Chapitre 12 - Angelo
Le lendemain matin, comme il le fait quasi quotidiennement à Faucon, Spyke nous propose un entraînement sportif. C'est parti pour un circuit de trente minutes de course, de cross, et de musculation en fonction des obstacles qu'il trouve le long du parcours.
Greg adapte les exercices à ses capacités, sans trop forcer. Vitaly essaie de tenir le rythme en crachant ses poumons, tandis que Katia vole, aérienne, comme si les forces de gravité et d'inertie ne la concernaient pas. Quant à moi, je suis Spyke par habitude, et sans réfléchir. Je connais le niveau qu'il impose, et je sais qu'il surveille en permanence jusqu'où je suis capable d'aller, traquant le moindre signe de faiblesse, pour me pousser vers l'amélioration. Lui se balade, en distribuant des encouragements, des conseils et des félicitations.
Il nous lance ensuite sur un temps d'entraînement au combat. Katia préfère travailler de son côté avec son sabre, alors nous restons deux par deux, gants de boxe aux mains. Il aurait sans doute été plus formateur que je fasse équipe avec Vitaly, et le Trappeur avec Spyke, mais ce dernier commence à en avoir marre de n'être que le coach, et il décide de me garder avec lui pour avoir plus de répondant.
Il lève sa main au niveau de sa tête pour me faire enchaîner des coups de pied. Puis nous échangeons les rôles. Lui sait même frapper à cette hauteur d'un coup de pied retourné, qu'il ne se prive pas d'envoyer de toute sa puissance. L'exercice le lasse rapidement. Quand c'est à mon tour de frapper, il essaie de saisir ma jambe pour me déséquilibrer, mais il rate sa manœuvre à cause du manque de dextérité des gants. Je repose mon pied près de lui et j'attaque d'un coup de poing dans ses côtes. En guise de contre, il rentre au contact, m'attrape par les genoux et je me retrouve plaqué au sol, Spyke au-dessus de moi. Greg et Vitaly ont cessé leur propre entraînement pour observer notre lutte.
Je dégage une jambe de sa prise et l'enroule autour de lui pour tenter de m'échapper sur le côté, mais un coup de poing sur la tempe refroidit mes ardeurs. Un deuxième coup cible ma mâchoire, il arrête son geste juste avant l'impact : dernière chance pour moi d'abandonner le duel avant d'en prendre plein la figure.
Ce n'est pas si fréquent qu'il me laisse cette option. Je saisis volontiers l'occasion en écartant mes mains de lui. Spyke se relève et me tire par le bras pour me remettre debout.
Vitaly me regarde d'un air déçu :
- Pourquoi tu as arrêté ?
Je tourne la tête vers lui, en retirant mon t-shirt trempé de sueur et de rosée matinale pour le faire sécher. Parce qu'avec Spyke, ce genre de jeu peut rapidement virer à la démonstration de force. Je n'ai jamais gagné contre lui en combat régulier. Finalement, je réponds en haussant les épaules :
- Parce que c'est juste un entraînement.
- Pourquoi ? le relance Spyke après avoir bu une gorgée d'eau. Tu penses que tu peux faire mieux ?
Il l'appelle à s'approcher d'un geste de la main, mais Vitaly se contente de marmonner une excuse en se gardant bien de faire un pas vers lui.
Puisque nous n'avons aucun impératif ce matin, nous décidons de tester les armes offertes par Andreï.
Vitaly est heureux comme un pape lorsque Spyke lui met un AR-15 entre les mains. Je ne l'avais jamais vu tirer, mais il s'en sort plutôt bien.
Katia essaie avec suspicion le fusil que j'ai choisi pour elle, tire cinq balles en plein cœur de la cible, et s'en va, décrétant qu'elle a terminé son entraînement pour aujourd'hui. Spyke ne se gêne pas pour lever ostensiblement les yeux au ciel quand elle passe devant lui, reprochant toujours autant son asociabilité.
Alors que Spyke installe un parcours de tir avec des bouteilles de bière vides en guise de cibles, le quatre-quatre noir de Miguel arrive sur la plaine. Il salue toute mon équipe et vient se placer à côté de moi.
- Les armes vous conviennent ? me demande-t-il.
- Parfait.
- Sympa ton parcours, fait-il à Spyke d'un air de connaisseur, lorsqu'il revient vers nous.
- Tu veux essayer ?
Ximeno décline d'abord modestement le défi. Son regard hésite entre sa montre, moi et Spyke, mais sous les piques provocatrices que ce dernier sait si bien envoyer, il finit par céder. Spyke lui démontre tous les exercices prévus, sans tirer pour ne pas user de bouteille inutilement. Miguel l'observe attentivement du début à la fin, puis Spyke lui tend son pistolet. Il l'arrête d'un geste de la main :
- J'ai le mien.
