Chapitre 10 - Pour un peu de fric

Après la fermeture de son magasin, Tony vient nous retrouver et nous suivons son quatre - quatre noir jusque chez lui. Il n'y a pas loin à aller, il vit dans le village coincé entre la route et la colline, à environ une centaine de mètres derrière son commerce. Son terrain est entouré de murs pas très hauts, mais surmontés de fils barbelés dissuasifs, et clos par un portail hérissé de piques.

- Marchez bien dans l'allée, hein, nous dit-il en avançant vers la maison.

J'observe les alentours. Vu le fouillis de broussailles qui entoure le chemin de pierre, la raison de sa consigne n'est pas la crainte d'abîmer sa pelouse. Spyke m'adresse un coup d'oeil dubitatif pendant que Tony déverrouille les trois serrures de sa porte d'entrée : deux avec des clés, une avec un code.

Sitôt le seuil franchi, il nous tend une boîte :

- Vous pouvez laisser vos portables là-dedans, si ça ne vous dérange pas ?

C'est une façon grossière d'accueillir des invités, mais je donne le ton, et dépose mon téléphone dans le petit carton. De toute manière, il est vierge, il ne contient rien hormis les numéros des autres membres de l'équipe. Spyke fait de même, mais dès que Tony a le dos tourné, il me regarde en tapant son doigt sur sa tempe pour me signifier ce qu'il pense du comportement de notre hôte.

L'intérieur de sa maison ressemble à une annexe de son surplus, mais en beaucoup plus désordonné. Des sacs de matériel militaire et de denrées du quotidien de toutes sortes sont entreposés un peu partout. Même la table est occupée par je ne sais quoi en cours de bricolage. Les deux canapés, la table basse et le meuble de télévision sont les seuls espaces praticables.

Tony pose devant nous un pack de bière à moitié entamé. Nous nous servons tous avec un remerciement, sauf Katia qui ne boit pas une goutte d'alcool, mais il n'a pas l'idée de lui proposer autre chose.

- J'ai pas grand-chose à manger, fait-il en ouvrant un congélateur. Des pizzas, ça vous va ?

- C'est très bien, le rassure Greg.

Katia s'assied près de la table basse, en tailleur sur le carrelage, le dos droit et souple. Spyke et moi nous laissons tomber dans le plus grand canapé, et le Trappeur dans le deuxième. Vitaly s'apprête à se mettre à côté de lui, mais d'un claquement de doigts, Spyke lui indique que sa place est par terre.

Tony enfourne les pizzas, et revient dans le salon avec un gros paquet de chips - déjà ouvert lui aussi. Il s'installe dans le canapé à son tour, décapsule une bouteille, et sort de sa poche un paquet de tabac pour se rouler une cigarette. Je n'ai pas de temps à perdre, alors je lui demande :

- Greg a laissé entendre que tu pouvais avoir accès à des armes. C'est le cas ?

Il me regarde comme s'il essayait de lire dans mes pensées. Il tourne la tête vers son ami pour se rassurer sur mes intentions.

- Je lui ai dit que tu avais des tuyaux pour te procurer pas mal de matériel militaire, justifie Greg.

- T'as besoin de quoi ? C'est un peu compliqué, en ce moment, finit-il par me répondre.

- Du 9mm.

Il réfléchit en tirant sur sa cigarette avant d'ouvrir de nouveau la bouche :

- Des pistolets, ça je pourrai peut-être en avoir, oui. Peut-être. Et pas tout de suite. Mais dis-moi d'abord, qu'est-ce que vous venez faire au Ceagrande avec des flingues ?

- On va à Teneria.

- Pour ?

- Aider un ami.

- Qui ?

Il est bien trop curieux. J'enchaîne :

- Greg m'a dit que tu étais dans l'armée auparavant. Tu vas encore sur le terrain ?

- À l'occasion, me répond-il en croquant une chips. Pourquoi ?

Spyke et moi échangeons un regard. Il retourne systématiquement une question, ce n'est pas facile de mener la conversation comme bon me semble. La sonnerie du four dans la cuisine m'évite d'avoir à lui donner une réponse. Tony se lève et revient rapidement avec trois pizzas que nous nous affairons à couper en grosses parts. Il en a remis trois autres à cuire, pour contenter l'appétit de tous.

- Moi aussi j'ai bossé dans l'armée, avant, lui dit Spyke une fois que tout le monde s'est servi.

- Au Ceagrande ?

- Non, lui répond Spyke, volontairement imprécis.

- Et pourquoi tu as quitté ?

- Je n'ai pas eu le choix, lui fait Spyke sans rentrer dans les détails.

- Je sais pas où t'étais, dit Tony, peut-être que c'était mieux chez toi, mais ici, c'est une vraie merde. Tu gagnes rien, t'as droit à rien, alors c'est pourri de corruption de partout. Je m'étais pas engagé pour ça. Et je veux plus marcher dans ces combines-là. Je dis pas que je suis réglo tout le temps, tu vois, mais si je m'arrange avec la loi, je le fais plus avec le drapeau de mon pays collé sur le bras.

