Chapitre 19 - Le carnet
Nous retournons au campement pour chercher Katia et Greg, et nous équiper. La maison d'Olga est déjà enfouie loin dans notre esprit, derrière notre concentration sur l'objectif. Le songe s'efface très vite, dès lors qu'on remet un pied dans la réalité crue. Il en reste une lueur au fond du cœur. Une lueur floue, mais qui ne peut pas s'éteindre, et qui a le pouvoir de dissiper la noirceur et la violence. Comme une chaleur rassérénante qui nous rappelle dans les moments difficiles que le monde est fait d'autres choses que de sang et de boue.
Nous partons tous les six en direction de la villa. Je tiens à ce que chacun d'entre eux voie le terrain de l'opération pour s'en faire sa propre analyse. Nous garons les voitures en amont au bord de la route pour parcourir à pied les dernières centaines de mètres.
La propriété est immense, et les protections bien plus élevées que chez Andreï. Je nous divise en deux équipes de reconnaissance : Greg, Tony et Katia chargés d'inspecter l'avant, tandis que Spyke, Vitaly et moi contournons le domaine. Le parc, dans son intégralité, est entouré d'un haut mur d'enceinte, surmonté de fils barbelés. Sur la face avant, un portail infranchissable, et surveillé par des caméras. À l'arrière, un autre portail plus petit, mais également sous surveillance. Cet endroit est une forteresse. Le mur me semble encore être la meilleure façon d'y pénétrer. De tous côtés, après le mur, se trouvent des bois épais qui abritent la villa des regards extérieurs.
- Une voiture arrive, prévient soudain Katia dans le talkie-walkie.
Nous nous tapissons dans le noir, immobiles et invisibles, tandis que le ronronnement du moteur se rapproche. De l'arrière, nous ne pouvons pas voir le véhicule, mais Katia nous transmet toutes les informations qu'elle collecte.
- C'est une voiture de police, nous dit-elle à voix basse. Il y a un seul homme à l'intérieur, je ne peux pas voir son visage, il fait trop sombre.
- La plaque.
- J'ai noté le numéro, me répond-elle.
Quel que soit l'angle d'observation, impossible d'apercevoir la maison depuis notre position. Nous grimpons plus haut sur la colline, d'où nous pouvons surplomber la propriété, sur un promontoire rocheux, et la villa apparaît enfin dans nos jumelles. C'est une demeure moderne et très grande, avec une piscine, posée en plein milieu d'une vaste étendue de gazon sans le moindre arbre à cinquante mètres autour. Un terrain découvert qui risque d'être extrêmement difficile à franchir.
Nous restons en planque un certain temps. Deux hommes patrouillent en permanence dans le parc, ils seront les premiers à éliminer. Combien d'autres gardent la maison, et qui surveille les caméras, autant d'éléments pour lesquels nous devrons compter sur Andreï. Quant à la chambre forte, elle sera notre objectif principal, mais j'ignore où elle se trouve. Est-elle sous la maison, ou bien déportée sous le parc ? Andreï choisit d'attaquer alors que Nikolaï se trouve officiellement ici : lui n'est pas intéressé par l'argent, il veut se débarrasser de son oncle du même coup. Mais cela va nous compliquer la tâche : la résidence sera infiniment mieux protégée si Nikolaï est à l'intérieur que si nous prenions la villa en son absence.
Nous ne nous sommes jamais tant approchés de ce Nikolaï, que nous projetons d'assassiner sans ne l'avoir jamais rencontré. Je me demande vaguement à quoi il ressemble, lui, le fils du Grand Tsar. Ce doit être un homme d'une soixantaine d'années. Je me souviens de la stature colossale de son père, et de ses yeux de glace impitoyables qui vous figeaient sur place malgré son âge avancé. Nikolaï est-il fait du même moule ? Je servais le Tsar, jamais il ne m'aurait effleuré l'esprit de comploter contre lui. Que penserait-il de moi s'il me voyait aujourd'hui, intriguant pour faire tomber son fils, lui qui m'a tendu la main lorsque j'en ai eu besoin ?
De la lumière filtre toujours par les fenêtres. Nikolaï traite ses affaires de nuit, tout comme son neveu. Je repère le véhicule de police garé discrètement. J'aimerais beaucoup voir son occupant sortir de la villa, cela éclairerait peut-être des zones d'ombres.
Soudain, six hommes vêtus de noir quittent la maison et montent dans deux voitures. Ils sortent de la propriété par le portail arrière, droit vers la route de la colline en contrebas de laquelle nous sommes tapis tous les six.
