Chapitre 2 - Sydney
Une semaine n'est pas encore écoulée que la reine Sydney me tombe dessus. Elle m'interpelle sans cérémonie au beau milieu de la rue principale, alors que je me dirige vers l'épicerie pour nous acheter quelque chose à boire après cette nouvelle journée de travail à la ferme.
Je m'approche de sa voiture, son garde du corps qui la conduit s'arrête à mon niveau. Je sais qu'elle entretient une relation avec lui sans vouloir l'officialiser.
— Je veux te voir au palais, dans mon bureau, dans trente minutes, me dit-elle. Il faut que je te parle !
Je déteste qu'on me convoque sans délai et sans me donner d'explication, surtout lorsque je viens de passer des heures entières sous un vent glacé, et que mon projet pour la soirée ressemblait plus à un pack de bière avec les gars autour du feu qu'à une énième discussion sans solution sur la mauvaise santé économique du village. Elle a l'air très stressée. Elle l'est souvent, en ce moment. Je comprends que la charge de travail soit lourde par les temps qui courent, mais il faut qu'elle la supporte, sinon l'Union Fédérale viendra mettre son nez dans nos affaires et nous perdrons la main sur la gestion de notre propre territoire. Je m'en voudrais de lui rajouter un sujet de tracas, alors je prends sur moi pour ne pas l'envoyer sur les roses, et j'accepte son rendez-vous forcé.
— Et sans faute ! ajoute-t-elle en fermant sèchement le carreau alors que son chauffeur redémarre.
Je me présente devant son bureau avec cinq grosses minutes de retard, le temps de ramener aux autres les packs de bière promis et d'en boire une avec eux. Son Altesse Royale peut bien patienter un peu.
Son assistante personnelle regarde ma tenue de haut en bas, les lèvres pincées, mais ne dit rien, elle a l'habitude. Heureusement que je ne m'empresse pas d'enfiler des vêtements propres chaque fois que Sa Majesté Sydney désire me parler.
La reine me fait entrer, vêtue d'un pantalon et d'un chemisier simples. Contrairement au personnel qui l'entoure, elle non plus n'a jamais fait de chichis. Je me souviens d'un temps pas si lointain où, tout comme moi, elle préférait passer ses journées dans la sueur plutôt que dans la paperasse. Je me demande si sa nouvelle fonction lui plaît vraiment, avec toutes les concessions que cela implique.
Elle s'assied dans son fauteuil de travail, derrière son bureau en bois verni qui s'écaille par endroits, et m'invite à m'installer en face d'elle. J'ignore sciemment son ordre et je reste debout sans un mot, toujours emmitouflé dans ma parka noire. Quitte à me faire engueuler, cette position conviendra très bien.
Au moins ici, il fait chaud. Un feu crépite dans la grande cheminée, et il y a de la lumière. Ce n'est plus le cas partout, depuis que le barrage hydroélectrique a été saboté pendant la guerre. Seules les habitations les plus riches bénéficient encore de l'électricité — quand il y en a assez — et les maisonnettes des ouvriers agricoles n'en font pas partie. Restent les générateurs, mais pas tous les jours, parce que le carburant coûte cher, lui aussi.
Sydney m'informe sans cérémonie de la raison pour laquelle elle m'a fait venir :
— Tu as accueilli de nouveaux résidents permanents à Faucon sans en référer préalablement au Conseil.
Nous y voilà, elle remet ce fameux Conseil sur la table. Hormis Yohan qui m'y soutient contre vents et marées, entre le nouvel amant de la reine qui me regarde de travers comme si mon unique but dans la vie était de revenir baiser sa femme, et ses deux conseillères dont la principale proposition est d'urbaniser le territoire pour y attirer des investisseurs, Gael est le seul qui parvienne à laisser de côté son animosité envers moi pour coopérer sur des projets intelligents.
— Le Conseil aurait validé leur installation, de toute manière, ce n'était qu'une formalité, dis-je en guise d'argumentation. J'aurais énoncé le fait, ils auraient voté oui, et c'était plié.
— Eh bien, c'est ce que tu aurais dû faire, dans ce cas ! Si tu continues à prendre tes propres décisions sans en parler au Conseil, ils se ligueront contre toi.
— « Ils » ? Ou « tu » ? Parce que « ils » sont déjà contre moi.
— Je suis la reine, je dois travailler avec le Conseil. Je te couvre dans toutes tes lubies, alors arrête de pleurnicher. Si tu mettais un peu d'eau dans ton vin et que tu cessais de te comporter comme si tu avais tous les droits, le reste du Conseil serait beaucoup plus ouvert à tes propositions sans que j'aie à plaider en ta faveur.
Je lève sans retenue les yeux au ciel :
— Mais ils sont trop lents ! Si je fais voter au Conseil la moindre petite décision, on n'avance pas ! Regarde le temps qu'il a fallu pour fixer un budget pour la modernisation de la ferme ! Alors qu'on en a besoin, et rapidement, si tu veux économiser sur les importations, il faut...
