Chapitre 24 - Plus de voiture

Spyke n'a pas ouvert la bouche pendant tout le temps qu'Andreï était dans la voiture, mais sur le court trajet vers notre campement, il ne se gêne pas, et son visage crispé ne me dit rien qui vaille :

- Tu sais ce que je crois ? Que c'est Andreï qui a manigancé pour se débarrasser de Vitaly. Il fouine partout pour trouver qui a tué son père, et Andreï sait très bien qui est le responsable.

Sa réflexion ne tient pas debout.

- S'il avait voulu se débarrasser de Vitaly, il l'aurait tué.

- T'inquiète pas, il le fera ! rétorque-t-il avec emphase. Mais pas tout de suite. D'abord, il a besoin de nous pour faire son sale boulot.

- On a passé un accord.

- Il s'en fout de tes accords. Tu sais pourquoi ? Parce qu'il a l'intention de nous tuer nous aussi à la fin, pour ne pas nous payer. Il a des dizaines de gars sous ses ordres, pourquoi venir nous chercher nous ? Tu veux que je te dise ? Parce qu'ici, on n'existe pas. Si on disparaît, personne ne nous cherchera. Personne ne ramènera ton corps à ta femme, personne !

Il va trop loin dans ses projections. Andreï a intérêt à travailler avec nous, pas à nous éliminer. Je peux lui être utile, je l'ai déjà prouvé.

Il est toujours dans la même rengaine que l'autre soir, après l'épisode des grenades : l'idée de ne jamais revoir sa famille le terrifie et lui fait envisager le pire. Visiblement, je ne suis pas le seul à avoir pris la démonstration de violence d'Andreï pour un avertissement.

- On a pris un engagement, Spyke. Et on l'a pris tous les deux, pour rapporter chez nous l'argent dont on a besoin. On ne réfléchit pas clairement ce soir, en reparlera demain.

*****

En arrivant à notre camp, nous descendons tous les trois de la voiture et Greg s'enquiert évidemment de l'absence de Vitaly. Planté à côté de moi, les bras croisés sur sa poitrine, Spyke me fixe avec des mitraillettes à la place des yeux. De toute manière, c'est à moi de parler :

- Il a été emmené par la police.

Le Trappeur reste figé sans savoir quoi dire, interloqué. Katia pense déjà à la suite avec pragmatisme :

- Qu'est-ce qu'on fait, Jack ? On va le chercher ?

Ma décision est prise :

- Non. On n'a pas les moyens de le récupérer pour le moment, il faut attendre.

- Arrête de mentir, intervient brusquement Spyke.

- Quoi ? je lui retourne.

- Arrête de mentir, répète-t-il. Dis-leur la vérité.

J'ai bien conscience du poids des regards de Katia et du Trappeur qui alternent entre Spyke et moi, voyant qu'il y a anguille sous roche, mais ne saisissant pas la cause véritable de ses accusations. Seul Tony semble comprendre ce qui couve.

- Qu'est-ce que tu veux dire ? je réponds à Spyke en haussant le ton.

S'il a quelque chose à me reprocher, qu'il ne se gêne pas, plutôt que de tourner autour du pot.

- Dis-leur pourquoi on ne va pas chercher Vitaly.

- Parce que c'est trop risqué, je lui réponds en levant les sourcils.

- Putain, tu ne doutes de rien ! m'envoie-t-il sans détour. On ne va pas chercher Vitaly, parce qu'Andreï t'a dit de ne pas y aller ! C'est pas la vérité ?

Son attaque frontale pour m'afficher devant toute l'équipe me déplaît lourdement. Je n'ai pas à justifier mes décisions, je monte au créneau :

- Depuis quand est-ce que Vitaly a de l'importance pour toi ?

Il ne peut pas me dire le contraire. Depuis le début, il me rabâche que je n'aurais pas dû l'emmener, que ce n'est qu'un gamin irresponsable et arrogant. Je lis dans ses yeux un « je n'en ai rien à foutre de Vitaly », mais devant les autres, il se retient.

