non, Andreï, corrige son oncle d'une voix faussement paternaliste. Si quelqu'un a causé des cheveux blancs à ma pauvre sœur, c'est toi, et pas moi. Je l'entends encore pleurnicher « Mais comment, Niko, dis-moi ? Comment ai-je pu mettre au monde un monstre pareil ? » Quand tu étais petit, elle t'avait donné un chaton, tu te rappelles ? Un mignon petit chaton roux. Et toi, tu l'avais battu à mort pour voir jusqu'à quel point il pouvait résister. Tu n'as toujours su t'en prendre qu'aux plus faibles que toi, c'est pour ça que ton raid de cette nuit est voué à l'échec.

Non content de perturber Andreï par des souvenirs difficiles, Nikolaï a l'art de la parole pour nous faire tous douter. Sachant que nous sommes à sa merci, il continue à jouer avec nous :

— Andreï, tu ne m'as pas présenté tes petits collègues. Je connais certains d'entre eux, mais il y a des nouvelles têtes. Bonsoir Miguel. Tu t'amuses bien, tu passes une bonne soirée à tirer sur d'anciens camarades ? Pas trop froid, à force de tourner et retourner ta veste dans tous les sens ?

L'intéressé garde le silence, les yeux baissés, peu concerné par le laser rouge pointé sur lui.

— Tu ne réponds rien, Miguel ? Tu as perdu ta langue ? Ne sois pas en colère contre moi, c'est toi qui as tout gâché. Tu avais tellement de potentiel, c'est toi qui aurais dû être mon neveu, poursuit le Tsar en surjouant l'affliction. Heureusement que ton petit frère n'a pas été aussi stupide que toi. Malheureusement, il est aussi moins bon que toi.

Il laisse planer un moment faussement nostalgique, puis comprenant que Miguel ne décrochera pas un mot, le point rouge change de cible.

— Toi je ne te connais pas, mais je sais que tu t'appelles Max. Tes petits copains parlent fort, et le Tsar entend tout. Bonsoir, Max.

— Bonsoir, marmonne l'homme en réponse, peu désireux de finir comme son binôme qui a tenté de monter l'escalier.

Nikolaï n'a rien à dire à son sujet, alors il passe au suivant, et le suivant sur sa liste, c'est moi.

— Nous ne nous sommes jamais rencontrés, mais toi, tu t'appelles Jack. De retour au bercail après tant d'années. Bienvenue chez le Tsar.

J'ai la confirmation que Nikolaï disposait d'informations à mon propos. La bouche sèche, j'attends la suite sans lâcher un mot.

— Dis-moi, Jack, reprend-il, quel effet ça fait de n'être jamais puni pour ses crimes ? De laisser quelqu'un d'autre se faire accuser à sa place ? On se sent puissant ? Mais le Tsar sait tout, et le Tsar voit tout.

J'ai la désagréable sensation d'être complètement mis à nu sous l'œil de la caméra de Nikolaï que je ne peux pas esquiver. Je déteste parler à quelqu'un que je ne peux pas voir. Il sait des choses que j'ignore moi-même. Je comprends qu'il parle du meurtre de Dennis qui m'a poussé à quitter la Côte précipitamment il y a dix-sept ans. Je ne m'étais jamais demandé ce qui avait pu se passer après.

— As-tu déjà observé le comportement des rats ? continue-t-il. Ce sont des animaux fascinants. Lorsqu'ils sont jeunes, ils mangent docilement dans ta main, ils se goinfrent, et plus tu leur en donnes, et plus ils en prennent. Et un jour, quand ils se sentent assez gros, ils te mordent les doigts, avec leurs petites incisives tranchantes comme des lames de couteau. Sitôt leur méfait accompli, ils s'enfuient à toutes pattes pour se terrer dans un trou, bien à l'abri du danger. On croit alors que notre petit animal si intelligent pour trouver la sortie de son labyrinthe a disparu pour toujours. Mais si la nuit, on laisse un petit tas de nourriture dans un coin de la pièce, il revient se servir, encore et encore. Le pire dans cette histoire, c'est que si on fait semblant de lui pardonner et qu'on le remet dans une cage douillette, on s'aperçoit que la gratitude n'existe pas chez ceux de son espèce, parce que tôt ou tard, il recommencera exactement le même schéma. C'est dans leurs gènes, vois-tu ?

Mes mains contractées sur mon fusil, je ne réponds rien. Je devrais être capable d'ignorer avec un superbe dédain ses paroles qui n'ont pour but que de me déstabiliser. Mais sans que je sache pourquoi, je ne parviens pas à y rester insensible. Ses mots résonnent au fond de moi, ils me renvoient à la lâcheté dont j'ai déjà fait preuve, et aux choix que je fais aujourd'hui. Il vient de donner à Andreï une vision de moi que je m'efforce de lui cacher depuis le début, et à Spyke de l'eau à son moulin qui ne peut s'empêcher de penser que je ne suis pas un chef, que je ne suis bon qu'à sauver ma propre peau. Comme je ne réponds pas à sa provocation, Nikolaï en rajoute une couche :

— Tu as raison, reste sage. Les rats non plus ne parlent pas, ils couinent quand on les écrase.

