Chapitre 30 - Sous-entendus et chamois

Je débarque chez Andreï sans avertir personne, ni lui, ni les miens. C'est sa domestique qui m'ouvre. Je ne sais pas qui est chargé de la sécurité cette nuit mais de toute évidence, Miguel est absent. Quand il est là, c'est lui qui accueille personnellement les visiteurs.

- Je vais prévenir monsieur Tourgueniev, me dit la petite gouvernante de sa voix chaleureuse.

Elle grimpe l'escalier quatre à quatre et redescend presque aussitôt pour m'annoncer :

- Monsieur Tourgueniev vous attend dans son bureau.

Je la remercie, monte à mon tour, et frappe à la porte. Seulement lorsque la réponse d'Andreï me parvient, j'appuie sur la poignée pour entrer.

- Bonsoir, Jack.

Assis derrière son bureau, il regroupe ses papiers, éteint l'écran de son ordinateur et retire ses lunettes de son nez.

- Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?

Je ne m'encombre pas de formules de politesse :

- Ricardo, c'est le beau-frère d'Angelo Martini ?

Il me regarde sans ciller :

- Oui.

- Pourquoi tu ne me l'as pas dit ? je lui demande d'un ton bien trop agressif, en plaquant mes deux mains sur le bois de son bureau.

Pas impressionné le moins du monde, il ne bouge pas et me réplique d'un air tranquille :

- Qu'est-ce que ça change, pour toi ?

- Ça change que quand un de tes hommes me braque un pistolet sur la tête, j'aime bien savoir pourquoi !

Il plisse les yeux pour décoder ma réponse déguisée :

- Tu as eu des problèmes avec Angelo ?

Dérouté, je lâche son bureau. Mon but était de forcer Andreï à révéler la vérité, pas de venir pleurnicher devant lui. Tout d'un coup beaucoup plus calme, je bougonne :

- Il nous est tombé dessus en ville l'autre nuit.

Je m'attendais à un sarcasme, à ce qu'il minimise cet accrochage de cour de récréation, mais pas du tout. À la place, il agite la tête de gauche à droite :

- Pourquoi tu ne m'en as pas informé ?

Parce que cela ne le concernait pas ! Hors de question que je réponde à ça. Buté, je monte de nouveau au créneau, tout en sachant qu'Andreï Tourgueniev n'est probablement pas la bonne personne sur laquelle libérer ma colère :

- Pourquoi tu ne m'as pas dit qui était Ricardo ? Tu t'es servi de moi pour tester Angelo !

Pour toute réponse, il secoue encore la tête. Il se lève et s'approche de moi :

- Viens, assieds-toi, me dit-il en désignant de la main des fauteuils un peu plus loin dans la pièce, autour d'une table basse au plateau de verre finement ouvragé.

Surpris, je me tais et j'accepte sa requête. C'est la première fois qu'il m'invite à m'asseoir dans son bureau. D'ordinaire, tous autant que nous sommes, nous restons toujours debout face à lui, comme des soldats au garde-à-vous devant leur chef.

- Tu prends du whisky, n'est-ce pas ? dit-il en ouvrant la porte d'un placard.

Je confirme d'un signe de tête, même si j'en ai sûrement déjà bu suffisamment pour ce soir, et il nous sert deux verres. Son smartphone vibre sur son bureau. Il prend le temps d'aller le chercher et de répondre au message, puis il s'installe dans un autre fauteuil en face du mien, posant négligemment son portable sur la table à côté de son verre, avec un air de lassitude sur le visage qui lui est inhabituel. Il boit une gorgée de whisky.

- Je n'ai pas l'intention de te tuer, attaque-t-il, en guise d'entrée en matière.

- C'est bon à savoir, je lui réplique sans retenir le sarcasme dans ma voix.

Il poursuit sans commenter :

- Il va falloir que tu me fasses confiance. Si tu ne me fais pas remonter les informations, je suis borgne. Tu dois être mon œil droit qui me permet de décider quelle direction je suivrai, et je dois pouvoir me fier à toi.

Ses métaphores ne m'émeuvent pas, et je n'en démords pas :

- Angelo ne t'a pas parlé de la bagarre.

- Non.

- C'est Ricardo qui lui a dit que j'étais venu dans le Quartier Sud, et il ne t'en a pas parlé, alors il est forcément au courant des affaires de Ricardo.

Andreï pousse un long soupir.

- Je crois plutôt qu'il y a des choses qu'Angelo préfère ne pas voir, même si elles sont juste sous son nez.

- Tu persistes à lui faire confiance ?

Les yeux d'Andreï partent dans le vague. Il boit une bonne partie de son verre avant de me répondre avec un regard perçant qui me donne la désagréable sensation qu'il lit à l'intérieur de moi :

- Commander des hommes est une tâche difficile, je sais que je ne t'apprends rien. Mais ça l'est encore davantage quand ce sont des hommes qu'on aime. Je ne suis pas un monstre, Jack. Penses-tu que la philanthropie soit une faiblesse ?