- C'est pas la question ! Le problème, c'est que tu obéis aux ordres d'Andreï comme un chien !

Les évènements de la journée ont réduit à néant ma capacité à prendre du recul. Je n'ai qu'une envie, lui faire ravaler ses insultes.

- Change de ton quand tu me parles !

Il fait un pas en avant avec un air provocateur. Non content de me pousser à bout, il en rajoute une couche en prenant à parti tous les autres qui n'ont rien demandé :

- On se pose tous la question, mais moi je te le demande : si c'était l'un d'entre nous, à la place de Vitaly, tu nous aurais laissés aussi ?

- Je ne vais laisser personne ! On ira chercher Vitaly quand on aura un plan qui tient la route !

Il ignore mon effort surhumain pour calmer le jeu et il insiste, en essayant de jouer sur les sentiments :

- Et si c'était moi, que les flics avaient capturé, tu les aurais laissés m'emmener ?

Sa question n'a aucun sens.

- Mais ce n'est pas ce qui s'est passé !

- Parce que tu te serais barré, comme tout à l'heure avec Vitaly ! Combien de fois j'ai pris des risques pour toi, hein ? Combien ?

- Je ne pouvais rien faire pour Vitaly !

- Bien sûr que si ! Tu pouvais le rattraper au lieu de choper le trafiquant d'armes ! De toute manière, t'as pris que des décisions de merde depuis le début !

Il a la place facile, celle de contre-pouvoir, avec la critique pour seul rôle. Sauf que les choix qu'il me reproche, il aurait été incapable de les assumer lui-même, c'est toujours moi qui couvre ses arrières. Je n'en ai plus rien à foutre de le balancer devant les autres :

- Parce que voler les grenades à Andreï, c'était une bonne idée, peut-être ?

- Putain, ferme ta gueule avec Andreï ! Tu parles de lui toute la journée ! T'es bon qu'à lui sucer la queue !

L'insulte de trop. Mon direct du droit s'écrase sur son visage sans préméditation. Frapper Spyke équivaut à agiter un chiffon rouge devant un taureau : c'est son signal pour entrer dans l'arène. Il recule à peine avant de revenir à la charge. Il m'empoigne par ma veste pour me frapper à son tour. Je savais qu'il allait faire ça, j'utilise son élan pour l'entraîner dans ma chute, et je roule au-dessus de lui dans l'herbe caillouteuse. Mes poings cognent encore et encore, sans aucun discernement. Je ne sens même plus la douleur des coups qu'il me renvoie.

Le Trappeur se précipite pour nous séparer, Tony saisit mes deux bras pour m'obliger à reculer, et leur force combinée parvient à grand peine à me faire lâcher prise. Tony me tire fermement en arrière pour m'éloigner du combat le plus possible. Spyke, de nouveau sur ses pieds, fixe Greg avec un éclair dément dans ses yeux bleus, le poing levé, mais son ami tient bon et continue de le retenir. Finalement, Spyke ouvre la main et se débarrasse de Greg en l'écartant de lui avec violence. Je lui renvoie à l'identique son regard chargé de menaces, prêt à repousser Tony pour contrer son attaque.

- Va te faire foutre ! hurle-t-il en me pointant du doigt. Tout ce qui t'intéresse, c'est le fric, alors t'as qu'à tout garder pour toi !

Et pour parfaire sa sortie, conformément à son orgueil, il marche à pas enragés vers le pick-up, démarre, et met les voiles dans le crépuscule.

Les autres me regardent, abasourdis. Lorsque mes pensées - et les pulsations de mon cœur - redeviennent moins anarchiques, je prends conscience du sang qui dégouline de mon arcade sourcilière, et de celui qui recouvre mes phalanges. Je déconseille à quiconque de faire le moindre commentaire sur ce qui vient de se passer.

*****

Cette nuit, dans ma tente, j'ai beaucoup de mal à trouver le sommeil, entre la colère d'avoir perdu mon sang-froid et la douleur des coups de Spyke. Je m'en veux pour Vitaly, et j'en veux à Spyke pour son attitude puérile.