Spyke a bien fait d'évoquer son propre passé militaire, parce que Tony relâche sa posture défensive. Il ne questionne plus, il parle.

- Quand je me suis engagé, poursuit-il, je croyais que j'allais lutter contre le mal, apporter la sécurité, suivre des chefs glorieux et fiers. Que dalle. J'ai tiré six ans, et tout ce que j'ai vu, c'est que le mal, il est partout à l'intérieur du système. Il est le système. Si tu cherches seulement des trucs normaux, comme la vérité ou la paix, ils te font taire.

L'amertume se lit sur son visage alors qu'il continue de raconter :

- J'ai vu des hommes faire rentrer des armes dans le pays, et en faire ressortir des cadavres. J'ai vu des militaires revendre au plus offrant la came qu'on était censés éradiquer. Et j'avais l'ordre de me taire.

Comme perdu dans ses pensées, une part de pizza toujours à la main, il conclut :

- Quand tu marches dans la rue en uniforme, les gens te prennent pour un sauveur, le protecteur de leurs enfants. Je ne pouvais plus regarder ces gens-là dans les yeux en connaissant la vérité. Maintenant, je ne représente plus rien. Tout ce que je peux faire, c'est les aider à se protéger de ce gouvernement de voleurs et d'assassins.

Étant donné la tirade explicative qu'il vient de faire sur son parcours, je sens que nous risquons la divergence d'opinions. Mais puisque j'ai choisi de le rencontrer, autant dévoiler nos intentions :

- Est-ce que tu sais quelque chose à propos d'Andreï Tourgueniev ?

Il repose sur le carton la part de pizza dans laquelle il allait croquer.

- Vous êtes cinglés, articule-t-il en posant des yeux écarquillés sur chacun de nous l'un après l'autre, comme si le simple fait d'avoir prononcé ce nom allait attirer le mauvais œil chez lui. Vous avez conscience du merdier dans lequel vous mettez les pieds ? Je ne sais rien ! Rien du tout ! Rien de plus que ce que tout le monde sait déjà. On parle de mecs qui n'ont pas de loi, là ! On parle de la mafia ! Sans rire, vous savez ce que c'est, la mafia de la Côte ? C'est la mainmise sur tout et tout le monde par la menace. C'est du trafic de drogue, du trafic d'armes, et même d'êtres humains !

Je sais bien tout cela. J'ai eu les deux pieds dedans pendant une paire d'années. Vitaly n'affiche aucune surprise non plus sur son visage nonchalant. Spyke n'est que plus excité par ces informations, et Katia ne laisse rien paraître, fidèle à elle-même. En revanche, à en juger par le regard perçant que le Trappeur pose sur moi, lui n'a pas l'air d'apprécier mon mensonge par omission.

- C'est pour un homme comme ça, que vous voulez travailler ? appuie Tony en fixant Greg.

C'est moi qui lui réponds :

- Je travaille avec Tourgueniev, pas pour lui.

- Si tu crois qu'il y a une différence, c'est que t'es naïf ! rétorque-t-il en me pointant du doigt. Tant que tu obéis à leurs ordres, ils te payent. Quand ils n'ont plus besoin de toi, ils te tuent.

- Personne ici n'est, ni ne sera, aux ordres d'Andreï Tourgueniev, je lui assure.

- Ah ouais ? Vous suivez les ordres de qui, alors ?

- Les miens.

Tony n'ajoute rien, à demi convaincu par mon aplomb. Je sais dans quoi je m'engage. J'ai suffisamment risqué ma peau à cause de la mafia du Tsar pour savoir qu'on peut laisser des plumes dans cette absence de morale à la sauce chacun pour soi.

Quelques bouchées de pizza et quelques gorgées de bière sont avalées en silence, chacun perdu dans ses propres pensées. La sonnerie du four interrompt le silence pesant.

Tony passe un long moment dans la cuisine. Au moment où je fais signe à Greg d'aller voir ce qu'il y fait, il réapparaît dans la pièce avec les nouvelles pizzas parfaitement découpées.

- Qu'est-ce que vous allez faire, là-bas ? insiste-t-il encore en les posant sur la table.

- Pourquoi ? Tu veux venir avec nous ? Qu'est-ce que tu sais sur Tourgueniev ? je l'interroge à mon tour.

Tony change de ton et se plante debout face à moi :

- Je te connais pas, tu arrives chez moi, et tu me demandes des flingues. Alors moi, je te demande « pour quoi faire ? ».

Il se retranche derrière sa carapace défensive du début de la soirée, mais c'est moi qui mène cette conversation, pas lui.

- Laisse tomber pour les flingues.

Il devait s'attendre à ce que j'insiste, à pouvoir continuer ses négociations, parce que ma réponse semble le prendre à contre-pied. En s'allumant une cigarette roulée, il a presque une mine déçue que j'aie coupé court à la discussion. Dans une bouffée de fumée, il se décide à lâcher des informations le premier :

- Andreï Tourgueniev est issu d'une famille très influente - il me fait le signe riche avec sa main - implantée sur la Côte depuis son grand-père : Vladimir Ashlakhanov. Le type était tellement mégalo qu'il se faisait appeler « Tsar » et parlait de lui à la troisième personne.

