Chapitre 18 - Olga

Un peu de cohésion et de légèreté au milieu des désaccords et des incertitudes seraient les bienvenues. Chacun de nous gère à sa manière la perspective de la mission à venir, mais cogiter dessus en permanence n'aidera personne. Je connais l'endroit idéal pour mettre la réalité entre parenthèses : la maison d'Olga.

Je ne sais pas pourquoi je n'ai pas été lui rendre visite plus tôt. Pour honorer mes promesses, j'aurais dû le faire dès notre arrivée sur la Côte, au lieu de me cacher derrière des obligations. Mais notre précédente séparation avait été suffisamment douloureuse pour que je ne veuille pas revivre ça. Ou peut-être que je crains sa prise de distance en apprenant que je me suis marié. Peut-être aussi que je sens, au fond de moi, que je ne devrais pas aller la voir, précisément pour cette dernière raison. Je suis partagé entre la fierté de la montrer à tous, et l'envie de la garder pour moi seul, comme un jardin secret.

Katia choisit évidemment de rester au campement, mais Greg refuse également de nous accompagner. Il semblerait que pénétrer dans une maison close soit trop opposé à ses principes, même si c'est uniquement pour y rencontrer la propriétaire.

Sur la route jusqu'à Ludmia, les autres spéculent dans des termes plus ou moins licencieux sur ce qu'ils trouveront dans cette maison close. Moi, je n'écoute pas leurs bavardages volubiles. Le bras appuyé à la fenêtre, dans le vent du crépuscule, je regarde le ciel sans nuage se piqueter peu à peu d'étoiles, et je rêve de plages de sable fin, de baisers langoureux, et de parfum de rose.

Spyke gare le pick-up sur les gravillons rose nacré, entre les églantiers qui séparent les voitures, avec un regard déjà happé par l'atmosphère mystique du lieu. Il hésite une dernière fois avant d'ouvrir la portière, m'adressant un muet « tu es sûr ? ».

J'ai même rarement été aussi sûr. L'imposante bâtisse aux colonnades antiques entourées de rosiers grimpants me paraît si familière, que j'ai le sentiment de rentrer à la maison. Je passe le hall d'entrée en saluant l'hôtesse d'accueil comme si elle me connaissait, et j'avance dans la grande salle, pas comme un étranger, pas comme un invité, mais comme un ami de longue date.

Spyke, Vitaly et Tony me suivent à petits pas. Dans mon dos, je les devine bouche bée devant ce décor sorti d'un rêve. J'avais presque oublié le bruit suave des murs d'eau dévalant des parois des deux escaliers, qui nous isole des sons de l'extérieur. Dehors, le monde pourrait tomber en ruine, rien ne perturberait la paix de ce salon. Les jeux d'ombre et de lumière se reflètent sur la peau dévoilée des jeunes filles présentes. Un courant d'air nocturne empreint de sel marin les fait frissonner : la baie vitrée, derrière le bar rectangulaire, est ouverte sur le jardin de roses intérieur qui diffuse jusqu'à nous ses senteurs subtiles.

Et puis, je l'aperçois. Le plus beau trésor de cette maison. Elle ne m'a pas vu, elle est de dos, debout près du bar, ses cheveux lâchés descendant sur une longue robe du soir aux épaules dénudées. Elle savoure une coupe de champagne en compagnie d'un homme élégant aux cheveux grisonnants qui n'a d'yeux que pour elle.

Qu'à cela ne tienne, je m'approche d'eux sans l'ombre d'une hésitation. Ma main frôle sa hanche et je lui glisse à l'oreille :

- Bonjour, Olga.

Le souffle coupé, elle pousse un cri de surprise et lâche son verre qui éclate en morceaux sur le sol. Elle se retourne instantanément vers moi, faisant voler ses boucles rousses et les diamants pendus à ses oreilles :

- Jack !

Elle a l'air plus ravie que fâchée, alors je me contente de lui sourire comme un imbécile, tandis qu'une employée se précipite à nos pieds pour éponger la flaque de champagne.

- Comment vas-tu ? je lui demande en ignorant splendidement l'inconnu derrière elle.

- Olga, je, tu... tente ce dernier d'une voix incertaine.

Mais encore sous le coup de l'émotion, elle ne l'entend pas. Les yeux de son amant très propre sur lui croisent mon regard satisfait, puis dévisagent les hommes qui m'accompagnent. Entre moi, vêtu d'un simple t-shirt, jean et veste en cuir, Spyke avec son sweat à capuche noir aux manches relevées sur ses bras tatoués, Tony en treillis tactique pire que s'il partait en guerre, et Vitaly qui n'a même pas l'âge d'entrer ici, nous contrastons avec sa chemise bien ajustée et son pantalon repassé. Il finit par dire à Olga d'une voix plus claire :

- J'ai des affaires qui m'attendent, je reviendrai te voir plus tard.
Il s'éclipse sans demander son reste, abandonnant son verre pas terminé sur le comptoir, et elle ne cherche pas à le retenir.