— Ce débat a déjà eu lieu, Jack, ne recommence pas ! me coupe-t-elle en parlant plus fort que moi. Ce n'est pas pour ça que je t'ai fait venir.
Je me tais pour la laisser s'exprimer et elle enchaîne :
— Tu as imposé à l'institutrice d'accueillir un enfant supplémentaire dans l'école, mais il n'y a plus de place ! Qu'est-ce que je fais ? Je pousse les murs ? Et la scolarité ? Et le loyer de sa maison ? Qui va payer pour cette femme ?
— Elle s'appelle Tania Ivanov.
— Oui, c'est ça, Ivanov, fait-elle, agacée.
Elle plisse toujours ses yeux bleu océan de cette manière lorsque je la contrarie, laissant ressortir un instant cette facette sexy et sauvage de son caractère qu'elle s'efforce de cacher derrière une façade stricte vu notre relation actuelle. C'est dommage qu'elle se méfie autant de moi. Si elle acceptait de me laisser mener la danse, nous pourrions réaliser de grandes choses sur ce territoire plein de promesses, et tant pis si les hautes sphères de l'Union Fédérale désapprouveraient les méthodes.
— Elle va recevoir de l'argent, elle va hériter de son mari, elle pourra subvenir à ses propres besoins et à ceux de ses fils, je lui réponds.
— Et en attendant, qui va payer ?
— Moi...
— Toi ? Et avec quel argent ? Le tien, ou bien celui que tu piques dans les caisses du royaume ?
— De quoi tu parles ? je rétorque, surpris de la tournure que prend cette conversation.
Elle se lève d'un seul coup en claquant un bon de commande sur son bureau, des éclairs dans les yeux.
— De ça !
— J'ai commandé les matériaux nécessaires à l'agrandissement d'un hangar de stockage pour les récoltes, comme ton Conseil a finalement bien voulu le voter.
— Et les tuiles qui sont dans la commande, c'était pour le toit en tôle du hangar, je suppose ?
Elle ne crie pas, mais le timbre de sa voix tire un peu trop sur les aigus pour ne pas craindre une explosion imminente. Je garde le silence. D'accord, les tuiles — entre autres — étaient pour moi, j'ai tout regroupé dans la même commande en tablant sur le fait que personne n'irait en éplucher les détails.
— J'avais besoin de ces matériaux pour ma maison, ma femme et mon fils vivent dedans, je me justifie d'un ton calme.
— N'essaie pas de m'apitoyer, tu n'es pas crédible ! me rétorque-t-elle avec virulence. Je me fiche de ce dont tu as besoin, ce n'est pas au royaume de financer tes besoins ! Les caisses royales ne sont pas ton porte-monnaie personnel. Je te paye, Jack, et tu as des terres, je suis sûre que tu brasses plus d'argent que moi !
— Je ne suis pas responsable des problèmes financiers de Faucon. C'est ton rôle de trouver des investisseurs, pas le mien !
— Un peu de respect, s'il te plaît, je te rappelle que je suis ta Reine !
Un résidu de bienséance me retient de lui claquer une réplique obscène. Je ne me souviens pas qu'elle était si regardante sur les formules de courtoisie quand elle couchait avec moi, avant que je ne la parachute à la tête de ce royaume minuscule.
— Faut-il que je te remémore ce qui est arrivé au précédent investisseur potentiel ? poursuit-elle.
— Il exigeait d'être majoritaire sur les parts de la mine de charbon !
— Il voulait aussi reconstruire la totalité du barrage électrique !
— Et il se serait retrouvé en possession de la totalité de nos moyens de production d'énergie ! je lui renvoie en élevant la voix.
— Encore faudrait-il produire quelque chose ! me répond-elle en montant davantage le ton, penchée vers moi par-dessus son bureau.
Au moment même où elle crie ces mots, la lumière du plafonnier vacille. J'abandonne le duel en prenant une grande respiration. Cette escalade d'arguments brasse de l'air, il n'y a qu'une seule solution pour sortir de cette situation :
— Je vais arranger ça, Sydney, je trouverai de l'argent.
— Ah oui, où ça ? Au fond d'une bouteille de whisky ?
— Pas la peine d'être désobligeante, Votre Altesse, lui dis-je en articulant distinctement son titre. Il faut reprendre les négociations avec l'Union Fédérale, on pourrait...
— La Banque Fédérale ne nous prêtera pas un centime de plus, m'interrompt-elle, tant que nous n'aurons pas remboursé une partie des dettes.
— Nous ? je relève en haussant un sourcil.
— Ne te fais pas d'illusions, Jack, répond-elle froidement. Tu peux remplacer « nous » par « le royaume » si ça te rassure de te voiler la face. Mais un jour, ils viendront, et ils prendront tout : mon palais qui tombe en ruines, ta maison, tes terres, la mine, tout.
Je déglutis à cette évocation peu réjouissante. J'ai conscience que nous sommes dans une impasse.
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