Chapitre 31 - Le pire est toujours juste avant que ça commence
En revenant de mon entrevue avec Andreï, j'ai immédiatement informé Katia et Greg que l'attaque serait pour le lendemain soir. J'ai reçu l'accueil le plus froid que je pouvais imaginer : Katia s'est contentée de valider sa participation d'un ton neutre, Greg de grogner quelque chose qui ressemblait à un acquiescement.
Je ne sais pas s'il a passé la nuit à réfléchir ou à prendre du repos, mais au petit matin, il est toujours là. Lorsque je sors de ma tente, je le trouve devant la sienne, en train de préparer son matériel. Il me salue d'un air presque aimable, et il anticipe la question que je n'ose plus poser :
— Pas de nouvelles de Spyke, dit-il sans me regarder.
Je ne réponds rien. Je suis en colère contre Spyke, en colère contre moi-même, et ce serait très injuste de ma part de tout rebalancer sur le Trappeur à ce moment. Après tout, il est resté, lui. Hier soir, j'ai envoyé un message à Spyke pour l'informer également, mais je n'ai eu aucun retour.
En allant marcher plus loin dans le bois, je tombe sur Katia, assise en tailleur sur un rocher plat, les yeux clos.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Je médite. Enfin, j'essaie, me répond-elle en soulevant une paupière. Viens, assieds-toi avec moi, ça te fera du bien, ajoute-t-elle en se décalant pour me laisser une place.
Sa proposition part d'une bonne intention, mais je décline :
— Je n'aime pas trop prendre le temps de penser.
— Méditer, ce n'est pas penser. C'est faire le vide dans ton esprit, n'écouter que ta respiration et les sons qui t'entourent, vivre uniquement le moment présent.
Je serais mal avisé de contrarier la seule personne qui ait encore confiance en moi. Je m'installe à ses côtés, dans la même position qu'elle. Sa pierre n'est pas très spacieuse pour deux et en m'asseyant, mon genou touche involontairement le sien. Elle s'écarte prestement, avec un soupçon d'avertissement dans le regard.
Je ferme les yeux, tentant comme elle l'a dit de faire le vide dans ma tête. Je perçois tous les bruits environnants. Un corbeau qui s'envole lourdement en croassant. Les feuilles naissantes des arbres chargées de pluie qui crissent dans le vent et lâchent sur nous des gouttelettes froides au passage. Des petits rongeurs qui fraient dans les broussailles. Un coucou précoce qui chante sa sérénade malgré le temps maussade.
Sauf que mon cerveau se fout éperdument du coucou dragueur et de ses amis de la forêt. Mon cerveau reste braqué sur le combat de la nuit à venir, et sur cet enfoiré de Spyke qui a abandonné le navire. Je n'ai même pas de mot valable pour l'insulter. Comment a-t-il pu faire ça ? Nous faire ça, à tous les deux. Parce que cette nuit, j'ai bien l'intention de tirer mon épingle du jeu, avec ou sans lui. Mais si je réussis, et qu'il reste sur la touche, notre amitié sera définitivement enterrée, j'en ai douloureusement conscience.
J'ouvre grand les yeux pour couper court à ce flot de pensées avant qu'il me submerge, et je m'exclame :
— C'est impossible de ne penser à rien !
— À quoi tu penses ?
— Que j'ai envie de frapper quelqu'un, lui dis-je d'un air sombre.
Elle ne répond pas. Elle se lève, retire son poncho noir, l'enroule autour de sa main droite, et dresse son bras devant moi.
— Eh bien, vas-y, frappe.
Je bondis sur mes pieds et je martèle son punching-ball improvisé. C'est bien plus efficace que sa méditation. Ça m'oblige à me focaliser sur ma cible, à contrôler la douleur de mes poings déjà meurtris qui se remettent à rougir sous les impacts. Plus de place pour les pensées parasites.
— Plus vite. Plus fort, m'ordonne-t-elle dès que je montre le moindre signe de faiblesse.
Au bout d'un certain temps, lorsque je ne suis plus capable de rehausser le rythme, elle abaisse son bras, et me demande :
— Tu en as assez ?
— Ouais, j'articule entre deux reprises d'air essoufflées.
— Alors, assieds-toi, maintenant.
Je m'exécute en m'efforçant de retrouver mon souffle.
— Tu ne dois pas essayer de lutter contre tes pensées, m'explique-t-elle. Si elles entrent dans ta tête, concentre-toi sur ta respiration, et laisse-les passer sur le côté, sans leur prêter attention. Petit à petit, elles s'en iront.
Je ferme de nouveau les yeux. À présent, ma respiration, j'en ai pleinement conscience. Même les corbeaux braillards paraissent silencieux en comparaison, je n'entends plus que mes halètements, concurrencés par les battements de mon cœur qui résonnent dans mes tympans.
C'est la première fois que je choisis délibérément d'aller au combat. Toutes les fois précédentes, j'ai toujours été plus ou moins forcé de me battre. Par loyauté, ou pour des terres durement acquises, pour une question d'honneur, ou pour survivre tout simplement. Mais cette fois, cela ne dépend que de moi. Je ne suis pas le défenseur de la justice ou le protecteur de plus faibles que moi. Je suis l'attaquant, le tueur, le semeur de trouble. Plus de veuve ni d'orphelin à défendre. Seulement moi. Moi et ma volonté de frapper un grand coup pour m'élever au rang dont j'ai toujours rêvé. Prendre par le sang ce que la vie n'a pas voulu me donner. Je cours le risque d'aller mourir pour rien. Prendre cette décision en pleine conscience m'effraie beaucoup plus que je ne l'avais imaginé.
