Chapitre 22

Le lendemain matin, c'est un message d'Andreï qui me réveille. Il veut que nous soyons présents en fin d'après-midi, équipe au complet. Pour « lui tenir compagnie lors d'un rendez-vous à l'extérieur de la ville », selon ses dires exacts.

Je demande au Trappeur :

- Est-ce que Tony marche toujours avec nous ?

- Oui. Il fait partie du groupe, même si ça l'emmerde un peu que tu aies pris son carnet. Qu'est-ce que tu en as fait ? Tu t'en es débarrassé ?

- Non.

Je n'étais pas obligé de lui répondre, cela ne le regarde en rien. Mais je ne suis pas dupe, ce n'était pas une question en l'air, il va faire remonter l'information à Tony. Si ce dernier pense qu'il a une chance de récupérer son carnet, il sera plus enclin à revenir travailler pour moi. Je ne sais pas ce qu'Andreï va nous demander, mais je préfère que nous soyons nombreux.

- Tu veux que je l'appelle ? me suggère Greg.

- Non, je vais le faire.

Lorsque je propose à Tony de prendre part à la mission d'aujourd'hui, je m'attendais à ce qu'il pose la restitution de son carnet comme condition impérative, mais il n'en fait même pas mention. Il accepte simplement de nous rejoindre comme s'il ne s'était rien passé il y a deux jours.

À l'heure dite, Andreï arrive sur notre terrain avec un quatre-quatre que je n'ai jamais vu. Et il n'est pas seul. Miguel, fidèle au poste, descend de la voiture à sa suite. Mais à leur côté se tient également notre adversaire de la veille, toujours fier et hautain, bras croisés sur son torse pour mettre ses muscles en évidence : Angelo.

Dans le dos d'Andreï, bien à l'abri de son regard, il me fixe derrière ses lunettes noires et fait glisser son pouce en travers de sa gorge. Sans bouger ma main le long de ma cuisse, je déplie le majeur pour lui répondre par un doigt d'honneur discret. Qu'il essaie.

Son chef ne se préoccupe pas de lui, il s'approche de moi pour me serrer la main et m'expliquer ce qu'il attend de nous. Il m'entraîne à l'écart pour me détailler les objectifs à moi seul, une façon de faire que j'apprécie, car j'ai ainsi la liberté de présenter les choses comme je le souhaite à mes hommes. Tout comme moi, il part du principe que moins de personnes en savent, moins il y a de risques. Pour montrer que la paix règne sans ambiguïté entre nous, c'est lui qui avance dans notre camp me parler près du pick-up de Spyke, il ne me demande pas de venir seul au milieu des siens.

Je laisse donc mon équipe et celle d'Andreï face à face en train de se regarder en chien de faïence, Spyke et Angelo en tête de file se toisant tels des coqs prêts à se sauter dessus. La moindre étincelle de provocation suffirait à mettre le feu aux poudres. Mais Andreï fait visiblement confiance à ce petit monde pour ne pas s'entretuer et il ne leur accorde pas une once d'attention.

- J'ai rendez-vous avec l'un de mes principaux importateurs d'armes dans le pays, explique-t-il sans préambule. Il les achemine par bateau et les stocke dans des entrepôts de la zone industrielle de Teneria. Aujourd'hui, il doit me présenter de la marchandise et nous devons négocier un contrat pour ce nouvel arrivage. Je te raconte ça parce que ce deal avec lui ne m'intéresse pas. Il est rigide en affaires, il ne veut pas de mes conditions, et j'ai trouvé quelqu'un de bien meilleur pour se charger des importations, en bref je n'ai pas besoin de lui.

Les bras croisés, je crains la suite. Entendre Andreï Tourgueniev dire que quelqu'un lui est inutile ne présage rien de bon.

- J'ai laissé volontairement fuiter quelques informations à propos de ce rendez-vous, enchaîne-t-il. Si mes doutes sont fondés, il se pourrait donc que la police nous attende là-bas, ou se joigne à la fête. Il faudra gérer ça.