- Jack, il faut redescendre, me presse Katia. S'ils nous coincent entre la villa et la route, on sera en mauvaise posture.
Sur la roche, nous sommes à découvert, seule la nuit nous cache. Peut-être serions-nous même visibles depuis la route. Mais je n'ai toujours pas aperçu mon flic. J'interroge Spyke du regard.
- On redescend, me dit-il après une seconde de réflexion. On a les infos qu'on voulait. On le sait que Nikolaï est en cheville avec la police, voir ce flic ripou ne nous apportera rien de plus. On n'est pas là pour régler les histoires de pouvoir d'Andreï.
Je sais par expérience qu'il est la stratégie tactique rationnelle, quand je suis l'imprudence et l'empirisme, alors je me range à son avis. Je suis une ombre dans le noir, je suis invisible, mais nous sommes six. Je ne peux pas les mettre tous en danger pour une intuition sans fondement concret.
Nous dévalons la colline en sens inverse sur une bonne centaine de mètres pour nous écarter suffisamment de la route et retrouver la sécurité des bois. Lorsque les quatre-quatre passent, ils ne marquent pas le moindre temps d'arrêt devant notre position. Ce n'est pas nous qu'ils cherchent.
Sitôt qu'ils se sont éloignés, je grimpe de nouveau au pas de course vers notre observatoire de roche, je veux en avoir le cœur net.
- Restez-là ! dis-je aux autres
Spyke sait bien que ce genre d'ordre n'est pas pour lui et il me suit aussitôt. Mais une fois de retour en haut, je lâche un juron : comme je le craignais, la voiture de police n'est plus là. Le flic est venu donner ses informations, qui ont orienté les hommes de Nikolaï, puis il est parti à son tour. Sans que je puisse savoir de qui il s'agit. Spyke a visiblement fait la même supposition que moi :
- Tu crois que c'est le chef de la police ?
- C'est ce que j'aimerais bien savoir. L'autre nuit, à Ludmia, les flics nous attendaient. Quelqu'un les avait rencardés.
Je prenais ce policier pour un stupide fonctionnaire zélé et idéaliste, mais peut-être son acharnement à faire tomber Andreï a-t-il une cause plus douteuse, comme un arrangement avec Nikolaï. Spyke secoue la tête en signe d'incompréhension :
- Je ne vois pas le rapport avec Nikolaï. Il ne pouvait pas savoir qu'on allait se rendre à Ludmia au milieu de la nuit.
- Sauf s'il a une taupe. Celle qu'Andreï recherche.
- Tu penses à Angelo Martini ? demande Spyke en me scrutant des yeux. Tu crois qu'il roule pour Nikolaï ?
- Peut-être. Andreï se méfie de lui, et il ne l'a pas convoqué ce matin, quand il a expliqué le plan d'attaque.
- C'est le genre de mec à rouler pour le plus offrant ? questionne encore mon ami pour tenter de cerner le personnage.
Spyke ne l'a jamais rencontré, mais moi, je revois dans mon esprit le visage d'Angelo, ses bijoux clinquants et son tempérament emporté. Mais également son regard fier, difficilement compatible avec la traîtrise.
- Je n'en sais rien.
Nous n'avons plus rien à faire ici, alors nous redescendons de la colline et regagnons les véhicules, direction une bonne nuit de sommeil et de plans sur la comète.
******************
- Jack.
Nous sommes allongés dans nos tentes depuis à peine une heure, lorsque la voix de Katia dans le talkie-walkie me tire de mon sommeil. C'est elle qui est de garde pour ce milieu de nuit.
- Jack ! me presse-t-elle, comme je ne réagis pas assez vite à son goût.
- Je t'écoute, qu'est-ce qui se passe ? dis-je en saisissant l'appareil.
- J'ai besoin de toi près des voitures, me répond-elle sans donner davantage de détails.
Je plonge les pieds dans mes chaussures et je sors immédiatement, pistolet à la main. Les autres ont reçu le même message, Spyke émerge de sa tente juste après moi.
Près des voitures, je retrouve bien Katia. Mais je vois aussi Tony, qu'elle tient en joue au fusil d'assaut. Les mains en l'air, lui ne porte pas d'arme. À côté de moi, Spyke le pointe également de son pistolet. Il est assez surveillé comme cela, alors je baisse le mien, pas la peine d'en rajouter, et j'avance vers Katia en fronçant des sourcils perplexes.
- Je l'ai trouvé en train de fureter autour du pick-up, m'informe-t-elle lorsque j'arrive à son niveau.
- J'étais en train de pisser et j'ai entendu du bruit, alors je suis venu voir, se défend Tony, sans que je ne lui aie rien demandé. Je lui ai déjà dit, mais elle ne me croit pas !
