Chapitre 28
Je ne vais pas directement chez Andreï, je m'arrête au campement.
- Rejoins Katia, dis-je au Trappeur. Je te tiens au courant régulièrement. Si tu n'as pas de nouvelles, trouvez Spyke et quittez le pays.
- Non, ça, c'est hors de question, je viens avec toi.
Je me doutais qu'il allait dire ça. Entrer à deux dans l'antre du diable ne nous sauvera pas plus que si je suis seul. Je remets mon chargeur dans ma poche et je saisis mon sac à dos. C'est moi qui ai mêlé mes affaires personnelles à notre objectif initial, c'est à moi d'en assumer les conséquences.
- Greg, c'est un ordre.
Résigné et luttant contre sa volonté profonde, il me laisse sortir du van sans rien ajouter.
Je monte à l'avant de la voiture d'Olga, ignorant le visage pincé de ses gardes du corps. Très pâle, elle ne dit pas un mot. J'ordonne à Magda d'emprunter l'allée de la propriété et de se garer devant la maison.
- Tu n'as rien ? Tu vas bien ? je demande à Olga.
Elle hoche la tête en signe de confirmation, mais lorsque je l'aide à descendre de la voiture, sa démarche chancelante présuppose de son état de choc. Je sonne à la porte en la tenant par la main. C'est sa gouvernante qui ouvre, et ce qu'elle m'annonce ne me réjouit pas du tout : Andreï n'est pas chez lui. Je sens mes cheveux se dresser sur mon crâne. Je n'avais pas envisagé cette éventualité.
Devant mon air interdit, la domestique propose aimablement :
- Dois-je prévenir monsieur Tourgueniev que vous êtes ici ?
- Non, c'est bon, je vais le faire moi-même, dis-je en prenant mon téléphone.
Je préfère entendre Andreï de vive voix, cela me permettra de savoir à quoi m'en tenir avec lui. Il décroche très rapidement :
- Oui, Jack ?
Je lui explique la tentative d'assassinat sur Olga et l'aide que j'espérais en venant chez lui, il m'écoute sans m'interrompre. Lorsque j'ai terminé, il ne fait aucun commentaire, il se contente de me demander calmement :
- Ton amie est avec toi ?
- Oui.
Il échange quelques mots en aparté avec quelqu'un d'autre, puis il s'adresse de nouveau à moi :
- Martha va vous faire entrer. Miguel arrive tout de suite, réponds à ses questions. Je vous rejoins dès que je le peux.
Et il raccroche. Réponds à ses questions. Il est toujours temps de changer d'avis et de partir. Je pourrais fuir le Ceagrande, encore une fois, je pourrais cacher Olga à Faucon en attendant de trouver les responsables, mais je ne suis pas certain qu'elle accepterait. Je croise le regard concentré de Loreleï qui surveille attentivement les alentours. Magda et elle se sacrifieraient sans hésitation pour sauver la vie d'Olga, mais après ?
La porte s'ouvre en grand sur Martha et son sourire affable, qui nous invite à entrer d'un geste accueillant en annonçant :
- Monsieur Tourgueniev vous prie de bien vouloir l'excuser pour l'attente.
J'arrête de me torturer l'esprit et je passe le seuil, en gardant la main d'Olga serrée dans la mienne. Martha nous installe tous les quatre dans le salon. Olga, assise à ma gauche dans le grand canapé, ne me quitte pas des yeux alors je fais attention à ne pas laisser paraître mes craintes sur mon visage. J'envoie un message à Greg pour le tenir au courant.
- Andreï Tourgueniev, tu le connais bien ? me demande Olga à voix basse, dès que la gouvernante s'est éloignée.
- Suffisamment pour savoir qu'il peut te mettre en sécurité, je lui réponds sur le même ton.
- Es-tu sûr que c'est dans son intérêt ? Il est concerné par les documents que je t'ai montrés, j'ai lu son nom.
- Oui, je lui affirme pour clore cette discussion.