Je comprends pourquoi il m'a demandé de nombreux hommes, sa mission est doublement périlleuse. Il n'a que faire de la négociation avec les marchands d'armes. Comme d'habitude, ils ne sont qu'un pion de sa partie d'échecs, il les sacrifie sans état d'âme pour tester la loyauté de ceux qui l'entourent et son coup final. Il poursuit :

- Miguel, Angelo et moi-même entrerons dans le bâtiment avec mes collaborateurs pour ne pas éveiller leurs soupçons. Je veux que tu sois mes yeux à l'extérieur. L'objectif principal est la sécurité de tous mes hommes, quel qu'en soit le prix. Tu peux faire cela ?

Je jette un coup d'œil vers les autres. Cet ordre implique de mettre mon équipe en danger pour protéger celui qui a menacé de nous tuer hier soir. J'en suis capable, mais il va falloir faire accepter cela à Spyke, et plus encore à Vitaly. Je valide sans hésiter outre mesure :

- Oui, bien sûr.

Mais Andreï n'en a pas terminé avec moi. Il reprend la parole en baissant la voix sur le ton du secret, comme si cette conversation devenait tout à coup privée :

- Et ce n'est pas tout, j'ai autre chose à te demander.

Il passe son bras droit autour de mes épaules, comme si nous étions subitement des amis très proches, et de son autre main, il me montre la photo d'un visage sur son téléphone. C'est un chauve d'une quarantaine d'années aux petits yeux gris, plutôt bien portant.

- Cet homme devrait être présent lors du rendez-vous. Si tu en as l'occasion, amène-le-moi. Vivant, précise-t-il en réalisant qu'il avait omis cette information.

Je m'écarte légèrement pour qu'il comprenne qu'il vaudrait mieux qu'il enlève son bras de mes épaules. Je ne veux pas tremper dans ses combines de vengeance personnelle. Il saisit bien le message et recule immédiatement. Je sonde son regard de glace :

- Pourquoi tu veux ce type ?

Je sais que je n'étais pas censé demander. Mais, adolescent, j'ai trop obéi aux lieutenants du Tsar sans lever un sourcil. J'ai trop cherché à plaire à mes chefs, par prétention et par avidité, sans jamais m'interroger sur les conséquences de mes actes.

- Parce que j'ai des questions à lui poser, me répond Andreï tout naturellement. Je me suis dit que c'était dans tes cordes. Mais, si je me suis trompé et que c'est trop pour toi, ce n'est pas grave.

Il fait semblant d'adopter un ton désinvolte, mais il dose habilement un mélange de déception et d'agacement dans le timbre de sa voix. Je glisse un œil vers Spyke. Lui me suivra sur cette décision, le sort des inconnus n'impacte pas sa bonne conscience. Il ne faudrait surtout pas qu'Andreï commence à douter de moi et de mes capacités à faire ce qui est nécessaire sans faillir. Je ne peux pas prendre le risque qu'il nous écarte maintenant, nous sommes allés trop loin et nous avons trop besoin de l'argent promis.

- Non, aucun problème, je m'en occupe, lui dis-je avec assurance.

Il me répond par une mimique satisfaite.

Nous réglons nos talkies-walkies sur la fréquence d'Andreï pour pouvoir communiquer tous ensemble, mais nous gardons un deuxième canal pour nous seuls. Je rejoins les miens pour leur expliquer le plan. Nous allons nous répartir dans deux véhicules. Katia et Greg se posteront en surveillance pour prévenir de l'arrivée probable de la police, tandis que Spyke, Vitaly, Tony et moi irons à l'entrepôt pour une protection rapprochée.

Les yeux rivés sur son téléphone, Andreï échange des messages avec ses hommes déjà sur place en éclaireurs.

- La voie est libre, nous annonce-t-il, on y va.

Nous le suivons en voiture jusqu'à un entrepôt de la zone industrielle de Teneria. Tout autour s'empilent des dizaines de conteneurs. Deux voies d'accès longent les bâtiments : une piste à l'arrière, en bordure du fleuve, utilisée par les engins de chargement des bateaux, et une route sur la face avant. Quatre entrées possibles pour la police, quatre sorties pour nous. Katia et Greg se postent à plusieurs kilomètres sur une colline, d'où ils ont une vue imprenable sur tous les accès à la zone.

