Chapitre 26 - Mila

La nuit commence à tomber sur Ludmia lorsque Greg et moi rejoignons le van. Je démarre sans perdre de temps, alors qu'il programme le GPS. Pendant le trajet, je lui explique ce que j'ai déduit en lisant les documents, en omettant de parler de ma fiche et de celle de Radek. Il m'écoute avec attention, mais il ne peut rien conclure de plus, d'autant plus que je lui cache des informations.

Je gare le fourgon dans le centre-ville et en arrivant devant l'adresse indiquée, nous nous figeons tous les deux : la porte du petit immeuble est restée ouverte. La main sur la crosse de mon pistolet, je scrute la rue autour de nous : rien que des gens qui vont et viennent pour aller manger dans les restaurants du bord de mer, ou boire un apéritif dans l'un des cafés qui longent la promenade de la plage. Un début de soirée printanière tout à fait commun. Je ne suis pas rassuré pour autant.

J'entre lentement dans la cage d'escalier où je sors carrément mon arme, à l'abri des regards des passants, et j'allume la lumière. Il n'y a pas âme qui vive. Je monte rapidement au premier étage, suivi de près par le Trappeur, jusqu'à l'appartement numéro deux et mon mauvais pressentiment se confirme : la porte a été forcée.

Je pousse brusquement le battant d'un coup de pied et pénètre à l'intérieur, pistolet braqué devant moi, prêt à faire feu sur la première menace qui me tomberait dessus. Mais rien ne bouge dans le studio plongé dans le noir. La chair de poule hérisse ma peau lorsque je distingue une masse sombre étendue sur le parquet à l'autre bout de la pièce. J'appuie sur l'interrupteur.

- Mila ! j'appelle en me précipitant à genoux vers la jeune fille inanimée.

Je la saisis par les épaules pour la faire pivoter sur le dos, mais seuls ses yeux grands ouverts me répondent. Les traces autour de son cou ne permettent aucun doute : elle a été étranglée. Je me redresse d'un bond sur mes pieds et recule de plusieurs pas, en proie à un horrible sentiment d'impuissance et de culpabilité. Je savais qu'il y avait quelque chose d'anormal, je le savais depuis qu'Olga m'a téléphoné. Je l'ai senti dans sa voix et je ne me suis pas écouté. Pourquoi ai-je tant tardé à agir ?

- On se casse d'ici ! me dit le Trappeur, visiblement aussi ébranlé que moi par la tournure macabre des évènements.

Je reprends rapidement mes esprits :

- Non. On n'a rien à voir là-dedans. J'appelle les flics.

Il y a fort à parier que des témoins nous ont vus entrer dans l'appartement. Certains m'ont sûrement même vu garer le van dans la rue. Devoir justifier notre fuite nous mettrait encore plus dans l'embarras. Je ne veux pas être mêlé à un meurtre sordide dans lequel je n'ai joué aucun rôle. Si c'est moi qui choisis de rencontrer la police, j'ai un coup d'avance, si c'est elle qui me trouve, l'effet de surprise sera en sa faveur. Devant l'air sceptique de Greg, je lui dis :

- Tu peux partir si tu veux, moi je reste ici.

Je raccroche avec le commissariat, qui m'a seulement annoncé que quelqu'un arrivait le plus vite possible. Le Trappeur n'a pas bougé. Un détail que j'ai omis me frappe subitement : le portable ! Les policiers ne doivent surtout pas mettre la main sur les documents photographiés par Mila. Je retourne vers le corps de la jeune fille et fouille ses poches, mais rien.

- Où est son téléphone ? je m'interroge à voix haute.

Greg et moi inspectons tout l'appartement, le buffet, la table, sa veste, son sac à main, sa chambre. Rien. Son agresseur cherchait la même chose : récupérer les photos. Au moins les flics ne les auront pas.

Mais d'un coup, mon sang se glace dans mes veines. S'ils ont pris le téléphone de Mila, ils savent qu'elle a envoyé les documents à Olga. Je l'appelle immédiatement. J'ai l'impression que les battements de mon cœur résonnent aussi fort que la tonalité.