Greg et Vitaly sont sortis de leur tente, alertés par le son de nos voix.
- Il ne pissait pas, Jack, il furetait, m'assure Katia.
Il s'agit peut-être d'un malentendu, mais j'ai une totale confiance en Katia. Si elle affirme que Tony avait un comportement étrange, elle sait ce qu'elle a vu. Les autres attendent de connaître ma sentence, je dois vérifier ce qu'il faisait. Je m'adresse à Tony en poussant un soupir contrarié :
- Donne-moi ton téléphone.
Il me le tend.
- Ton code.
Il me le donne également sans se faire prier mais je ne trouve rien, aucune photo prise, aucun message envoyé récemment. À moins qu'il n'ait eu le temps d'effacer des informations, il y a probablement autre chose.
- Pose tes armes à terre. Toutes tes armes. Et vide tes poches.
Il me déballe dans l'herbe deux pistolets, deux chargeurs supplémentaires, un couteau à cran d'arrêt et un à lame fixe, de la corde, trois briquets, un portefeuille, deux stylos, une lampe, du scotch, une trousse de soins d'urgence, un tournevis et son trousseau de clefs.
- Tu vas souvent pisser avec autant de matos sur toi ?
Il me renvoie un regard éberlué :
- Je dors avec ce matos, je ne vais quand même pas l'enlever pour pisser !
Greg et Vitaly restent en retrait d'un air déconcerté, semblant juger disproportionnée mon insistance à chercher une faille chez Tony. J'échange un regard avec Spyke : nous sommes d'accord, il manque forcément quelque chose. Quelque chose qu'il ne veut pas me montrer.
- Fouille-le, je demande à Spyke.
- Mais je t'ai tout donné ! proteste Tony.
- Tais-toi et lève les mains.
Spyke procède à une inspection minutieuse, et il retire un troisième couteau de la cheville de Tony :
- Et ça, c'est quoi ? Un cure-dents ? fait-il en le lui brandissant à cinq centimètres du visage. Qu'est-ce que tu ne comprends pas dans « toutes tes armes » ?
- J'avais oublié qu'il était là ! plaide Tony
Spyke lève les yeux au ciel devant la stupidité de l'explication.
- Fais gaffe que je n'oublie pas que mon flingue est chargé, lui rétorque-t-il tout en jetant le couteau avec le reste de son matériel.
Il poursuit son exploration et finit par s'arrêter sur sa palpation de la doublure de la veste.
- C'est quoi ça ? demande-t-il sans lâcher l'objet suspect.
- C'est rien, répond Tony précipitamment.
- Sors-le tout de suite, ou je déchire la veste.
Tony s'exécute et, par une fermeture éclair camouflée sous un rabat de tissu, il extirpe un petit carnet noir. Spyke s'en empare pour le feuilleter, mais il plisse le front d'un air circonspect : toutes les pages sont vierges. Il lâche le carnet par terre et attrape de nouveau la veste de Tony, quasiment au même endroit :
- Tu te fous de ma gueule ? Sors-moi tout ce qu'il y a dans la doublure !
À contrecœur, avec des gestes extrêmement lents comme s'il attendait qu'un évènement providentiel vienne le sauver, Tony sort un crayon avec un deuxième carnet, la réplique du premier. Mais celui-là est bien rempli. Spyke tourne les pages et l'expression agressive de son visage se mue en un mélange de stupéfaction et de colère ; je comprends que cette trouvaille-là n'est pas anodine.
Il finit par me le tendre sans mot dire avec un regard équivoque, et je blêmis à mon tour en découvrant son contenu. Ce n'est pas un simple carnet de notes, c'est une mine de fiches de renseignements à propos de dizaines de personnes. Les premiers noms me sont inconnus, certaines pages sont barrées, mais les suivantes nous concernent directement. Il y a une page sur moi, et tous les membres de l'équipe. Et pire encore : il y a une page sur Andreï et sur chacun de ses hommes.
Toujours sous la menace de l'arme de Katia, Tony pâlit de plus en plus à mesure que je prends le temps de tourner les petits feuillets à spirales. Ce carnet est plus dangereux qu'une bombe. Je fulmine, en le secouant dans les airs :
- Tu t'es demandé ce qui se passerait si les flics mettaient la main là-dessus ?
Il tient là-dedans suffisamment d'informations pour permettre aux autorités remonter tout le fil du projet d'attaque d'Andreï, et de faire le lien irréfutable avec toute mon équipe, sauf lui, bien évidemment. Ni le Trappeur, qui a échappé à ce fichage. Mais il y a bien pire que la police :
- Tu t'es demandé ce qui se passerait si Andreï mettait la main là-dessus ?