Andreï ne badine pas avec les horaires, il nous fait entrer dans la cour précisément à la minute voulue. La voiture des importateurs d'armes est garée à près des quais. Quatre hommes nous attendent. Avec un frisson de tension, je reconnais le chauve qu'Andreï m'a demandé d'enlever. Je n'ai parlé de lui qu'à Spyke, qui a accepté la consigne comme une tâche classique, et à Tony, qui n'a rien montré de son opinion. Je ne veux pas impliquer Vitaly dans des histoires de règlements de comptes, il a assez à faire avec les siens.

Un homme en costume et son associé saluent Andreï poliment, mais froidement, et tous les cinq pénètrent dans le plus grand entrepôt. Les deux autres, ma cible et un homme plus jeune et plus nerveux, restent dehors en surveillance.

Ils se postent devant la porte, à quelques mètres de nous, et allument une cigarette pour passer le temps. Ils discutent à mi-voix et observent les environs, nous gardant dans le coin de l'œil. J'envoie Spyke et Tony surveiller l'arrière du bâtiment, côté fleuve. De toute manière, nous gardons contact par radio.

Le chauve termine sa cigarette et jette par terre son mégot mal éteint.

- Fais gaffe, lui dit son collègue d'un ton rigolard, faut pas faire ça, tu risques de foutre le feu. Tu sais ce qu'il paraît ? Que c'est comme ça que le vieux, il a cramé dans son entrepôt sur la Route 5. À cause d'une putain de clope. T'imagines ?

- Mmmh, marmonne l'autre, pas concerné.

À côté de moi, Vitaly se raidit et tend l'oreille. Je frôle son bras pour attirer son attention et je lui chuchote :

- T'occupe pas d'eux, reste concentré.

Déçu que sa blague tombe à plat, le petit nerveux en rajoute une tartine, en riant tout seul comme un idiot et à grand renfort de mimes obscènes :

- Si ça se trouve, il était en train de se faire sucer par sa secrétaire. Elle a dû devenir bien chaude d'un seul coup.

- Ferme ta gueule !

C'était à prévoir, il largement dépassé les limites de ce que Vitaly pouvait tolérer. Le jeune trafiquant arrête subitement de rire et avance à grands pas en direction de Vitaly. Son collègue le suit en prévention, s'approchant également de nous.

- Qu'est-ce que t'as dit, toi ?

- Je t'ai dit de fermer ta gueule, lui répète Vitaly sans sourciller.

- Sinon quoi, petit bâtard ? Tu crois que tu peux me faire taire ? Vas-y, viens, on va voir ça ! appelle-t-il avec un geste provocateur de la main.

À ce moment, la voix de Katia émane du talkie-walkie :

- Alerte ! Quatre voitures de police arrivent vers vous par l'est !

Le temps se fige en une fraction de seconde, et l'atmosphère s'emplit d'un vent de panique. Tout le monde a entendu le message en même temps. Katia a communiqué sur notre canal commun, mais elle est loin de nous, alors je relaie immédiatement l'information à Andreï, je ne sais pas s'il la capte de l'intérieur.

- Reçu, je confirme à Katia. Quittez le secteur.

Le jeune comique se désintéresse de Vitaly et jette un regard horrifié à son acolyte :

- Putain, les flics ! S'ils me chopent, je suis mort !

Sur ces mots, il détale comme un lapin. Mais Vitaly n'avait pas l'intention d'en rester là, il avait pris son défi pour argent comptant et il s'élance à sa suite, arme au poing, tandis que Spyke et Tony reviennent vers nous au pas de course.

- Qu'est-ce qu... commence Spyke en voyant Vitaly se mettre à courir dans la direction opposée à notre plan de retraite.

Les négociants et l'équipe d'Andreï ont bien reçu le message car ils se ruent en chœur vers leurs voitures respectives sans plus se préoccuper les uns des autres.

Un coup de feu retentit derrière le second entrepôt où Vitaly poursuit toujours sa proie, puis un deuxième tir en réponse. Andreï, Miguel et Angelo ont déjà filé le long des quais de chargement.