Les murs ont des oreilles, surtout ici.
Miguel arrive à peine cinq minutes plus tard. Je chuchote à Olga :
- Miguel Ximeno, le bras droit de Tourgueniev.
Si je doute d'Andreï, il est évident qu'il doute de moi aussi, il ne semble pas enclin à me laisser seul chez lui bien longtemps. Je me lève pour aller à la rencontre de Miguel et il me salue d'un signe de tête.
- Madame, fait-il à Olga pour la saluer également.
Il marque un temps d'arrêt en voyant les deux gardes du corps assises dans les fauteuils, toutes deux vêtues de noir à l'identique.
- Mesdames, finit-il par corriger à leur intention.
- Bonsoir, monsieur, lui répond Olga d'un ton apaisant.
Mais le regard aiguisé de Miguel est resté fixé sur Magda et Loreleï. Plus précisément, sur le pistolet grossièrement dissimulé à leur ceinture. Il tend une main vers elles :
- Pas d'armes dans cette maison, donnez-moi ça.
Olga intervient :
- Ces demoiselles sont chargées d'assurer ma protection, monsieur, je préférerais qu'elles conservent leurs armes.
- Pas d'armes ici, répète Miguel. Ou bien elles iront assurer votre protection dehors.
Perturbée par l'inflexibilité de Miguel, Olga me cherche du regard :
- Dis-leur d'obéir, lui dis-je.
Elle s'exécute sans discuter davantage, Miguel enferme leurs pistolets dans un tiroir et range la clef dans sa poche. Mais à présent, c'est moi qu'il regarde, avec la main gauche tendue, la droite méthodiquement placée pour lui permettre de dégainer en une fraction de seconde :
- Jack, s'il te plaît.
Un frisson parcourt ma nuque. Lui remettre mon arme ne m'inspire pas du tout. Mes yeux noirs fixent les siens, tentant de déceler ses intentions. Mais quelles sont réellement mes options ? J'ai choisi de me réfugier chez Andreï, je me dois d'accepter ses règles. Je tends mon pistolet à Miguel sans un mot.
Contrairement à ce que je redoutais, il ne l'ajoute pas aux autres dans le tiroir. Il se contente de retirer le chargeur, et il me rend les deux parties avec un hochement de tête de connivence, en m'indiquant d'un geste explicite de les garder séparées. Apparemment, les règles ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Il n'a pas peur de moi, et il a sans doute raison. D'après ce que j'ai pu voir de ses compétences de tir, il sera toujours plus rapide que moi.
Il m'entraîne à l'écart plus loin dans la pièce, ouvre la fenêtre et s'appuie contre le rebord comme s'il était chez lui.
- Tu veux ? fait-il en tendant vers moi une boîte de cigarillos.
Pourquoi pas. Je prends. Lui respecte scrupuleusement l'ordre qu'il a donné à son acolyte l'autre soir : chez Andreï, on ne fume pas à l'intérieur. Il consulte un message sur son téléphone, puis il me dit :
- Raconte-moi ce qui s'est passé. Mets des détails, on a du temps.
Je prends mon temps pour allumer mon cigarillo, je réfléchis à mes paroles. Chaque mot qui sortira de ma bouche sera répété à Andreï. La vérité, rien que la vérité, mais pas toute la vérité.
- Quelqu'un a essayé de tuer Olga.
Je m'interromps, décidé à ne faire que répondre succinctement à ses questions, comme je l'ai fait avec le chef de la police. Mais Miguel est plus intelligent. Ou plus habitué à mener des interrogatoires. Il me dit seulement :
- Continue.
- Sans le vouloir, elle s'est retrouvée en possession de documents que quelqu'un ne voulait apparemment pas laisser fuiter.
- Des documents qui nous concernent ?
Je confirme par mon silence. Je complète immédiatement :
- Elle est tombée dessus totalement par hasard, elle n'a aucune idée de ce qu'ils signifient, elle ne sait rien du tout.