Miguel sort son arme de sous sa veste, vérifie le nombre de balles dans le chargeur et s'élance dans le parcours sous nos quatre paires d'yeux curieuses.
L'une après l'autre, toutes les bouteilles volent en éclat, c'est un sans faute exécuté avec une rapidité exemplaire. Même Spyke ne trouve rien à lui redire. Miguel range son pistolet et revient vers nous sans faire aucun commentaire, sa prestation se suffit à elle-même.
- J'espère que tu as d'autres bouteilles, se contente-t-il de dire tranquillement.
Il ne s'abaisse pas à demander à Spyke de montrer à son tour de quoi il est capable, même s'il aurait réussi ce test haut la main. Spyke a du mal à se challenger lui-même, il ne nous propose que des exercices qu'il est certain de réaliser facilement.
Miguel se tourne vers moi :
- Andreï m'a envoyé te chercher, il voudrait te voir.
- Maintenant ?
- Oui.
Spyke commence à me suivre, mais Miguel l'interrompt :
- Seulement Jack.
Spyke fronce les sourcils et s'immobilise, attendant ma consigne. J'apprécie l'aide précieuse et la sécurité qu'il apporte, mais je préfère montrer patte blanche et obéir pour le moment. Contrairement à lui, j'estime que l'opposition doit être utilisée avec parcimonie.
- C'est bon, lui dis-je. Reste ici.
Je monte dans mon pick-up et je suis Miguel jusqu'à la maison d'Andreï. C'est une gouvernante maigrelette d'un certain âge qui nous ouvre la porte. Elle adresse à Miguel un sourire affable :
- Monsieur Tourgueniev vous attend dans son bureau.
Miguel la remercie. Il me fait traverser un salon comportant plusieurs espaces de détente, au style sobre et classique. Rien à voir avec le mauvais goût extravagant du Grand Tsar qui mélangeait pêle-mêle sur ses murs tableaux classiques de grands peintres, motifs slaves aux couleurs criardes et trophées de chasse imposants.
L'étage se compose d'un long couloir sur l'avant de la bâtisse, distribuant une volée de pièces aux portes closes. Et tout au bout, l'espace de travail d'Andreï, dans la même veine que le grand salon, avec des meubles au bois sombre éclairés par la lumière grise de l'extérieur.
Miguel rejoint Andreï, debout devant son bureau. En face d'eux, un autre homme est déjà présent : cheveux en brosse bruns, bras croisés sur son t-shirt noir à l'encolure en V, bien ajusté pour que tout le monde remarque ses biceps volumineux, associé à une gourmette, une montre et une chaîne en or très voyantes. Andreï nous présente l'un à l'autre :
- Jack, Angelo. Merci d'être venus, messieurs.
Je cligne des yeux. Il ne m'a pas vraiment laissé le choix. Il continue en s'adressant à moi :
- Jack, j'ai un travail à te confier. J'ai besoin que tu te rendes dans l'Arrondissement Sud de Teneria.
- Mais c'est chez moi, ça ! s'exclame le nommé Angelo, stupéfait.
- Oui, c'est la raison pour laquelle tu es ici, lui répond Andreï d'un ton abrupt. Laisse-moi finir.
Angelo se tait, mais fronce les sourcils, son regard noir braqué sur moi. Dans mes souvenirs, l'Arrondissement Sud était le plus mal famé de Teneria, majoritairement résidentiel, coincé entre l'Arrondissement Est industriel, et l'Arrondissement Ouest centré sur le marché du transport fluvial. Il était le théâtre de la plupart des affrontements de bandes pour la possession futile de portions de pâtés de maisons, faisant de nous les maîtres éphémères mais fiers du petit deal de rue et de la contrebande de cigarettes sur le secteur remporté à coups de battes de baseball, de couteaux, de barres de fer, ou de tout ce qui pouvait nous servir d'arme.
- Comme Angelo vient de te le préciser, poursuit Andreï avec une grimace en direction du concerné, cet arrondissement est supposé être sous notre contrôle strict. Mais des informations récentes me laissent penser que certains ne joueraient pas le jeu et essaieraient de tirer la couverture à eux, au lieu de nous rendre les comptes qui nous sont dus. Notamment en ce qui concerne les stocks d'armes, et leur revente selon mes prix et mes conditions.
Angelo ne peut pas s'empêcher d'intervenir une nouvelle fois :
- Je ne comprends pas, Andreï. De qui tu parles ?
- Si je le savais, je ne vous aurais pas réunis aujourd'hui.