Il a une curieuse conception de l'amour de son prochain. De ma position, cette question est un piège particulièrement glissant. Répondre « non » revient à accepter sa mansuétude aveugle à l'égard d'Angelo. Répondre « oui », c'est cautionner sa barbarie sans limites et risquer un jour d'en faire les frais. Je choisis l'esquive :

- Le Grand Tsar avait un côté humaniste.

- C'est vrai, fait-il en hochant la tête, apparemment satisfait. Mais aurai-je la prétention de me comparer au Tsar ?

Le smartphone d'Andreï vibre de nouveau, en résonnant contre la surface vitrée de la table. Sur l'écran qui s'allume, je capture involontairement le nom de l'expéditeur : 3317. Mon sang se fige dans mes veines. C'est l'un des numéros de codes des meurtriers de Radek.

J'ai laissé mes yeux traîner sur l'écran du téléphone une fraction de seconde de trop pour pouvoir feindre l'air détaché de celui qui n'a rien vu. Nos regards se croisent : il sait que j'ai compris.

Je bondis hors du fauteuil en dégainant mon pistolet. C'était sans compter ses excellents réflexes. Il a réagi dès l'amorce de mon geste, et mon arme qui me garantissait l'avantage se retrouve face au canon de son propre pistolet, pointé entre mes deux yeux.

Des dizaines de questions fusent dans mon esprit, mais une seule a réellement de l'importance :

- Où est Olga ?

Les mains moites sur la crosse, j'essaie de réprimer la panique qui m'envahit.

- En sécurité, dans un chalet confortable, comme je te l'ai promis, me répond-il d'un ton extrêmement calme.

Mon visage se crispe de doutes. Comment lui faire confiance ? Voyant que je ne le crois pas, il ajoute :

- Tu peux lui téléphoner si tu veux. Vas-y, fais-le maintenant.

Sa voix tranquille crée un contraste surprenant avec les pistolets que nous nous braquons toujours mutuellement l'un sur l'autre. Sans le quitter des yeux, j'attrape mon téléphone de la main gauche, et je clique sur le nom d'Olga. Les tonalités de sonnerie commencent à s'égrener avec une lenteur qui semble suspendre le temps.

Un bip.

Andreï n'a pas bougé d'un pouce, face à moi, déterminé, les deux mains sur son arme. Un seul geste hasardeux de ma part me garantit une balle en pleine tête.

Deux bips.

Et si elle ne décroche pas, qu'est-ce que je vais faire ? Est-ce que je vais appuyer sur la détente ? Si je choisis l'affrontement, je dois tirer en premier, je n'aurai qu'une seule chance. Dans les yeux de mon adversaire, je ne décèle rien. Rien qu'un mur de glace. Lui n'aura pas la moindre hésitation au moment de tirer.

Trois bips.

- Allô ?

Mon cœur bondit dans ma poitrine, j'ai failli en lâcher le portable. Le regard imperturbable d'Andreï se teinte d'un reflet de « tu vois, je te l'avais dit ». Je me concentre pour donner le change au téléphone :

- Olga, c'est Jack. Je voulais savoir si tout allait bien. Tu... Tu es bien installée ?

- Oui, tout va bien, répond-elle d'un ton naturel. Le trajet s'est bien passé, et la maison est très agréable.

- Qui est avec toi ?

- Magda et Loreleï, bien sûr, et les deux gardes qui nous ont amenées ici.

Je fronce les sourcils. Des gardes pour la protéger, ou pour la surveiller ?

- Tu sais, c'est la première fois que je vois les montagnes, poursuit-elle. Quand le soleil se couche derrière les sommets enneigés, c'est magnifique. Il y a même des chamois qui courent dans le parc, entre les sapins. Tu as déjà vu des chamois ?

Cette conversation sur la faune montagnarde au beau milieu des pistolets prêts à faire feu prend une tournure surréaliste. Même Andreï qui en entend les échos par le haut-parleur affiche un air perplexe devant l'incongruité de la situation.

- Euh, non... Enfin, si. Enfin, je te rappelle plus tard, Olga. Je voulais juste vérifier que tu allais bien.

Je lui souhaite de passer une bonne nuit, elle fait de même, et je raccroche. Partiellement rassuré, je demande à Andreï :

- Elle est libre de partir quand elle veut ?

- Oui. Mais je te déconseille de lui dire de le faire.

Il n'a pas menti en plaçant Olga sous protection, mais il n'en reste pas moins lié aux exécutants du meurtre de Radek, alors je ne baisse pas ma garde et je questionne :

- C'est qui 3317 ?

Pour la première fois depuis que je le connais, il semble qu'Andreï cherche ses mots.

- Je sais ce que tu penses, Jack, mais c'est plus complexe que ça. Il arrive que les gens fassent des erreurs, et il n'est jamais facile de dire adieu à un camarade. Mais Radek était un homme du passé, toi et moi, nous sommes des hommes du futur. Je te l'ai dit, je n'ai pas envie de te tuer. Je ne peux pas te dire qui est 3317, et je doute que les informations que je peux te donner te suffisent. Toutefois, si tu tiens vraiment à en discuter, je préférerais que nous le fassions avec des verres à la main, plutôt que des flingues.