Je n'aurais pas dû le frapper, c'était tout ce qu'il attendait pour s'autoriser à libérer sa rage contre moi. Imaginer que je pourrais devenir plus proche d'Andreï que de lui le renvoie à sa nature possessive. Contrairement à moi, il s'est empressé de fonder une famille, qu'il surprotège avec une jalousie maladive. Notre pacte de frères de sang, c'était sa volonté, pas la mienne. Moi, je l'ai quittée volontairement, ma famille, ce n'est pas pour recréer des attaches partout où je passe. L'amitié n'a absolument pas sa place dans mon business avec Andreï.

Je sais que Spyke est comme ça, qu'ayant grandi dans un orphelinat, il est incapable de contrôler cette peur primaire de l'abandon, mais cela ne lui donne pas le droit de m'insulter. Laisser passer sa tentative de me décrédibiliser devant tout le groupe aurait été une erreur. J'attends de lui de la discipline et un comportement de guerrier, pas d'oisillon tombé du nid.

Mais au fond, est-il vraiment le seul responsable de cette bagarre ? À force de faire profil bas devant Andreï et d'accéder à ses moindres exigences, toute la frustration accumulée qui bout dans mes veines ne demande qu'à exploser.

Il y a longtemps que je n'avais pas été obligé de m'écraser face à des hommes plus dangereux que moi. J'avais besoin de me battre pour que l'adrénaline, plutôt que la peur, coule à nouveau dans mon sang. Besoin de frapper pour me prouver que je ne suis pas faible. Besoin de me persuader que je suis le plus fort, et que si le pouvoir échoit bien au plus fort, je suis toujours en lice. En appuyant là où ça blesse, Spyke n'a fait que me fournir un motif valable.

Alors que j'ai finalement réussi à m'endormir, je suis réveillé par un léger bruit de frottement, comme si une souris grattait sous la toile de tente. Tout en restant parfaitement immobile, j'ouvre les yeux dans la pénombre et scrute la zone d'origine du crissement. Mes yeux s'agrandissent de surprise quand je vois un petit trou se former en bas de la tente. Mais ce n'est pas un rongeur qui s'y faufile, c'est une main. Une main qui sait très bien ce qu'elle fait et qui se dirige tout droit vers mon sac à dos, attrapant une poche à l'avant. La poche qui contient le carnet de Tony. Dans un silence absolu, je ferme mes doigts sur le manche du couteau posé à côté de moi et je me tiens prêt. La main tâtonne pour saisir la fermeture éclair et je bondis d'un seul coup, couteau en avant pour déchirer la toile et passer au travers.

Tony est tellement pris au dépourvu par ma réaction fulgurante qu'il a à peine le temps de retirer sa main du sac à dos, je lui tombe dessus dans l'herbe mouillée. Le pire, c'est qu'au lieu de reconnaître qu'il s'est fait prendre, il essaie de se dégager en m'envoyant des coups de pied. Avant qu'il parvienne à attraper une des multiples armes qu'il porte sur lui en permanence, le couteau qui m'a servi à couper la toile de tente se retrouve promptement appuyé sous sa gorge.

- À ta place, j'arrêterais ça tout de suite ! je le menace sans plaisanter.

Il se fige intelligemment et je le libère en le repoussant loin de moi.

- Tu dégages ! je lui crie en le pointant de la lame de mon couteau.

- Mais... essaie-t-il quand même de se défendre, tandis que Greg et Katia sortent de leur tente, alertés par le raffut.

- Tu prends tes affaires et tu dégages ! Sauf ta tente, elle est pour moi !

Tony lance un regard insistant au Trappeur, espérant qu'il lui vienne en aide, mais il se contente de secouer la tête et de lui répondre :

- T'as déconné, là, Tony.

Résigné, Tony regroupe rapidement ses affaires et les charge dans son quatre-quatre sous mon regard intransigeant. Alors que le bruit de son moteur s'efface dans le calme de la nuit, Katia fait remarquer, pragmatique :

- Le problème, c'est que maintenant, on n'a plus de voiture.

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