- Mais toi, tu le sais, dit Miguel en me fixant par-dessus son cigarillo.
- En partie, oui. Mais il n'y a rien là-dedans qui justifie de tuer une fille innocente !
À mon ton révolté, il répond toujours aussi calmement.
- Ça, c'est toi qui le dis.
Il me demande également qui s'en est pris à nous, et comment Olga s'est procuré les documents. Je suis bien obligé de parler de Mila, mais je n'évoque ni la présence du Trappeur ni mon appel à la police.
- Les documents, tu les as ici ?
- Oui, sur le téléphone d'Olga.
- Très bien, tu montreras ça à Andreï.
Miguel ne me pose strictement aucune question sur leur contenu. Sa discipline prime sur sa curiosité, il préfère ne rien savoir plutôt que de tomber sur des infos qui ne lui seraient pas destinées. Mais avant qu'Andreï ne débarque avec ses boniments qui embrouillent les esprits les plus clairs, c'est son opinion à lui que je voudrais, alors je mets les pieds dans le plat en l'informant malgré lui :
- Ces papiers mentionnent le Tsar, Andreï, beaucoup de numéros de codes, et Radek Ivanov aussi.
- Le seul Tsar, c'est Andreï, réplique-t-il seulement.
Je me retiens de lever les yeux au ciel.
- Tu as très bien compris. Qui aurait pu regrouper toutes ces infos ? Qui aurait intérêt à les faire disparaître ?
L'attitude tranquille, presque nonchalante, de Miguel change radicalement.
- Tu veux dire : qui, à part nous ? me fait-il en soufflant sa fumée vers mon visage. Moi je trouve que tu poses beaucoup de questions et que tu mens un peu trop pour quelqu'un qui se veut réglo. Je ne dis pas que j'ai des doutes sur toi, je dis que tu aurais tort de donner à Andreï des raisons d'en avoir. Si Andreï avait voulu vous faire tuer, ton tireur dans le SUV, ç'aurait été moi, et vous seriez morts. Je ne rate pas mes cibles. On n'est pas impliqués dans ce qui s'est passé. Je ne sais pas si ça te rassure, mais je n'ai encore jamais tué un innocent.
J'ai bien saisi, je ne suis pas sur sa liste des innocents, et j'ai intérêt à la fermer, alors je ne réponds rien. Peu importe, il me donne les explications que je voulais : Andreï n'est pas le propriétaire des documents, il n'a pas commandité l'attaque envers Olga, mais rien ne l'empêchera de le faire plus tard si ce que nous avons découvert lui pose problème. Je n'ai plus aucune envie de fumer à côté de Miguel son cigarillo au goût âcre. Je l'écrase sur le rebord en pierre de la fenêtre et je retourne vers Olga sans ajouter un mot.
Miguel termine le sien tranquillement, sans me lâcher des yeux une seule seconde. Les trente minutes qui suivent s'écoulent ainsi : Miguel et moi qui nous regardons en chiens de faïence, Olga qui fixe un point droit devant elle avec un sourire figé, ma main posée sur la sienne, et ses deux gardes du corps comme statufiées dans leurs fauteuils de cuir, le tout sans qu'un seul mot ne soit échangé.
Le puissant moteur d'un quatre-quatre remontant l'allée nous délivre finalement de cet immobilisme étouffant. Avant de pénétrer dans le salon, Andreï prend le temps d'ôter sa veste et de la suspendre au porte-manteau, puis d'accrocher ses clefs de voiture dans une boîte à clefs. En pantalon cargo et t-shirt noirs, je ne l'ai manifestement pas tiré d'une soirée de gala. Olga le regarde entrer, cachant difficilement son expression impressionnée au fur et à mesure que son aura s'implante dans la pièce. Je me demande vaguement de quelle manière j'aurais préféré qu'elle le rencontre pour la première fois. En costume d'homme d'affaires, il est intimidant, mais en tueur de l'ombre, il est effrayant.