- Ce quartier est à moi ! Aucun étranger ne viendra mettre le nez dans mes affaires, je n'ai pas besoin de lui ! s'énerve Angelo en me pointant du doigt comme si je n'étais pas là. Tout le monde sait que le Sud appartient à Angelo Martini, si quelqu'un se fout de ma gueule, je le trouverai, je te l'amènerai, et on s'en occupera tous les deux !
Andreï le laisse terminer sa tirade sans ciller et lui répond avec un calme olympien :
- C'est justement ça le problème, Angelo Martini, tout le monde te connaît. S'il y a un traître dans la machine, il se méfiera de toi comme de la peste. Alors qu'il ne se méfiera pas de Jack.
Angelo ouvre la bouche pour contre-argumenter avec virulence.
- Et change de ton, lui fait Andreï avant qu'il n'ait émis le moindre son.
L'autre bloque et reprend finalement une inspiration pour parler d'une voix plus respectueuse :
- C'est quoi, les infos que tu as eues ?
- C'est de l'analyse des chiffres, tout simplement, lui dit Andreï sur le ton de l'évidence. J'ai des armes qui rentrent dans le quartier sud et qui disparaissent des radars.
- Impossible. Toutes les transactions d'armes doivent obligatoirement passer par moi. En disant ça, c'est moi que tu accuses ! s'échauffe de nouveau Martini.
- Angelo, si je t'accusais, tu te doutes bien que nous ne serions pas ici en train de converser, n'est-ce pas ?
Un silence lourd plane soudain dans le bureau. Andreï laisse peser la menace quelques secondes avant de reprendre la parole :
- Fais tes inventaires, et on comparera avec mes chiffres.
- L'inventaire est bon ! Je...
- Fais tes inventaires ! le coupe Andreï avec autorité. Au lieu de parler dans le vide. Et ne les délègue pas. Tu es venu pour me contredire ou pour travailler avec moi ?
Angelo ferme son caquet et baisse les yeux, pour décocher un regard assassin au plancher plutôt qu'à Andreï.
- Très bien, fait ce dernier, satisfait. Alors je continue. Jack, tu iras dans l'Arrondissement Sud et tu chercheras à acheter une arme, ce qui te fait plaisir, un truc basique. Tiens, ça c'est pour le paiement.
Il me tend une enveloppe pleine avant de poursuivre son explication :
- L'organisation du quartier n'a pas beaucoup changé de ce que tu connaissais, mais c'est plus calme qu'à l'époque.
Cela ne me surprend pas. Le Tsar se divertissait de nous voir nous entre-mutiler ou pire pour quelques mètres de bitume, en arguant que cela forgeait le caractère de notre jeunesse désœuvrée. Andreï aime l'ordre et n'a que faire des guerres inutiles.
- Angelo, enchaîne-t-il à l'intention de son acolyte, tu me feras le rapport détaillé des retours que tu auras à propos de cette transaction. Est-ce que c'est clair pour tout le monde ?
- Oui, je valide simplement.
En réalité, ses instructions sont très floues, mais je préfère garder une marge de manœuvre pour improviser sur place.
- C'est clair, boss, lui répond Angelo malgré sa mâchoire serrée.
- Alors vous pouvez disposer, messieurs, termine Andreï. Jack, donne-moi juste un numéro de téléphone, pour que je puisse te contacter facilement.
Je quitte ensuite la maison pour rejoindre mon pick-up bleu, mais Angelo Martini me rattrape à grandes enjambées rageuses :
- Je ne sais pas d'où tu sors, toi, mais je vais t'apprendre comment ça marche. Ne te mêle pas de mon business, ou bien tu vas crever !
- Si tu n'as rien à te reprocher, qu'est-ce que ça peut te faire que je vienne jeter un œil ?
Ma répartie ne lui plaît pas du tout. Il avance sur moi et me pousse en arrière contre la portière de ma voiture. Je le repousse dans l'autre sens à force égale. Je ne laisserai pas un caïd d'opérette croire qu'il a les moyens de m'impressionner.
Andreï a observé la scène, debout sur son perron. Il s'interpose entre Angelo et moi en nous écartant chacun d'un bras ferme :
- S'il vous plaît, messieurs, nous avons une mission à terminer d'abord. Vous réglerez vos comptes quand vous serez riches.
Quelques minutes à peine après être parti, je reçois un message d'Andreï sur mon téléphone :
« Rue El Pueblo. Achètes-en deux. »
Je le relis plusieurs fois pour intégrer ce qu'il implique. Face à Angelo, Andreï a assuré lui faire confiance, mais ces consignes qu'il n'a pas voulu donner en sa présence prouvent le contraire. Je n'ai pas peur de ses menaces, je suivrai le plan prévu.
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