Chapitre 25 - Un coup de téléphone
Le lendemain matin, je n'ai surtout envie de voir personne. Je sors de ma tente et je vais courir plus loin dans la forêt. Seul. Je ne me sens pas la capacité d'endosser le rôle de coach de Spyke. En l'espace de quelques heures, j'ai perdu trois hommes.
Ce n'est qu'après avoir avalé une boîte de conserve et deux bières que je me décide à assumer ma place de chef. J'emmène Greg avec moi à Teneria. Il nous faut acheter de nouveaux téléphones, la police a immanquablement mis la main sur nos numéros grâce au portable de Vitaly. Je garde tout de même l'ancien, Olga a ce numéro, et Spyke aussi.
Il nous faut également un nouveau véhicule. Je loue un utilitaire noir passe-partout. Le Trappeur n'est toujours pas très bavard, mais de toute manière, je ne suis pas de bonne compagnie aujourd'hui. Au moins, il est là, lui. Dans la voiture, nous rions quand même en nous entraînant mutuellement à mémoriser nos numéros de téléphone, sans mélanger avec les précédents.
Je n'ai aucune envie de rentrer au campement diminué de moitié, alors je traîne sur Teneria. Dans une armurerie, juste pour le plaisir des yeux.
Devant la prison, en garant le van près de l'enceinte. De grands murs, avec de grands barbelés tout autour. Et moi, au pied du bâtiment, avec mon neuf millimètres. Qu'est-ce que je peux faire ?
Et puis dans un café, juste pour quelques verres. Greg me suit sur l'alcool, toujours sans dire un mot. Nous nous contentons de fixer l'écran de télé qui diffuse des matchs de boxe, mais nous pensons tous les deux. Et après ? C'est quoi, la suite ? Laisser la mafia continuer à nous disloquer ?
J'en suis là de ma réflexion quand mon portable sonne. Je sors le téléphone de la poche de mon jean : numéro inconnu, je décroche.
- Jack ? C'est Olga. Est-ce que... Est-ce que tu es dans le coin ?
- Oui, je lui réponds immédiatement. Tu as besoin de quelque chose ?
Je n'ai pas l'espoir qu'elle appelle pour le plaisir. Je ne me fais pas d'illusion, malgré ses minauderies et son affection quand je vais la voir, je n'ai aucune place dans ses pensées quotidiennes.
- J'ai... quelque chose à te montrer. Je pense que c'est peut-être... important.
Elle fait semblant de prendre un ton banal, mais je sens qu'elle choisit ses mots, signe que ce ne doit pas être si anodin que cela.
- D'accord, je viens. Je suis là dans une heure.
- Il y a un problème ? me demande Greg à côté de moi.
- Je ne sais pas, dis-je en vidant mon whisky d'un trait et me levant sans plus attendre. Olga veut me montrer quelque chose.
- Quel genre de chose ? fait-il en fronçant les sourcils.
- Le genre de choses qu'on ne peut pas dire au téléphone, je lui réponds avec un regard qui en dit long.
Il est toujours assis, réticent, moi je n'ai pas un moment à perdre. Je me fous de son aversion pour les prostituées, le temps n'est plus à faire des compromis. S'il a l'intention de rester avec moi, il va devoir me suivre, ou bien se débrouiller pour repartir seul de Teneria. Finalement, il termine son verre :
- D'accord, allons-y.
Sans y prêter attention, j'ai roulé tellement vite sur la quatre voies que nous arrivons à la maison close d'Olga dix bonnes minutes avant l'heure annoncée. Juste après ses longs cheveux balayant son décolleté et sa taille ceinturée par une jupe crayon noire, la première chose qui me saute aux yeux, c'est son air préoccupé. Ce n'est pas dans ses manières. Du moins n'est-ce pas dans sa nature de le laisser transparaître.
Je remarque également un détail qui me fait esquisser un sourire : elle porte le collier que je lui ai offert il y a deux ans, une fine rose d'or, d'émeraudes et de rubis. Une voix blasée au fond de moi vient ternir mon plaisir béat, soulevant l'idée que ses bijoux soient classés selon le nom du prétendant qui lui en a fait cadeau, pour ne pas commettre d'impair au moment de choisir lequel enfiler.
Elle m'accueille avec une distance inhabituelle et me conduit immédiatement vers son bureau, ses talons aiguilles battant le sol à un rythme précipité. Le Trappeur ne sait pas ce qu'il doit faire, non accoutumé à tenir la place de Spyke à mes côtés, son regard résolument fixé sur le mur d'en face pour ne pas se poser sur Olga ou sur les jeunes filles peu vêtues présentes dans le grand salon. D'un geste de la main, je lui demande de nous accompagner. Son soupir me répond clairement qu'il aurait préféré retourner attendre dans la voiture, mais il est mon second maintenant, avec les rôles de conseil et de protection qui lui incombent.