- Dans les deux cas, je suppose que je suis mort... me répond-il avec un détachement paradoxal, comme s'il avait réfléchi à cette perspective.
- Et dans les deux cas, tu me fous dans la merde ! Qu'est-ce que tu fais de tous ces renseignements ? Ils sont pour qui ?
- Pour moi, seulement pour moi, je te l'ai déjà dit ! débite-t-il à toute vitesse, commençant à comprendre qu'il est très mal engagé.
Vitaly, qui se contentait jusqu'ici d'observer, interroge soudain Tony :
- Qu'est-ce que tu sais sur Radek Ivanov ? Tu as menti quand on était chez toi, je sais que tu avais des infos sur l'incendie de l'entrepôt.
Tony écarquille les yeux devant l'attaque frontale de Vitaly.
- Ne crois pas que j'ignore qui tu es ! rétorque-t-il. Rien ne m'échappe ! Ton père était un mafieux, qui s'est fait tuer par d'autres mafieux, fin de l'histoire. Les infos que je collecte n'appartiennent qu'à moi, et je ne les donne à personne.
- Sauf à ceux qui te braquent un flingue sur la tête, apparemment ! crie Vitaly en pointant le carnet entre mes mains. Peut-être que je devrais essayer cette méthode !
- Ne t'avise même pas d'y penser ! le menace Tony en retour.
- Vitaly ! je l'appelle fermement pour le tempérer, alors qu'il allait de nouveau répliquer avec virulence.
Mon intervention lui rappelle que les renseignements qu'il cherche ne sont plus seulement la propriété de Tony et il se retourne vers moi en espérant que je prenne son parti :
- Qu'est-ce qu'il a marqué dans son carnet ?
- Rien à propos de Radek, je lui réponds directement, alors qu'il sait pertinemment que je n'ai pas regardé toutes les pages.
Quel que soit le contenu de ces notes, je serai le seul à les lire. Vitaly ne saura que ce qu'il a besoin de savoir. Ou ce que j'ai besoin qu'il croie, pour sa propre sécurité. Il n'entend pas laisser filer cette chance d'obtenir des informations écrites. Il avance sur moi d'un grand pas et saisit le carnet par un coin pour tenter de me l'arracher des mains, mais je ne lâche pas.
- Arrête, tu vas le déchirer ! hurle Tony en se précipitant à son tour.
Sauf qu'il ne se contente pas d'écarter Vitaly pour éviter le massacre, il essaie par la même occasion de me reprendre le carnet des mains. Pendant une fraction de seconde, nous tirons tous les trois dans une direction opposée. Mais soudain, l'objet tant convoité se retrouve entre mes mains, libéré d'un seul coup de la prise de mes attaquants. Eux sont à terre, tous les deux pliés de douleur : Tony en vertu d'un coup de pied de Spyke dans l'estomac, et Vitaly grâce à une clé de bras de Katia. Mais celui que je fixe, et qui soutient mon regard sans ciller, c'est le Trappeur, qui n'a pas levé le petit doigt.
Tony se relève en toussant et s'éloigne illico presto de Spyke pour ne pas risquer un deuxième coup magistral, résigné à ne pas pouvoir récupérer son précieux trésor.
- Ne le détruis pas ! me supplie-t-il.
- Tu n'as plus ton mot à dire. Maintenant, retournez tous vous coucher, je prends la garde. Et vous deux, j'ajoute en pointant de l'index Tony et Vitaly, je ne veux plus vous voir sortir pour le restant de la nuit.
Tous obéissent et repartent vers leurs tentes. Seul Spyke reste avec moi. Il tend la main vers le carnet :
- Fais voir.
Je le lui donne et il le feuillette jusqu'à la page qui porte son nom, qu'il arrache d'un geste vif pour la rouler en boule au fond de sa poche.
- Ce fils de pute a noté le nom de ma femme et de mon fils, crache-t-il en guise de justification.
Et il termine, en me rendant le carnet :
- Tiens. Tu devrais le brûler. Et tu devrais virer Tony.
- Non, il reste avec nous.
- Comme tu veux, me répond Spyke sur un ton qui exprime clairement son désaccord. Mais il a intérêt à faire profil bas si tu n'as pas envie que je lui explose la cervelle.
Qu'importe l'avis tranché de Spyke, garder Tony dans notre équipe me permet de l'avoir à l'œil. Si je le renvoyais, qui sait qui il pourrait aller servir en représailles ?
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