- Tu fais fuir mes prétendants, me dit-elle en simulant un ton de reproche.

J'écarte les mains exagérément pour me défendre contre cette accusation infondée :

- Pas du tout, il est parti tout seul !

- Tu insinues que c'est moi qui l'ai fait fuir ? réplique-t-elle avec amusement, les poings sur les hanches mettant en avant sa cambrure.

- Mais, non, je...

Elle éclate de rire devant mon bafouillage, de ce rire qui me fait tout oublier.

- Je vais très bien, Jack. Et je ne sais pas ce qui me fait le plus plaisir : savoir que tu es en vie, ou le fait que tu sois venu me voir.

- L'un sans l'autre serait impossible.

- Dragueur ! minaude-t-elle avec une moue flattée.

Elle s'intéresse alors à mes amis qui sont restés plantés derrière moi comme un groupe de manchots, subjugués par les ravissantes créatures évoluant dans la pièce.

- Soyez les bienvenus, messieurs, dit-elle pour les mettre à l'aise. Que désirez-vous ? Demandez à Irina, poursuit-elle en désignant la serveuse derrière le bar, elle se fera un plaisir de vous servir, vous êtes mes invités.

Elle se fige soudain en remarquant Vitaly. Sa longue robe fluide ondulant sur ses chevilles au rythme de ses pas, elle s'approche de lui pour le regarder plus attentivement, et lui dit :

- Tu es le fils de Tania.

- Oui, bredouille-t-il, surpris.

Olga passe la main sur son visage pour dégager de ses ongles manucurés les cheveux châtains qui descendent sur ses tempes, et il frémit malgré lui. Elle a beau avoir trente ans de plus que lui, la sensualité qui émane lorsqu'elle vous touche ferait frissonner n'importe quel homme.

- Tu as les yeux de ton père, lui dit-elle.

Ces mots lui font l'effet d'un électrochoc et il retrouve sa langue :

- Vous connaissiez mon père ?

Sans qu'Olga ne puisse me voir, j'agite mon doigt pour signifier à Vitaly un « non » catégorique. Je lui interdis de la mêler à cette histoire. Mais elle s'en dépêtre très bien toute seule. Elle lui répond en retirant sa main :

- Je l'ai connu il y a très longtemps.

Elle me retourne un regard en coin, avec une ombre de gravité dans ses iris couleur noisette. Il ne lui a pas fallu plus de temps pour établir un lien entre ma présence sur la Côte et la mort de Radek, et comprendre que je ne suis pas ici pour des vacances.

Comme tous les trois ne sont toujours pas décidés à bouger de leur plein gré, la jolie serveuse prend les devants et les installe à une table pour leur offrir à boire. Tony la fixe d'un regard tellement lubrique, limite psychopathe, que la jeune fille n'ose même pas s'adresser à lui directement.

Je reste près du bar avec Olga et elle s'assoit élégamment sur un tabouret haut.

- Je crois qu'il va me falloir une nouvelle coupe de champagne, dit-elle avec des yeux malicieux.

En la voyant si belle devant moi, je réalise que la vie ne tient qu'à un fil. Pas plus tard qu'hier matin, si les flics avaient été plus réactifs au moment où je leur ai foncé dessus, j'aurais pu prendre une balle et ne plus jamais la revoir.

Elle pose sa main sur la mienne, et ses doigts caressent le contour de mon alliance. Son expression passe d'un air étonné, à un soupçon de taquinerie qu'elle garde pour elle, puis finalement à un regard empreint d'empathie. Ses yeux doux semblent m'interroger, plus par intérêt pour moi que par curiosité. Je lui renvoie un sourire gêné, mais je détourne les yeux, sans rien dire. Je ne suis pas disposé à lui donner la moindre justification, et encore moins un prénom.

La jolie Irina nous sert à notre tour, et Olga me demande :

- Pourquoi es-tu revenu ?

- Pour un truc qui va me rapporter gros, je lui réponds avec enthousiasme.

- Le genre de truc qui pourrait te faire tuer... me fait-elle avec réserve.

- Ce ne serait pas le premier, dis-je pour dédramatiser.

- Est-ce qu'il y a un rapport avec ceci ?

Par-dessus le comptoir, elle s'empare du journal quotidien de Ludmia et le pose à côté de mon whisky. Le titre à la une est équivoque : « Le crime organisé refait surface », puis en dessous, en plus petit « Fusillade à Ludmia. Les auteurs en fuite. ». Et en guise d'illustration, une photo un peu lointaine mais bien nette du pick-up encastré dans la voiture de police. Je peine à retenir un sourire. Ce n'était pas ma préoccupation principale sur le moment, mais vu de l'extérieur, je trouve que ça a un certain style. Je ne sais pas vraiment ce qu'elle en pense, alors je n'ose pas répondre. Elle interprète facilement mon silence coupable comme une confirmation.

- Je me disais bien que j'avais déjà vu ce pick-up quelque part, me dit-elle avec un sourire espiègle.