Sur ces paroles dont je ne sais pas quoi faire, son point rouge change de cible :

— Toi en revanche, le petit au fond, je ne te connais pas. Quel est ton nom ?

— Tu veux mon nom ? crache l'homme en réponse. Viens me le demander en face, fils de...

Un seul tir du sniper, et le soldat d'Andreï s'effondre, une balle entre les deux yeux avant d'avoir le temps de terminer sa phrase éclaboussant de sang le mur lambrissé derrière lui. Un silence tendu fait suite au coup de feu, aucun de nous n'ose faire le moindre mouvement, même Andreï reste immobile, frappé de stupeur.

— Quelle impolitesse, vraiment ! reprend le haut-parleur avec un cynisme moqueur. Les bonnes manières ont toujours été capitales dans la famille. Bon, passons.

À cinquante centimètres de la trajectoire meurtrière de la balle, il y a Spyke. L'attention du Tsar se porte inévitablement sur lui :

— Et toi, le grand blond à côté, quel est ton nom ?

Étant donné ce qui vient d'arriver à notre coéquipier, Spyke ne veut pas faire de vagues. Il lui répond de sa voix la plus neutre possible :

— Spyke.

Mais Nikolaï n'en a pas fini avec lui :

— Fais une phrase, voyons, ta mère ne t'a rien appris ? « Je m'appelle Spyke, monsieur. » Répète.

Spyke déglutit, les mâchoires contractées. Je n'ose pas tourner la tête vers lui. Entre l'humiliation et l'évocation de sa mère qu'il n'a pas connue, je n'imagine même pas ce qui se joue dans son esprit en ce moment. Je prie pour que, pour une fois, sa peur soit plus forte que son ego, et qu'il n'ait pas de réaction suicidaire. Il finit par lâcher d'une voix forcée :

— Je m'appelle Spyke, monsieur.

— Bien ! valide le haut-parleur d'un air enjoué. La leçon est apprise ! Maintenant que nous avons fait connaissance, il est temps de passer aux affaires sérieuses. Ne m'en veux pas pour ton petit camarade, Andreï, je viens de te rendre service, mieux vaut être seul que mal accompagné. Tu n'as jamais su te faire des amis. Rappelle-toi, quand tu étais petit, tout le monde te détestait, les autres enfants te battaient.

Spyke et moi échangeons un regard rapide. Cette information est surprenante pour nous deux, qui, enfants, nous situions plutôt du côté du bourreau que de la victime. Andreï reste muré dans le silence, sans que je sache dire si c'est parce qu'il craint que quelqu'un d'autre ne prenne une balle dans la tête, ou parce que son oncle lui assène trop de vérités douloureuses. Moi, je m'interroge. Andreï Tourgueniev, dont la seule mention du nom suffit à vous faire dresser les cheveux sur la tête, est-il capable d'encaisser sans broncher ce portrait d'enfant martyrisé ?

Le Tsar poursuit sa calomnie avec un plaisir sadique :

— Tu rentrais chez ta mère en pleurant comme un nourrisson, même ton grand-père se moquait de toi. Une chance que ton père n'était plus là pour voir à quel point tu étais ridicule. Tu avais tellement peur que tu en pissais dans ton lit la nuit.

C'est la première fois que je vois Andreï perdre son sang-froid. Rouge d'un mélange de honte et de haine, des éclairs de rage dans les yeux, il réplique entre ses dents serrées :

— Toi tu chieras dans ton froc quand je serai en face de toi !

C'est la simultanéité de l'explosion d'un tir et d'un cri de douleur de Max qui lui répondent. Max recule contre le mur en se tenant l'épaule droite. Miguel se précipite vers lui pour constater sa blessure : la balle lui a traversé l'épaule.

Je croise un désarroi fugace dans le regard d'Andreï. En blessant un de ses hommes plutôt que lui, le Tsar ajoute encore à l'humiliation, comme on gifle devant ses amis un enfant qui vient de dire un gros mot.

— J'adore jouer avec toi, Andreï, j'ai la conviction qu'on apprend beaucoup par le jeu. Mais il se fait tard, et l'heure n'est plus à l'amusement. C'est une bonne chose que tu sois venu me voir ce soir, ça m'évitera d'avoir à te convoquer. Maintenant, choisis un de tes petits copains.

Andreï pose ses yeux bleus sur chacun d'entre nous qui retenons notre respiration, attendant sa décision sans connaître les desseins de son oncle.

— Moi, finit-il par déclarer en regardant de nouveau devant lui.

Le sniper tire une nouvelle fois, et la balle frôle la tête d'Andreï pour se ficher dans le mur derrière nous.

— Tu triches, Andreï ! lui répond la voix sadique. Tu as toujours été un tricheur. Mais on ne joue plus au Monopoly, là. Choisis un de tes hommes. Ne m'oblige pas à décider moi-même, par élimination.