Il me serre la main d'une poigne franche, puis s'approche d'Olga.
- Je suis enchanté de faire votre connaissance, madame Kurinenka, lui dit-il en accompagnant ses mots d'un baisemain distingué. Andreï Tourgueniev, pour vous servir.
- Tout le plaisir est pour moi, monsieur Tourgueniev, lui répond-elle avec une raideur à peine perceptible derrière son jeu de séduction polie. Je sais bien qui vous êtes.
- Nous sommes-nous déjà rencontrés ? lui demande-t-il, légèrement surpris.
- Je lis la presse.
Andreï désapprouve cette réponse par une grimace :
- La presse n'est pas tendre avec moi. J'espère vous laisser une meilleure image en personne.
Olga et Andreï ont tous deux cette habitude rhétorique de caresser leurs interlocuteurs de flatteries mielleuses. Mais les entendre se répondre mutuellement sur ce ton enjôleur m'horripile au plus haut point.
Il se contente de serrer froidement la main de Loreleï et de Magda, puis il hausse sa voix pour qu'elle porte jusque dans la cuisine :
- Martha, servez donc un verre à mes invités.
Pendant que la gouvernante s'occupe de nous, Andreï s'éloigne avec Miguel à l'autre bout de la pièce. J'attrape mon verre de whisky avec amertume. Il n'a que faire de ma version des faits, la seule base qu'il prendra en compte sera le résumé de Miguel.
Il revient ensuite s'asseoir avec aisance dans le canapé qui fait l'angle avec le nôtre et il lève son verre de vodka vers Olga en disant de sa voix grave :
- À votre santé, et à votre sécurité, madame Kurinenka. Heureusement que Jack était là, n'est-ce pas ? ajoute-t-il en me décochant un regard.
Il tend vers elle sa large main, comme si je n'étais pas assis entre eux deux :
- Montrez-moi les documents, s'il vous plaît.
Olga me regarde furtivement pour avoir ma confirmation et j'acquiesce d'un battement de paupières. De toute manière, sous sa formulation de convenance, c'est un ordre. D'une main fébrile, elle retire son téléphone de son sac et le lui tend du bout de ses ongles rouges. Tout comme je l'ai fait il y a quelques heures, Andreï parcourt les différentes photos, mais son visage conserve l'expression neutre d'un joueur de poker, aucun moyen de décoder ses pensées. Finalement, il lui rend son téléphone et lui demande :
- Qui vous vous a fourni ces documents ?
Olga hésite avec inquiétude, je prends les choses en main :
- C'est une de ses employées qui les a trouvés dans la sacoche d'un comptable qui était son client. Elle a été tuée par ceux qui ont essayé de nous descendre sur la route.
Andreï me transperce du regard. Il meurt d'envie de me claquer sèchement un « ferme ta gueule », mais devant Olga, il cherche une façon maniérée de m'écarter de la discussion. Il continue à la questionner :
- Pourquoi a-t-elle pris ces documents en photo, et pourquoi vous les avoir envoyés à vous ?
Je m'apprête à répondre pour elle de nouveau, mais Olga pose sa main sur ma cuisse en appuyant légèrement. Je la laisse parler.
- Cet homme fait pression sur moi pour que je vende mon établissement. Je voulais savoir pourquoi, et pour qui.
- Et ces documents vous ont-ils apporté votre réponse ? lui fait Andreï en haussant les sourcils.
- Non, monsieur.
Elle se sent obligée de se justifier :
- Je n'avais pas dit à Mila ce que je cherchais, voilà la raison pour laquelle elle m'a tout envoyé.
- Je comprends, je comprends, dit-il avec un sourire rassérénant, la voyant tendue.
Son semblant de compassion ne dure pas longtemps, il enchaîne sur une nouvelle question :
- Mais pourquoi avez-vous appelé Jack ?
- Parce que... hésite-t-elle un instant.