Je l'observe quelques secondes, incertain. Quels secrets cache-t-il encore que je risquerais de découvrir à mes dépens ? Combien de pièces du puzzle resteront-elles manquantes à tout jamais ? Sauf qu'il a une longueur d'avance sur moi et je suis pris à la gorge. Il tient Olga, il me tient moi, et Vitaly aussi dans une certaine mesure. Mais déposer les armes devant lui serait totalement contraire à l'injonction de méfiance dictée par mon instinct, et je ne peux m'y résoudre.

- La guerre entre nous n'a pas de sens, continue-t-il, nous y perdrions tous les deux. Alors que nous avons tant à gagner à travailler ensemble. On va poser nos flingues tous les deux, et en rester là, d'accord ?

Andreï sait trouver les mots pour convaincre n'importe qui, mais en dépit de son discours d'apaisement, son regard de glace et le canon de son pistolet ont toujours mon front pour cible.

- Toi d'abord, lui dis-je, tout en sachant que je ne suis pas en position de négocier.

- Non, Jack. Ensemble.

Contre toute attente, il fait le premier pas en ôtant son doigt de la détente. Alors je l'imite, et tous les deux, lentement, très lentement, nos yeux rivés l'un sur l'autre, nous posons nos armes sur la table basse, à côté de nos whiskys respectifs, et retirons nos mains. Dans cette atmosphère étrange, nous nous rasseyons finalement dans nos fauteuils, le dos plus raide que tout à l'heure.

Il avance avec décontraction sa main vers la table et je frémis, prêt à contrer une attaque potentielle.

- Ne sois pas si nerveux, fait-il avec un sourire froid en refermant ses doigts autour de son verre.

Il n'empêche que sur la table, deux pistolets chargés attendent patiemment de savoir lequel de nous deux sera le plus rapide au moment de s'en saisir et de faire feu. Ou bien lequel de nous deux en a un deuxième dans la poche de sa veste.

Andreï récupère également son smartphone pour lire le message, et y répondre, puis il le range cette fois dans sa poche.

Pendant ce temps, j'avale tout mon whisky d'une seule rasade. Si ce doit être mon dernier verre, au moins c'était un bon whisky. Lorsque j'avais revu Radek, il y a deux ans, il ne jurait que par Andreï et sa destinée de Tsar. Je ne comprends pas. Au point où j'en suis, j'insiste :

- Mais, pourquoi ?

Andreï sourit de la naïveté brute de ma question et me répond :

- Parce que jouer sur deux tableaux à la fois est toujours une erreur fatale, Jack.

Je réalise alors que je ne sais rien. Je m'évertue à défendre l'honneur de Radek parce qu'il représentait pour moi un des derniers repères du bon vieux temps, lorsque je n'étais pas encore livré à moi-même et que la vie était facile, mais je ne le connaissais pas. Cet homme n'a jamais été mon ami, je ne suis même pas sûr qu'il m'ait apprécié un jour. Si je laisse à part ma nostalgie très subjective, Radek était un trafiquant et un proxénète, et peut-être bien le traître qu'Angelo a tenté de nous décrire.

- J'ai besoin de toi, reprend Andreï très sérieusement, me sortant de ma prise de conscience.

La crainte soulevée par Spyke me revient en mémoire :

- Parce que je suis un étranger ?

- Oui, admet-il. Et pour tes compétences, que je ne mettrai certainement pas en doute. Dis-moi, Jack : jusqu'où es-tu prêt à me suivre ?

Il fut un temps où j'aurais répondu sans hésiter. Même aujourd'hui, j'aurais envie de me jeter la tête la première dans ce projet. Je n'ai servi personne d'autre que moi-même depuis que j'ai vingt ans, mais je pressens au fond de moi qu'Andreï est différent. Sauf que je ne parle pas qu'en mon nom, j'ai engagé des hommes derrière moi.

- Jusqu'au point où s'arrêtent mes intérêts.

Il esquisse un demi-sourire tordu, comme s'il s'attendait à ce genre de réponse.

- J'apprécie ta franchise, c'est une qualité qui se fait rare. J'attacherai donc une grande importance à ce que tes intérêts restent liés aux miens.

Cette dernière phrase pourrait sembler encourageante, mais dans la bouche d'Andreï, elle sonne plutôt comme une menace. Il poursuit d'un ton détaché, comme si de rien n'était :

- S'il le fallait, est-ce que tu me vengerais ?

Non, catégoriquement, mais je ne peux pas le lui balancer de but en blanc.

- Est-ce que ce serait réciproque ?

Andreï termine son whisky pendant qu'il me fixe en silence, des étincelles de cristal dans son regard bleu. Il repose calmement son verre sur la table basse avant de me répondre avec un petit sourire :

- Excellente question.

Son téléphone vibre encore, il s'en saisit pour lire le nouveau message. Puis, il se lève, rompant l'ambiance mystique qu'il instaurait autour de lui.

- Le temps n'est plus aux querelles de comptoir, dit-il. Reprends ton arme, et rassemble tes hommes. Le grand soir est pour demain.



Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top