Andreï se tourne à nouveau vers nous, et cette fois, je peux lire le doute sur son visage. Miguel fait un pas en avant, dans une totale abnégation :

— Je vous écoute, monsieur. Que voulez-vous ?

— Miguel, chien fidèle, lui dit Nikolaï, tu mérites tellement mieux que la souffrance et la mort. Tu vois la porte à côté du buffet ? Va l'ouvrir.

Miguel échange un coup d'œil avec Andreï. C'est tout ? Il obéit, et derrière la petite porte se tient une femme blonde plutôt replète, vêtue d'un tailleur-pantalon, et tremblant comme une feuille. Elle serre dans ses deux mains moites une épaisse liasse de documents.

— Merci d'accueillir avec la courtoisie qui s'impose maître Hilarie, notaire assermentée de son état, reprend la voix robotique de Nikolaï. Je vous en prie, maître, avancez. Mon cher neveu est extrêmement pressé de finaliser cette vente.

Avec la plus grande perplexité, nous regardons la femme faire quelques pas terrorisés à en direction d'Andreï. Pâle comme la mort, elle tremble tellement que son dossier tressaute dans un bruit incessant de feuilles froissées. Andreï pince la liasse de papiers d'une main ferme et le bruit s'arrête, seule la femme continue de trembler de plus en plus violemment comme mue par un courant électrique incontrôlable. Ses pupilles écarquillées rencontrent la flaque de sang à terre, remontent lentement le long de la traînée rouge sur le parquet, et parviennent finalement au corps le plus proche. Sous le choc, ses yeux roulent dans leurs orbites et elle tombe dans les pommes, abandonnant les feuilles de papier entre les mains d'Andreï.

— Je crois qu'il va te falloir un autre notaire, fait Andreï d'un ton narquois.

— C'est de ta faute, ça, Andreï ! Tu t'es débarrassé de notre ami commun, Parris, qui aurait dû tenir ce rôle. Quoi qu'il en soit, il est stipulé que cet acte doit être authentifié devant notaire, mais il n'est nulle part précisé dans quel état doit être ledit notaire, dit Nikolaï, inique. Maintenant, signe ces papiers, Andreï.

Pris au piège, Andreï ouvre lentement le dossier auquel est attaché un stylo bille et il essaie maladroitement de gagner du temps :

— Je peux lire d'abord ?

— Pas la peine ! répond le Tsar réjoui de sa victoire toute proche. Tu sais très bien de quoi ça parle ! C'est à propos de ces terres bourrées d'hydrocarbures dans le sud. Elles ne t'intéressent pas, tu n'en veux pas, alors tu vas me les vendre, et mes hommes laisseront ressortir tous tes petits copains en un seul morceau.

Au moment où il prononce ces mots, je réalise que le point rouge ne se balade plus parmi nous. C'est alors qu'Angelo s'adresse à nous dans l'oreillette :

— J'ai trouvé ton sniper, Andreï. Je t'envoie une photo souvenir pour Nikolaï, tu peux la lui transférer de ma part ? Et dis-lui bien que c'est personnel.

Andreï remet le bouchon sur le stylo bille et interpelle notre tortionnaire invisible :

— Niko ?

— À quoi tu joues, Andreï ? Signe ces papiers.

— Tu te souviens d'Angelo Martini ? poursuit-il en ignorant l'ordre de son oncle. Il a un message pour toi, avant que je signe. Je prends seulement mon téléphone pour te le transmettre, et je m'occupe de ta paperasse.

Le haut-parleur ne répond rien, manifestement perturbé dans sa maîtrise de la situation, et pour cause : son moyen de pression ne répond plus à la radio. Andreï prend ce silence pour un accord, il sort son smartphone et lorsqu'il affiche la photo envoyée par Angelo, il ne peut retenir un petit sourire. Il tourne discrètement l'écran vers nous pour nous en faire profiter. Angelo y arbore un large sourire toujours aussi provocateur ; de sa main gauche, il adresse un doigt d'honneur, et dans sa main droite, à hauteur de son visage, il tient par les cheveux une tête décapitée dégoulinante de sang. Très certainement l'œuvre de Katia. Aussi écœurante que soit cette vision, elle nous redonne du courage.

Sur son téléphone, Andreï ouvre la conversation « Niko » et insère la photo d'Angelo.

— Au signal, les lumières, nous dit-il juste avant de presser le bouton « envoyer ».

Le message est à peine réceptionné par son destinataire que des tirs se retentissent à l'extérieur. Un seul geste de notre commandant et les ampoules volent en éclats. Nikolaï n'est pas parvenu à obtenir la signature de son acte de vente, mais il a réussi à nous faire perdre un temps précieux : ses renforts sont arrivés avant que nous n'ayons pu prendre possession du bâtiment, Angelo et Nino vont devoir les contenir seuls. Un autre chef aurait pris la décision d'annuler la mission sur laquelle nous étions en train de perdre le contrôle, pas Andreï. Il a l'intention d'aller jusqu'au bout, quelles que soient les conditions.


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