Elle referme la porte derrière nous, laissant même sa garde du corps Magda dans le couloir. Ses escarpins cliquettent encore plus vite alors qu'elle me rejoint au centre de la pièce, suffisamment près de moi pour que je puisse sentir son parfum sucré. Son regard soucieux accroche un instant la coupure sur mon arcade sourcilière, mais passe rapidement sans faire de commentaire. Elle ne prend pas le temps de s'asseoir, elle me déballe son histoire sans préambule en serrant son smartphone dans sa main :
- Il y a un homme, un comptable, qui insiste depuis un certain temps pour que je vende ma maison au profit d'un de ses clients, sans me dire de qui il s'agit. Ce comptable est accro à l'une de mes filles, Mila, il ne peut pas lui résister, alors j'ai demandé à Mila d'enquêter sur lui, pour savoir qui tenait tant à racheter ma maison, et pour quoi faire.
Elle marque une pause pour reprendre sa respiration, écartant de ses faux ongles une mèche de cheveux tombant devant ses yeux. Moi j'attends patiemment la suite, les mains enfoncées dans les poches de mon jean.
- Quand il est venu la voir hier soir, elle a fouillé dans ses affaires pendant qu'il dormait. Elle a photographié tous les documents qu'elle pouvait, et elle me les a envoyés. Je n'ai pas trouvé d'informations sur l'homme qui veut ma maison, mais il y a...
Elle s'interrompt et lève vers moi un regard empreint de vulnérabilité sous ses longs cils noirs.
- Il y a quoi ? je l'encourage à poursuivre d'un ton doux.
S'il y a bien quelqu'un qu'elle n'a pas à craindre, c'est moi. Je sacrifierais tout ce que j'ai entrepris sur la côte si ça devait lui causer le moindre tort. Finalement, ses lèvres rouges articulent dans un quasi-murmure :
- Il y a ton nom sur un de ces papiers.
Sur cette histoire rocambolesque, elle me tend le smartphone, que je saisis en effleurant ses doigts. Elle dit vrai, mon nom est inscrit en haut de la page, avec un numéro de code : 853. Puis des dates, alignées les unes en dessous des autres, qui correspondent chacune à un évènement marquant ou à une de mes missions pendant la période où j'ai travaillé pour le Tsar, signifiés sous forme de code chiffré eux aussi. En recoupant les éléments de ma mémoire avec les dates annotées, je décrypte en partie certains codes et j'associe certains numéros à des noms. La date où j'ai quitté la maison de Sergueï (numéro de code 908), la date où j'ai eu une promotion de vendeur de grosses quantités au lieu du petit deal de rue, et même celle où j'ai tué Dennis (numéro 567). La mafia a donc su que j'étais le responsable.
Et une autre donnée qui me flanque la chair de poule : les dates s'arrêtent lorsque je me suis enfui de la côte sans laisser de traces, mais elles reprennent à ma visite chez Olga il y a deux ans, et se poursuivent jusqu'à aujourd'hui. Qui sait que je suis ici, à part Andreï ? Si cette fiche lui appartient, cela expliquerait qu'il connaisse à ce point mon historique.
- Olga, il ressemble à quoi, ce comptable ?
- Il est grand, mince, un visage allongé, des cheveux bruns courts, pas de barbe, des lunettes carrées. Un comptable, en somme.
Sa description basique me suffit : c'est celui qui a remis une mallette à Andreï la nuit où la police a tenté de nous intercepter à Ludmia. Mais Andreï ne peut pas être l'homme qu'elle recherche, pourquoi voudrait-il acheter la maison d'Olga ? Cela n'a pas de sens, compte tenu de ses projets actuels. Et lorsque je lui ai parlé d'Olga Kurinenka pour la première fois, ce nom lui semblait sincèrement inconnu.
Je garde les yeux rivés sur le téléphone suffisamment longtemps pour que Greg m'interroge :
- Qu'est-ce que c'est ?
J'avais presque oublié sa présence. Je relève la tête vers lui et je mens ouvertement, plutôt que de m'avancer à tort.
- Je ne sais pas exactement.
Je balaie l'écran du doigt pour faire défiler les autres photos, sans demander la permission. Il y a plusieurs dizaines de documents. Encore des fiches avec des numéros et des tas de noms que je ne connais pas, jusqu'à l'une qui me stoppe net : Radek Ivanov, numéro de code 956. Je lis attentivement toute la fiche, mais elle est trop cryptée pour que j'y devine quoi que ce soit. Je comprends qu'ils ont attribué un numéro à Vitaly, ce qui signifie que l'auteur a également connaissance de son action dans le giron de la mafia. Sur la dernière ligne, à côté de la date de l'incendie de l'entrepôt, trois numéros : 789, 3317 et 5214. Les meurtriers de Radek.