Vladimir Ashlakhanov. Je mets enfin un nom sur ce visage qui portait, sous sa barbe blanche, un air de bonhomie pourtant criminelle.

- Ensuite, continue Tony, dans la famille, je te présente le fils, Nikolaï Ashlakhanov. Moins nombriliste que son défunt père, mais tout aussi mafieux. Il est le représentant le plus actif de la famille à l'heure où on parle. Et enfin, le petit-fils, ton ami Tourgueniev. Lui se l'est joué enfant prodigue. Il a disparu du Ceagrande pendant un certain temps. On raconte qu'il s'est enrôlé dans des organisations miliciennes étrangères peu recommandables, mais c'est très difficile de trouver des informations sur cette période. Il a refait surface il y a quelques années, dans des procès accusant certaines de ses entreprises de n'être que des sociétés-écrans. Il est sorti blanc comme neige de toutes ces affaires.

- Comment tu sais tout ça ? lui demande Spyke.

Tony regarde Spyke un moment d'un air suspicieux, puis il finit par ouvrir une armoire remplie de classeurs pour en extirper un très épais :

- Tout est là-dedans, nous dit-il.

Il tourne les pages lentement mais sans nous laisser mettre la main sur le classeur. Clairement le fruit d'une recherche et d'un classement minutieux, il contient principalement des articles de journaux découpés et des notes manuscrites, au sujet de l'empire Ashlakhanov.

- Je suis sûr que j'en sais plus que les renseignements ! lâche Tony, fier de sa compilation.

Ces classeurs sont aussi dangereux qu'une bombe, je comprends qu'il craigne les oreilles indiscrètes chez lui. Je fronce les sourcils :

- Qu'est-ce que tu fais de toutes ces infos ? Tu les vends ?

- Pourquoi je ferais ça ? s'exclame-t-il en refermant le classeur d'un coup sec. Pour qu'ils viennent brûler ma maison ? Ils ont l'allumette facile, dans cette famille !

À cette évocation, les yeux de Vitaly se mettent à briller. Il interpelle Tony :

- Tu sais quelque chose à propos de l'incendie d'une entreprise de transport au bord de la Route 5 près de Teneria il y a deux mois ?

- Pourquoi ça t'intéresse ? demande immanquablement Tony en le dévisageant.

Vitaly tourne son regard bleu vers moi, mais je n'ai pas de consigne à lui donner. Tony m'apparaît comme un homme opaque et difficile à décrypter, je ne sais pas si dire qu'il est le fils de Radek Ivanov nous servirait ou non. De lui-même, il choisit la prudence :

- Comme ça, pour savoir.

Tony ouvre de nouveau son classeur et tourne les pages pendant quelques secondes, hors de notre vue, puis il déclare en regardant Vitaly dans les yeux :

- Non, j'ai rien.

Pour passer la nuit, Tony nous laisse nous installer dans le salon. Nous poussons les meubles et déplions des sacs de couchage par terre, sauf Spyke, qui décide que le canapé est plus confortable.

Quant à Tony, il s'enferme à double tour dans sa chambre, et trafique je ne sais quoi derrière la porte, certainement dans le but d'empêcher quiconque d'entrer.

- Comment il fait s'il a envie de pisser ? s'interroge Vitaly à voix haute, nous arrachant à tous un sourire.

Je sors dans le jardin pour griller une cigarette. Spyke me suit même s'il ne fume pas, et je fais signe au Trappeur de nous accompagner. À l'extérieur, on entend les bruits de circulation sur la grande route qui se répercutent sur la colline, mais aucune lumière ne vient troubler le calme de la nuit, on distingue à peine la masse sombre des montagnes dans le lointain. Seule une brise fraîche descend des sommets, amenant un frisson sur mes bras nus.

Spyke annonce sans détour son opinion sur Tony :

- Il est barge, ce type. Il est complètement parano.

Greg prend sa défense :

- Il est un peu spécial, d'accord, mais il est compétent.

- Ça fait combien de temps que tu ne l'as pas vu ? lui demande Spyke.

- Six ans, admet-il. Je ne dis pas qu'il n'a pas changé, mais il est doué pour le renseignement, tu l'as remarqué. Et tu devrais le voir tirer, j'ai déjà chassé avec lui, il n'a jamais raté une cible.

- Et il sait beaucoup de choses qui pourraient nous être utiles, je complète. Mais il n'a pas l'air emballé à l'idée de s'associer avec Andreï.

- Franchement ? Moi non plus. Mais pourtant, je suis là, me répond le Trappeur.

Au petit jour, nous rangeons nos affaires pour poursuivre notre route vers Teneria. Visiblement, la nuit porte conseil. Après un nouveau remue-ménage pour dépiéger sa porte, Tony s'approche de moi, les bras croisés, et me demande d'un ton faussement détaché :

- Et sinon, il vous propose beaucoup de fric, votre pote ?

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