Ce qu'on enseigne (intro)
En février tout change. Je ne suis plus remplaçante. J'occupe le poste d'une prof de français partie à la retraite. Je n'ai jamais enseigné le français. Je n'ai pas de cours. Entre les travaux dans ma nouvelle maison et mes études, je suis débordée. Je n'ai pas le temps de construire un syllabus. Je pare au plus pressé et je pompe allègrement mes activités pédagogiques dans divers manuels scolaires. Sans me poser trop de questions.
Dans les années suivantes, ma situation professionnelle va se stabiliser. Et je vais majoritairement rester dans cette école où j'ai obtenu mon premier poste de prof de français. Il s'agit d'une école technique et professionnelle où la plupart des élèves sont issus de l'immigration. J'enseigne dans le degré supérieur (qui correspond au lycée en France). Je travaille dans cette école par choix. C'est moi qui, année après année, ai demandé à y rester (mes souhaits ont presque toujours été exaucés). Cela fait maintenant plus de dix ans que je suis prof de français.
Bien sûr, au fil des ans, j'ai amélioré mon cours, j'ai créé des leçons moi-même. Mais toutes les questions qui auraient dû présider à la réalisation de mes premiers cours voilà plus d'une décennie, je n'ai finalement jamais eu le courage de me les poser. J'ai laissé d'autres penser à ma place. Je n'ai pas trop remis en cause ce que j'ai appris pendant mon agrégation, j'ai fait confiance aux manuels scolaires, je me suis reposée sur l'expertise de formateurs et d'institutions dont la mission est d'épauler les profs. J'ai toujours eu de bonnes excuses pour faire comme ça. Je n'avais pas le temps, j'avais d'autres priorités, j'étais fatiguée.
Puis la pandémie est arrivée, et avec elle, une succession de confinements. Le temps est devenu aussi élastique qu'une bonne pâte à pizza. Quand on n'a personne sous sa responsabilité, quand on vit avec une femme qui abat la même quantité de tâches ménagères que soi, quand on a passé sa première semaine de confinement à dormir pour rattraper le sommeil perdu, on est enfin véritablement disponible pour penser.
Depuis la fin de mes études, je lis pour me détendre, principalement. Évidemment, la lecture a bien d'autres effets bénéfiques que la simple détente. Mais c'est ma motivation première. Je lis presqu'exclusivement de la fiction, et surtout des romans. Puis le confinement est venu tout chambouler. Je n'attendais plus de mes lectures du (simple) plaisir, je voulais être stimulée. Et je me suis mise à lire des essais, beaucoup, vraiment beaucoup. Et ce qui devait arriver arriva: j'ai réfléchi. A la manière dont fonctionne le monde, mais aussi - de façon un peu narcissique peut-être, de manière très humaine sans doute - à la manière dont je vis personnellement. Et j'ai beaucoup pensé à mon propre métier.
Je n'ai pour ainsi dire aucune idée de l'impact que j'ai sur mes élèves. Je ne sais pas quelle influence j'ai sur eux, si j'en ai une. Lorsqu'ils quittent l'école, je sais rarement ce qu'ils deviennent. Je sais encore moins ce qu'ils ont retenu de toutes les heures que nous avons passé ensemble. Je ne vois jamais le fruit de mon travail, je ne suis même pas toujours sûre qu'il existe. J'opère dans le noir.
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