Mes yeux s'arrêtent sur le code 3317. J'ai l'impression d'avoir déjà vu ce nombre quelque part. Je retourne sur les fiches précédentes. Bien sûr que j'ai déjà lu ce numéro : il est inscrit en bas de la quasi-totalité des fiches, lié chaque fois à la date finale. Qui que soit ce 3317, son visage a été la dernière vision de nombreux hommes de la Côte. Un ange de la mort, armé d'un neuf millimètres à la place de la faux.
Même sans pouvoir y associer de nom, cette information est de mauvais augure. Si ces fiches appartiennent à Andreï, cela signifie qu'il connaît l'identité des assassins de Radek et qu'il m'a délibérément menti. Si elles ne lui appartiennent pas, cela veut dire que quelqu'un d'autre sait que je suis ici, et que je suis dans le camp d'Andreï.
Je continue à faire défiler les images. Il y a des documents fonciers, des études de terrains réalisées sur des terres qui ne sont même pas dans ce pays, et un titre de propriété qui attire mon attention : les noms d'Andreï Tourgueniev et de Nikolaï Ashlakhanov, son oncle soi-disant détesté, y sont accolés. Quels rapports entretiennent-ils réellement ? Andreï a-t-il coupé les ponts comme il l'affirme, ou mène-t-il un de ces doubles jeux dont il a le secret ?
Après les papiers, j'arrive finalement sur une photographie. Et pas n'importe laquelle, je la reconnais immédiatement : c'est la cabane en bois où nous étions hier. L'homme qui s'est enfui dans la forêt était chargé de prendre des photos. Parce que nous l'avons interrompu, il n'a que des clichés de l'extérieur, mais il y a fort à parier que nos visages étaient son objectif.
Donc tous ces documents ne proviennent pas d'Andreï. Je me borne à le soupçonner de mensonge, mais si c'était en réalité ce comptable à l'air fragile et peureux qui ne jouait pas franc jeu ?
Quoi qu'il en soit, il y a dans cette histoire trouble des gens qui n'auraient pas intérêt à ce que ces documents tombent entre n'importe quelles mains, ou pire encore : des gens qui feraient tout pour qu'ils ne fuitent pas. Je relève brusquement la tête vers Olga :
- Où est Mila ?
- C'est son jour de repos aujourd'hui, me dit Olga qui ne semble pas comprendre, elle est peut-être chez elle. Elle ne vit pas ici, elle habite un studio en centre-ville.
- Fais-la venir, je voudrais lui parler, dis-je en lui rendant son smartphone.
J'aurais dû me douter qu'un ordre sans explication ne suffirait pas à Olga.
- Qu'est-ce qui se passe, Jack ? Qu'est-ce que ça signifie tous ces documents ? Quel rapport avec toi ? Quel rapport avec Mila ? Tu connais tous les noms qui sont sur ces papiers ?
Je ne réponds volontairement qu'à la dernière question :
- Certains.
- Jack ! me fait-elle d'un ton de reproche. Je ne suis pas un de tes exécutants qui t'obéissent aveuglément sans avoir besoin de comprendre.
Ses joues rosées frémissent d'indignation. Je ravale un sourire amer. Si elle savait. Je reste catégorique :
- Je pense que tu connais plus de noms que moi sur ces fiches. Tu sais très bien comment ça marche. Tant que tu ne sais rien, tu ne représentes pas une menace. Je ne répondrai pas à tes questions.
- Une menace pour qui ? me renvoie-t-elle comme si j'avais parlé dans le vide.
Je garde le silence et la regarde en soupirant.
- Appelle Mila. S'il te plaît.
- Tu penses qu'elle pourrait être en danger ? s'inquiète-t-elle soudain.
- Je ne sais pas.
Sans me quitter des yeux, elle secoue ses longs cheveux pour glisser le téléphone contre son oreille.
- Elle ne décroche pas, me dit-elle au bout d'une poignée de secondes en fixant son smartphone d'un regard perplexe. Je réessaye.
Elle appuie de nouveau sur le numéro de son employée. Greg et moi échangeons un regard. Olga n'a pas plus de succès à la deuxième tentative.
- Ça passe directement sur la messagerie, dit-elle d'une voix un peu plus faible, c'est comme si son téléphone était éteint.
Un frisson court le long de ma nuque, j'ai un mauvais pressentiment.
- Donne-moi son adresse, je vais aller voir. Toi, tu ne bouges pas d'ici.
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