- Heureusement que tu ne travailles pas pour les renseignements, dis-je, sans trop savoir sur quel pied danser.

Elle rit de nouveau. Cela ne m'indique pas son opinion.

Olga a cet art de manier une conversation sans que jamais elle ne devienne lassante. Elle montre en permanence un intérêt poli, et sait toujours trouver une relance pour que jamais ne s'installe un silence embarrassant. Pourtant, les sujets à éviter ce soir sont nombreux.

Elle ne parle jamais d'elle, ou bien seulement d'anecdotes légères et amusantes, mais pas de choses sérieuses ni personnelles. Elle prétend que c'est pour ne pas ennuyer ses interlocuteurs, je crois surtout que c'est sa manière de se protéger. Et elle a bien compris à mon attitude que je ne souhaitais pas évoquer ma famille. Quant aux affaires qui m'ont amené au Ceagrande, elle a conscience qu'elles sont trop troubles et maculées de sang pour que je puisse en parler ouvertement.

Alors elle me parle de moi, de mes réalisations, de mes projets futurs. Elle me raconte les modifications qu'elle a faites dans sa maison, depuis ma dernière visite, et des considérations politiques locales qu'elle pense sans doute utiles pour moi. Et le temps file. Très vite. Bien plus vite que lorsqu'on est dans une tente détrempée, ou dans un appartement insalubre face à des hommes armés.

Mais je ne peux pas rester, cette nuit, nous avons prévu d'aller en repérage à la villa de Nikolaï.

Au moment de partir, je lui donne mon numéro de téléphone :

- Tu peux m'appeler sur cette ligne tout le temps que je serai au Ceagrande. Si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi, n'hésite pas, je viendrai.

Elle prend le papier sans rien dire.

Quand je m'approche de la table de mes amis, il n'y a plus que Tony et Vitaly, en grand débat sur les préférences de chacun parmi la gent féminine.

- Où est Spyke ? je leur demande.

- Parti dehors, me répond Tony en désignant la cour intérieure.

- Parti conclure, rectifie Vitaly, à la limite d'éclater de rire.

Je m'esclaffe ouvertement. Les chuchotements et les gloussements des filles allaient déjà bon train lorsqu'elles l'ont aperçu, elles se sont mises à lui tourner autour comme une nuée de libellules dès qu'il s'est installé à la table. Spyke a beau afficher de nobles intentions de droiture, aucun homme passant la porte de cette maison ne peut résister à ses tentations.

En sortant dans le jardin, les souvenirs du temps passé avec Olga il y a deux ans me reviennent en pleine figure. Les allées pavées serpentant entre les massifs de fleurs et les fontaines, la balancelle qui oscille paisiblement dans le vent de la nuit. Et ce parfum de roses. Faut-il vraiment retourner se battre ?

Je repère Spyke assis sur un banc, en grande conversation rapprochée avec une brune plantureuse - tout le contraire de ce qu'il prétend aimer dans la vraie vie.

- On va bosser, ou tu as l'intention de rester ici ? je lui lance pour plaisanter.

En entendant ma voix, il se lève d'un bond, comme si je l'avais tiré d'un songe :

- N'importe quoi, rétorque-t-il.

À l'intérieur, Olga nous attend près du hall. Une part de moi, celle qui croit encore à la facilité, espère vainement qu'elle refuse de me laisser partir, qu'elle insiste pour que je reste auprès d'elle. Si telle était sa volonté, je serais obligé d'y accéder. Mais elle n'en fait rien. À la place, elle me demande, d'un air détaché :

- Tu reviendras me voir ?

- Oui, je viendrai dès que j'aurai terminé ce que j'ai à faire, je te le promets.

Elle s'écarte de moi, avec un demi-sourire faussement offusqué :

- Tu promets ? Et tu crois que tes promesses me suffisent ? répond-elle, mutine. Je pense qu'en gage de ta bonne foi, je vais devoir garder un de tes hommes en otage...

Elle tend un doigt aguicheur vers Spyke :

- Disons, celui-là, fait-elle d'un ton coquin en le scrutant de haut en bas.

Tout fier, lui se rengorge comme un coq.

- Même pas en rêve ! dis-je sans savoir vraiment si je m'adresse à Olga ou bien à Spyke.

Elle rit, avec une légèreté qui rend dérisoires tous les fardeaux de la terre, et elle ouvre fatidiquement la porte. Au moment où nous franchissons le seuil, elle m'appelle une dernière fois, d'une voix un peu plus haut-perchée :

- Jack...

Je vois dans le fond de son regard un « sois prudent ». Je ne peux pas lui faire ce serment, le choix de m'associer avec Andreï est l'antithèse de la prudence. Je l'interromps immédiatement en la prévenant de l'index :

- Non. Ne le dis pas.

Elle se mordille la lèvre d'une façon terriblement sexy quand elle se rend compte que j'ai lu dans ses pensées. Elle me prend la main et ses yeux noisette rivés sur les miens crient les paroles que je lui interdis de prononcer.

- Je ne l'ai pas dit.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top