J'essaie de faire ce qu'elle a dit, de me concentrer sur ma respiration. Mais le doute n'est pas une pensée comme les autres. Il ne capitule pas juste parce que je fais semblant de l'ignorer. Et puisque je refuse de le regarder en face, sa voix pernicieuse s'infiltre dans ma tête.
Tu as peur, Jack. Et pire encore, tu as peur d'avoir peur. Tu as peur de ce que tu vas faire ce soir, et tu as peur de ce que tu seras incapable de faire.
J'inspire, cinq secondes. J'expire, six secondes. J'inspire. J'expire. Je recommence. Et puis encore. Mais la voix se moque de mes efforts pour la réduire au silence. Je perds le compte, et elle reprend de plus belle :
Tu as peur de faire des erreurs, de perdre la face devant Andreï. Tu as peur de ne pas être à ta place, d'avoir fait les mauvais choix.
C'est comme si elle avait monté le volume, je n'arrive plus à l'occulter. J'essaie de me focaliser sur mes battements cardiaques, pour me reconcentrer. Je me rends surtout compte qu'ils accélèrent.
Tu as peur de tuer, tu as peur de souffrir, tu as peur de mourir.
Stop ! J'ouvre brusquement les yeux. J'ai l'impression que quelque chose m'a frôlé. Même la forêt qui a toujours été une source d'apaisement me paraît inhospitalière. La voix recule dans mon esprit, comme un vampire devant la lumière du jour.
Katia, elle, n'a pas bougé. Elle est assise en tailleur, droite et détendue en même temps, sa respiration calme, son visage ne reflétant aucune émotion mais inspirant néanmoins la sérénité. Tout en sachant qu'elle cultive cet art depuis de nombreuses années, je ne comprends pas comment elle parvient à un tel détachement. Elle s'est engagée sur une voie de violence qui me paraît bien pire que la mienne : elle capture ou tue des hommes avec l'argent pour seul motif. Mais elle, elle n'en porte pas la marque sur son apparence. Personne ne la regarde avec dégoût, comme ils le font envers moi parce que je suis celui qui fait les choses inavouables mais nécessaires dont personne ne veut se charger. Elle rayonne la paix, exhale la confiance et la sécurité. Elle est sensible aux nobles causes, les hommes qu'elle arrête ne sont jamais des anges, mais alors que la souffrance des autres me poignarde en plein cœur, elle semble échapper à cette torture.
On dirait qu'elle flotte au-dessus des douleurs de ce monde, que la peur et le doute ne l'atteignent pas, elle. Pourtant, je sais qu'elle a vécu des périodes d'ombre, elle aussi. Elle a même quitté Faucon pendant plusieurs années, pour des raisons mêlées de déception amoureuse, de quête de sens de la vie, une recherche de sa place sur cette Terre. J'avais encaissé le fait d'avoir perdu une alliée précieuse, une amie, si j'ose le dire. Elle était revenue plus forte, plus guerrière, plus spirituelle, et je ne l'avais plus jamais entendue parler d'amour.
D'ailleurs, à ce sujet, il y a quand même une interrogation qui me chiffonne :
— Pourquoi tu n'aimes pas les hommes ?
Elle entrouvre un demi-œil et lâche un grand soupir :
— Tu es irrécupérable, Jack.
— C'était une vraie question ! je me défends maladroitement.
Elle me jauge un instant du regard.
— Je n'aime pas les hommes, parce que j'aime les femmes, voilà.
Je n'en démords pas.
— Pourquoi tu aimes les femmes ?
— Mais, pour les mêmes raisons que toi, je suppose. Parce qu'elles sont belles, douces, fragiles...
— Sensuelles, et qu'on a envie de les protéger, dis-je pour compléter son énumération en même temps qu'elle.
Cela nous fait sourire tous les deux. Je change de sujet :
— Tu m'apprendrais à utiliser ton sabre ?
Avec un sourire, elle se lève, tire le sabre hors du fourreau dans son dos, et dans un mouvement aérien, elle lance l'arme en l'air pour la rattraper dans l'autre sens et me la tendre par la poignée. Sitôt en main, je savoure sa perfection, je perçois ce qu'elle apprécie dans ce sabre, léger, maniable, et d'un équilibre parfait.
Elle s'équipe d'un bâton à peu près aussi long et engage un combat. Évidemment, je retiens mes coups, mais je réalise rapidement que même si je voulais l'atteindre, j'en serais incapable, elle esquive et pare toutes mes attaques lourdaudes. Moi, en revanche, je me ramasse un coup de bâton sur le crâne, un dans la gorge, et un autre dans la cuisse. Si son bout de bois était une lame, je serais mort sans même avoir compris comment. Je recule, dépité de ma performance digne du pire débutant. Pourtant, je suis bon avec un couteau.
— Tu sais pourquoi tu n'y arrives pas ? me dit-elle en abaissant son bâton. C'est parce que tu essaies de me toucher avec le sabre.
— Ben oui, je grogne avec un agacement non dissimulé. Qu'est-ce que tu voudrais que je fasse d'autre ?
— Le sabre n'est pas une arme. L'arme, c'est toi. Le sabre n'est que le prolongement de ton bras.
Ce n'est pas vraiment ce que j'appelle une consigne claire. Dubitatif, je lève de nouveau le sabre devant mon visage. Rien ne vaudra mieux que la mise en pratique.
Soudain, j'entends le bruit d'une voiture qui entre sur notre terrain.
Je lui rends son sabre et je serre dans la paume de ma main une valeur sûre : mon neuf millimètres.
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