- Olga ! Où est-ce que tu es ? je lui demande dès qu'elle décroche, en essayant tant bien que mal de lui cacher ma panique.

Si je parviens à la dissimuler à Olga, mon angoisse n'échappe pas au Trappeur qui, soucieux, me fait silencieusement signe de me calmer.

- Toujours chez moi, me répond-elle très surprise.

- Restes-y. Prends Magda et Loreleï avec toi, toutes les deux, ferme la maison et va dans une pièce sûre, je lui ordonne en faisant les cent pas dans le studio, passant nerveusement la main dans mes cheveux.

- Dis-moi ce qui se passe, Jack, me réplique-t-elle avec autorité.

- Mila est morte.

Un silence total me répond.

- Olga, tu es là ?

- Oui... Oui... me répond-elle d'une voix blanche.

- J'arrive, Olga, j'arrive dès que je peux. Fais ce que je t'ai dit, et appelle-moi s'il y a quoi que ce soit, d'accord ?

- Oui... D'accord... dit-elle dans un souffle.

Par la fenêtre, je vois arriver les policiers, je raccroche. Je sens mes cheveux se dresser sur mon crâne : c'est le chef de la police qui était venu chez Andreï l'autre jour, accompagné d'un collègue. Ils ne sont que deux, rien ne les a alarmés dans mon appel. Sans qu'ils m'aperçoivent, je me colle contre la vitre pour lire leur plaque d'immatriculation, mais je connaissais déjà la réponse. C'est bien la voiture qui était entrée dans la villa de Nikolaï au beau milieu de la nuit. Au nom de qui sont-ils ici ? Du gouvernement, ou bien du Tsar ?

Je briefe le Trappeur :

- Ils sont là. Ne dis pas un mot tant qu'ils ne s'adressent pas directement à toi, et que ce n'est pas une question inévitable.

J'ai l'intention de gérer ces flics le plus rapidement possible, je dois aller chercher Olga. Les deux policiers montent jusqu'à l'appartement, et le chef marque un temps d'arrêt en me voyant. Je le fixe avec un petit sourire.

- C'est vous qui avez appelé ? demande-t-il d'un air soupçonneux.

- Oui, c'est moi, lui dis-je.

Il me scrute avec ses yeux magouilleurs et je me demande ce qu'il va inventer. Je suis bien décidé à ne pas décrocher un mot de plus que les réponses nécessaires à ses questions. J'attends patiemment qu'ils aillent examiner le corps de Mila. Enfin, ils reviennent vers moi :

- C'est vous qui avez découvert la victime ?

- Oui.

- Elle était déjà décédée lorsque vous l'avez trouvée ?

- Oui.

Je jette un coup d'œil en biais à son collègue qui note scrupuleusement notre dialogue. Le chef se dirige de nouveau vers la jeune fille et m'interroge :

- Vous avez déplacé la victime ? Vous l'avez touchée ?

- J'ai regardé si elle était vivante.

- Vous ne m'avez pas l'air très émus, pour des gens qui viennent de découvrir un cadavre, fait remarquer le policier.

Ce n'est pas une question, alors je garde le silence. Pourtant, je lui retournerais volontiers le compliment. Sa façon impersonnelle et professionnelle de parler du décès d'une jeune femme me fait froid dans le dos. Elle est un dossier sur ses étagères. Mais en réalité, elle était Mila, avec des rêves comme toutes les filles de son âge, et pas celui de mourir ce soir.

- Vous connaissiez cette femme ?

Il commence à poser des questions plus précises. Je dois trouver les réponses les plus proches possibles de la vérité pour éviter les contradictions, mais sans qu'il puisse établir le moindre rapport avec Olga, ni avec Andreï.

- C'était juste une amie.

- Vous la connaissiez depuis quand ?

- Depuis peu.

- Depuis quand, exactement ? insiste-t-il.