Elle tourne les yeux vers moi puis reprend calmement sa phrase :
- Parce que j'ai vu son nom sur un des documents, alors j'ai pensé qu'il pourrait me donner des explications. Et parce que j'ai toute confiance en sa discrétion.
Il laisse échapper un petit rire en me jetant un coup d'œil, et il demande encore :
- Comment se nomme ce comptable ?
- Monsieur Parris, lui dit-elle sans ciller.
Andreï reste impassible, pas moi. Cela suffit, ce n'est pas un interrogatoire. Il s'adresse à Olga parce qu'elle est plus impressionnable que moi, et je n'aime pas ça du tout. S'il a des questions, il va me les poser à moi. Je m'incruste dans leur dialogue :
- C'est le comptable que j'ai vu l'autre nuit ?
Andreï porte son attention sur moi en fronçant les sourcils. Il est en train de se demander ce qu'implique le fait de me répondre.
- Oui, lâche-t-il finalement.
J'enchaîne immédiatement, avant qu'il ne parle encore à Olga :
- Qui a essayé de nous tuer ?
Il me répond en ouvrant ses mains de son faux air ingénu :
- Je ne sais pas, je suis comme toi, Jack, je cherche à comprendre.
Puis, il m'ignore de nouveau pour reprendre à l'intention d'Olga :
- Madame, je vous remercie de votre collaboration. Je suis navré de ce qui vous est arrivé, et je vous assure que je vais me charger d'assurer votre protection. À présent, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, veuillez suivre monsieur Ximeno dans le bureau. Il va transférer les documents en votre possession sur un disque dur et les effacer de votre téléphone, pour votre propre sécurité.
- Je vous remercie, monsieur, lui répond Olga en affichant un sourire de gratitude. Permettez que mes dames de compagnie m'accompagnent ?
- Cela va de soi, lui dit-il.
Il lui tend une main galante pour l'aider à se lever du canapé et elle emboîte le pas à Miguel, Magda et Loreleï sur ses talons.
- Martha ! appelle Andreï.
Sa domestique accourt à petits pas, portant déjà un plateau avec de nouveaux verres pleins, anticipant parfaitement le souhait de son employeur. Elle dépose les boissons devant nous et Andreï lui désigne l'étage d'un geste, sans prononcer un mot. Mais Martha semble comprendre ce qu'il veut, car elle lui demande sans aucune surprise :
- Combien, monsieur ?
Andreï ne dit toujours rien, il lève simplement deux doigts. La petite femme sèche acquiesce de la tête, remporte le plateau, puis monte l'escalier en trottinant.
À présent que nous sommes seuls, Andreï se met à l'aise, son verre de vodka dans la main gauche, et les doigts de l'autre glissant distraitement sur les arêtes du poing américain qui dépasse de la poche de son pantalon. Il entreprend de me donner un semblant d'explication :
- À propos de certains papiers que tu as vus, qui paraissent m'associer au Tsar... Mon oncle cherche depuis plusieurs mois à me racheter des parts de terres que nous possédons en commun, il se montre plutôt insistant et je comprends pourquoi à présent : il a découvert des... trucs intéressants dans le sous-sol.
Je bois une gorgée de whisky en le jugeant du regard. Je ne crois pas à son malaise. Il joue la carte du type acculé contraint d'avouer la vérité. Mais je me demande à quel point lui et son oncle sont toujours liés en affaires. Je remarque surtout qu'il ne se justifie que sur les documents les moins importants. Andreï et Nikolaï peuvent bien s'écharper pour du pétrole ou des mines de diamant, cela ne change strictement rien pour moi. Aucun mot à propos de ceux qui me concernent directement : les fiches sur moi et sur Radek. Je préfère me garder d'évoquer le sujet, ce n'est pas mon souci principal ce soir.
- C'est Nikolaï qui a essayé de s'en prendre à Olga ?
Il secoue la tête négativement :
- Le Tsar a des méthodes plus discrètes, il n'aurait jamais laissé un corps derrière lui.