Le chauve nous adresse un regard déboussolé, puis il se décide à tourner les talons, mais je ne lui en laisse pas le temps. Je l'étrangle brusquement par-derrière et tire pour l'amener au sol. Spyke et Tony se précipitent en renfort pour m'aider à le maîtriser.

Nous traînons notre captif dans la poussière sans lui laisser la moindre chance de se relever. Spyke et moi nous jetons sur les places arrière du pick-up en le coinçant entre nous deux, tandis que Tony prend le volant.

- Objectif récupéré ! j'annonce à Andreï dans le talkie-walkie.

Il a forcément reçu le message, mais il ne me donne aucune réponse immédiate. De toute manière, j'ai autre chose à faire avant qu'il me dise ce que je suis censé faire de cet homme.

- On va chercher Vitaly ! j'ordonne à Tony, pendant que Spyke serre les mains du prisonnier avec un lien plastique pour l'empêcher de se débattre.

Tony entreprend alors de contourner l'entrepôt. Il slalome dans les rangées étroites entre les piles de conteneurs, mais impossible de mettre la main sur Vitaly, et le temps joue contre nous. En désespoir de cause, il revient vers l'avant des bâtiments pour une dernière recherche, mais il freine brutalement.

Les policiers annoncés par Katia ont pénétré sur le parking, et leurs voitures encadrent deux hommes, allongés au sol les mains sur la tête : le comique graveleux, et Vitaly.

- Jack ! hurle ce dernier, terrorisé, en voyant le pick-up. Jack ! Aide-moi !

Ses appels au secours résonnent dans mes tympans mais je ne peux rien faire.

- Merde ! jure Tony, dans un demi-tour précipité.

Alors qu'il repart en trombe dans l'autre sens, une voiture de police démarre pour nous prendre en chasse.

À ce moment-là, Andreï déboule à vive allure sur la route devant l'entrepôt, semblant narguer les policiers. Il ralentit en face du portail resté grand ouvert et le pistolet de Miguel sort par la fenêtre passager. Malgré l'angle de tir improbable, ses coups de feu fendent l'air avec une précision hors du commun. Une première balle dans un pneu de la voiture qui allait s'élancer à notre poursuite. Une deuxième balle droit dans la tête du marchand d'armes allongé à terre à un mètre à peine de Vitaly. Et Andreï réaccélère.

Tony roule à toute allure le long des quais de chargement. Je connais mal Teneria, je ne sais pas exactement où nous sommes, ni comment rejoindre les routes qui nous permettront de quitter la ville. Mais Andreï maîtrise le terrain comme sa poche. Grâce à je ne sais quel raccourci, sa voiture se retrouve soudain devant nous, et il nous fait signe de le suivre.

Le prisonnier comprend alors ce que j'ai l'intention de faire de lui, et il se débat autant qu'il le peut en nous suppliant :

- Non, pitié, non, ne m'amenez pas à Tourgueniev, pitié ! Je sais pas qui vous êtes, mais je vous paierai, je vous paierai autant que vous voudrez !

- Si tu avais les moyens de nous payer, il y a longtemps que tu te serais acheté un aller simple pour l'autre bout de la terre, lui dis-je avec lucidité.

Horrifié par ma réponse, l'homme s'égosille et pleurniche de plus belle. Spyke perd patience :

- Ferme ta gueule, ordonne-t-il en posant son pistolet sur son front.

- Tire, si tu veux ! Tire, mais ne m'amène pas à Tourgueniev ! lui répond l'autre au bord de l'hystérie.

Nous échangeons tous les trois un regard.

- Roule, dis-je à Tony que je vois hésitant. On fait la livraison, et après, on va chercher Vitaly.

Andreï nous fait très rapidement sortir de Teneria, il prend la direction ouest, vers la grande forêt qui s'étend entre la ville et la côte. Entre nous deux, l'homme recommence à s'agiter comme un forcené, bien que ses mains soient entravées, Spyke et moi avons toutes les peines du monde à le garder sous contrôle. Heureusement, Andreï tourne bientôt sur une piste de terre.

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