Il voit bien que je ne suis pas à l'aise avec mes réponses évasives et il ne me lâchera pas, alors j'invente une histoire en plaçant un maximum d'éléments dans ma phrase, avant que l'idée lui vienne de nous interroger séparément Greg et moi.

- Hier. On a fait sa connaissance en ville et elle nous a invités à venir chez elle.

- Pour des prestations tarifées hors du cadre légal autorisé par l'État, c'est bien la vérité ?

Ce flic dispose de plus d'informations qu'il ne le laisse paraître, il sait qui était Mila. Je change de tactique et je me retourne vers le Trappeur en feignant l'étonnement :

- Elle ne nous a pas parlé d'argent, hein ?

J'ai bien conscience de ce pour quoi je suis en train de nous faire passer, Greg et moi. J'espère qu'il est capable de jouer le jeu, lui qui est totalement opposé à la prostitution.

- Non, se force-t-il à répondre sans desserrer les dents.

Le chef de la police me foudroie du regard, sachant qu'il ne peut pas prouver que je mens.

- Avez-vous des papiers d'identité ? nous demande-t-il alors.

Je me doutais bien qu'il allait prendre nos coordonnées, c'est même pour cela que je les ai appelés. S'il pense qu'il peut me trouver facilement, il se donnera moins la peine de me coller au train et d'enquêter sur moi. Je lui tends mes papiers sans rechigner, et plus je coopère, et plus j'ai de chances qu'il me laisse repartir sans embarras. Mais Greg n'a vraiment pas l'air ravi d'être obligé de donner son nom et il m'adresse un regard noir.

Le chef de la police bloque sur le logo de l'Union Fédérale de nos papiers : il a évidemment fait le lien avec mon pick-up. Son regard alterne lentement entre Greg et moi : il se demande certainement lequel de nous deux a eu l'audace de lui foncer dessus.

Il commence à se dire qu'il aurait dû venir ici avec davantage d'hommes. Je lui déconseille de tenter d'appeler des renforts devant moi. Nous sommes deux contre deux, je ressortirai libre de cet appartement quoiqu'il en coûte, je ne peux pas me permettre une visite au commissariat ce soir. Il a dû lire sur mon visage que je ne me laisserai pas emmener, parce qu'il tend simplement nos papiers à son collègue pour qu'il prenne des notes, et il nous les rend sans poser de problème.

- L'Union Fédérale, fait-il finalement remarquer à haute voix. Vous êtes bien loin de chez vous.

Je reste muet. Je ne décrocherai pas un mot s'il ne pose pas de question claire. Il rectifie sans tarder :

- Que venez-vous faire au Ceagrande ?

- Besoin de vacances au bord de la mer, je lui réponds du tac au tac. J'ai une cheffe chiante.

Ma répartie amène un petit sourire sur les lèvres du Trappeur, habituellement si sérieux. Le policier, en revanche, ne rit pas du tout. Il fait un pas vers moi, et me dit, d'une voix tout à coup beaucoup moins officielle :

- Je vous ai déjà vu, et je sais pertinemment à quel endroit : chez Tourgueniev. Lui aussi, c'est votre ami ?

- J'ai beaucoup d'amis, je lui réponds sur le même ton.

- Et moi, j'ai beaucoup de places en prison, pour vous et tous vos amis !

Je le fixe dans les yeux sans répliquer. Surtout, sans répliquer.

- Vous avez un numéro de téléphone ? me demande-t-il finalement.

Je le lui donne également, sans faire de difficultés.

- C'est celui du portable que vous avez sur vous ?

- Oui.

Il teste sur le champ la véracité de mes dires en faisant sonner le téléphone. Il vibre dans la poche de mon jean, hors de question que je le sorte. Cela semble lui suffire, il ne me le demande pas. Je ne le lui aurais pas donné, il n'a pas envie d'essayer.

- Restez joignable et ne quittez pas le pays, finit-il par me dire simplement.

Et il nous laisse partir.



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