- Qui, alors ?
Il agite encore la tête. Tout en parlant, il joue à faire tourner son poing américain entre ses doigts avec dextérité.
- J'ai quelques... points à éclaircir avant de pouvoir te répondre avec certitude. Je crains que Parris n'ait tenté de jouer sa propre partition. Mais, ne te préoccupe pas de lui, il ne te causera plus jamais de problèmes.
Je n'ai peur ni de Nikolaï ni du comptable, et s'il y a bien un point sur lequel je n'ai pas de doute, c'est sur la capacité d'Andreï à éliminer les menaces. Mais ce n'est pas la raison pour laquelle je suis venu le voir.
- Et pour Olga ?
- Je vais l'éloigner, le temps que nous ayons terminé notre affaire.
- Combien de temps ?
- Pas longtemps. Le grand soir est tout proche, dit-il avec des yeux scintillants. Tu sais Jack, une fois que nous aurons gagné, la Côte sera un endroit sûr. Mes amis n'auront plus rien à craindre. Les documents que tu m'as apportés ce soir me sont d'une aide précieuse.
Olga reparaît dans la pièce, accompagnée de Miguel et de ses gardes du corps, et le poing américain regagne promptement la poche de son propriétaire qui se lève courtoisement. Je m'empresse de l'imiter et il demande à Olga :
- Appréciez-vous l'air de la montagne, madame Kurinenka ?
- Je n'ai jamais été dans les montagnes, lui répond-elle, mais j'imagine qu'il ne me déplairait pas.
- Vous partirez demain matin pour ma résidence secondaire dans les montagnes du Nord, le temps qu'il faudra pour que je puisse assurer votre retour à Ludmia en parfaite sécurité, mes hommes vous y conduiront. Vos employées pourront évidemment être du voyage. Pour cette nuit, vous êtes mon invitée, ma maison vous est ouverte. Est-ce que cela vous convient ?
Olga reste figée, terrifiée d'être redevable à Andreï d'une façon ou d'une autre. Elle cherche à se dépêtrer de sa proposition, pourtant elle doit lui obéir.
- Je vous suis reconnaissante de votre aide, mais c'est trop, je ne peux pas accepter cela !
- C'est le moins que je puisse faire, répond-il en la fixant de ses yeux glacés.
Le regard d'Olga descend vers les tatouages agressifs sur ses bras, que les manches courtes de son t-shirt ne recouvrent pas intégralement.
- Je ne peux pas quitter mes affaires à Ludmia, lui répond-elle, catégorique.
Andreï maintient sa position, pédagogue, mais d'une fermeté inébranlable.
- Pourtant, c'est la condition nécessaire pour garantir votre sécurité.
J'interviens :
- Olga, je ne peux pas te laisser refuser.
Déterminé, je me place aux côtés d'Andreï, les bras croisés. Je resterai inflexible, elle ne quittera pas cette maison sans notre protection. Si je dois la mettre de force dans une voiture, ne lui en déplaise, je le ferai. Mon insistance n'est pas du tout à son goût et elle me le fait savoir immédiatement. Réalisant que je lui retire la maîtrise de ses choix, elle me tourne le dos ostensiblement et s'adresse à Andreï avec un battement de cils séduisant :
- Très bien. Dans ce cas, je m'en remets à vous, monsieur Tourgueniev.
Dans son mouvement, sa veste ouverte glisse sur son épaule, dévoilant la fine bretelle de son haut rouge rouge passion. Elle la remonte d'un air angélique en se rapprochant subtilement de lui. Elle se montre bien avenante, pour quelqu'un qui ne voulait pas entendre parler de lui il n'y a même pas deux heures. Je ne réagis pas. Si elle espère me faire changer d'avis, elle n'y parviendra pas. Je préfère qu'elle joue avec mes sentiments plutôt qu'avec sa vie.
Andreï reste de marbre.
- Suivez Martha, dit-il en la désignant d'un geste élégant. Elle va vous conduire à vos chambres.
- Merci, monsieur.
Elle rejoint la gouvernante et fait signe à Lorelei et Magda de la suivre, ses cheveux frôlant Andreï en passant près de lui.
Il faut que je lui parle. J'amorce un pas pour l'accompagner à l'étage, mais dans mon dos, la main d'Andreï me retient en m'agrippant fermement par l'épaule. Il me dit à mi-voix :
- Je pense qu'elle saura se déshabiller toute seule.
Je me dégage brusquement de sa prise avec un éclair d'avertissement dans le regard. Un seul mot déplacé envers Olga, un seul, et Tsar ou pas, il va prendre mon poing dans la figure.
Il éclate de rire à retardement, comme s'il venait de faire une bonne plaisanterie, mais d'un rire forcé, glacé.
- Puisque ton problème est réglé, je ne retiens pas, Jack, dit-il en m'indiquant clairement la sortie. Ton amie partira demain au lever du soleil.
Dès que j'ai quitté la maison, j'appelle le Trappeur. Il me rejoint avec l'utilitaire.
- Je te ramène au camp et je garde le van, lui dis-je.
J'ai l'intention de me poster sur la route près de chez Andreï et d'y passer la nuit. Personne n'entrera ni ne sortira de son domicile sans que je ne sois au courant. Mais Greg a encore son mot à dire :
- Je reste avec toi. Ça te permettra de dormir un peu.
Sa sollicitude me surprend agréablement, et de toute manière, je n'ai pas d'argument valable pour l'en empêcher, alors j'accepte simplement son aide.
J'envoie un message neutre à Olga pour lui demander si elle va bien. J'attends surtout une réponse, quelle qu'elle soit, me confirmant que tout va bien. Greg s'installe à l'arrière du van sur des couvertures. Ce n'est pas quelqu'un qui redoute le froid. Moi je m'assois sur la banquette avant. Ce n'est pas le plus confortable pour s'allonger, mais le meilleur emplacement pour surveiller ce qui se passe dehors.
- Tu as eu des nouvelles de Spyke ? je demande au Trappeur.
C'est la première fois que nous évoquons le sujet entre nous depuis la bagarre. Je n'ai pas cherché à contacter Spyke. Pour lui dire quoi ? Je ne suis pas disposé à m'excuser, et il est certain qu'il l'est encore moins. Relancer la guerre par téléphone interposé ferait pire que mieux. Mais il apprécie Greg, alors peut-être se sont-ils parlés.
- Non, me répond ce dernier. Tu crois qu'il est reparti à Faucon ?
- Non, dis-je en secouant la tête. Il est toujours sur la Côte.
Jamais Spyke ne rentrerait seul chez nous, la queue entre les jambes, obligé de se justifier. Je sais qu'il est dans le coin, quelque part en ville, à ressasser ses propres erreurs et à me détester pour les miennes.
Mon téléphone vibre et je me désintéresse du sort de Spyke, c'est Olga qui me répond :
« Tout va bien. Qu'est-ce qu'il t'a dit ? Qui a tué Mila ? »
Je pousse un soupir. Je donnerai beaucoup pour pouvoir lui parler de vive voix. Andreï peut la protéger efficacement, mais en contrepartie, il en fait sa prisonnière, et par la même occasion, un moyen de pression sur moi. Je lui conseille la prudence :
« Pas par message. Efface cette conversation. »
Sa réponse fuse, d'une inconscience folle, je peux presque entendre les reproches entre les lignes du téléphone :
« Pourquoi tu me laisses chez Tourgueniev si tu ne lui fais pas confiance ? »
« Je lui fais confiance ! Efface ça ! »
J'attends quelques minutes, mais elle ne me répond plus rien. Silence radio. Les yeux fermés, je laisse tomber mon téléphone sur la banquette en me maudissant pour l'agressivité de mon dernier SMS. Tellement confiance, que je suis prêt à passer une nuit blanche assis dans une voiture.
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