2. Littérature inédite
Ainsi que nous venons de le voir, j'ai lu très peu d'autrices durant ma formation. Je me dis qu'il est donc grand temps de remédier à la situation. Je m'arme donc de livres d'histoire de la littérature et d'anthologies; et m'attèle à trouver le nom des autrices que je n'ai jamais lues et du titre de leurs œuvres. La déception ne se fait pas attendre: ces ouvrages mentionnent très peu d'autrices. Mais ce n'est pas seulement ça; quand ils les mentionnent, ils parlent plus de la vie personnelle de ces femmes (et leurs relations avec des hommes célèbres) que de leur œuvre. Ainsi, Elsa Triolet n'existe que pour être la compagne d'Aragon; Colette est avant tout une femme libre à la vie hors normes (toujours dit avec une pudeur presque risible); George Sand est surtout l'amante de Musset et Chopin.
De plus, quand je dis que ces autrices sont évoquées dans ces livres, je ne me trompe pas de verbe. Par exemple, dans une histoire de la littérature des XVIIIème, XIXème et XXème siècles de 600 pages, George Sand a droit à deux pages quand Chateaubriand en huit.
Si très peu de femmes sont mentionnées dans ces ouvrages, c'est en grande partie un choix. On dit que l'Histoire fait le tri entre ce qui reste et ce qui s'efface. Mais l'Histoire est un récit raconté par des êtres humains, en l'occurrence des hommes, dans la plupart des cas. Mais je reviendrai là-dessus plus tard car je me suis aperçue qu'il y avait en amont d'autres problèmes, d'autres explications à cette criante pénurie d'autrices.
En effet, si on gratte un peu, on se rend compte à la fois que bien plus de femmes que l'on croit ont écrit et que pendant longtemps beaucoup d'entre elles n'ont jamais rien publié.
Madame de Genlis, la femme auteur
Donc si j'ai étudié aussi peu d'autrices, c'est aussi parce que peu d'entre elles ont fait imprimer leurs textes. La société patriarcale les a vivement dissuadées de commettre un tel sacrilège. Une nouvelle publiée par Madame de Genlis est à cet égard fort éclairant: La Femme auteur.
Madame de Genlis (1746-1830), née Caroline-Stéphanie-Félicité Du Crest de Saint-Aubin, a produit une œuvre considérable, environ cent quarante volumes de romans, nouvelles, contes, poésies, pièces de théâtre, manuels et essais. Plusieurs d'entre eux connaissent, au moment de leur parution, un large succès et sont alors traduits en anglais, en espagnol, en allemand. Malgré cela, seule une infime partie de cette œuvre est aujourd'hui disponible. Pourtant cette autrice a été une éminente femme de lettres de son temps. D'Alembert lui propose même un siège à l'Académie française si elle consent à quitter le parti dévot (ce qu'elle refusera). Elle se brouillera d'ailleurs avec les philosophes, ce qui explique peut-être en partie son absence de gloire posthume.
La nouvelle dont je vais parler ici, La femme auteur, a été rééditée par Gallimard dans la collection « folio » à 2€. Elle met en scène deux sœurs, Dorothée et Natalie, et c'est cette dernière qui est la véritable héroïne de l'histoire. Natalie est une jeune veuve qui aime les plaisirs solitaires, la lecture et l'écriture. Elle y consacre tant de temps que son entourage s'en plaint car elle ne se montre plus assez en société. Je vous propose un extrait du début de la nouvelle qui illustre assez bien la place qu'occupaient les femmes dans l'espace littéraire à la fin du XVIIIème siècle.
Moqueuse avec les gens ridicules, distraite et silencieuse avec les sots, elle [Natalie] se fit un grand nombre d'ennemis; elle n'éprouva pas ce malheur dans les premières années qu'elle passa dans le monde; elle était timide et réservée; on ne connut d'elle, d'abord, qu'un extérieur agréable et des talents brillants; elle n'était point coquette; elle n'avait aucun désir de montrer de l'esprit, car elle examinait avec tant de curiosité tout ce qui l'entourait, elle se livrait avec un tel plaisir aux différents amusements de la société, elle trouvait le bal si gai, la comédie si intéressante, l'opéra si beau, elle admirait tant l'éclat de la magnificence des fêtes de la cour, qu'elle s'oubliait absolument elle-même. On la jugea favorablement, elle fut accueillie, recherchée dans le monde, chérie dans sa famille; ce temps fut le plus heureux de sa vie. Malgré le goût qu'elle montrait pour la dissipation, elle en avait un plus vif encore pour la lecture et pour les occupations sédentaires. Elle écrivait depuis son enfance; à vingt ans elle avait déjà fait des comédies, des ouvrages de morale et des romans; mais elle s'en cachait. Dorothée seule était dans sa confidence. Tout à coup, Natalie se renfermant chez elle, cessa presque entièrement de faire des visites et de paraitre dans le monde; ses parents et ses amis s'en plaignirent; Dorothée eut à ce sujet une explication avec elle. Comme elle lui demandait pourquoi elle s'était si subitement dégoûtée du monde: « Ce n'est point dégoût, répondit Natalie, je m'amuse toujours dans la société quand je m'y trouve, mais je me plais mieux encore dans mon cabinet; écrire est pour moi une occupation délicieuse.
-Prenez garde, Natalie, de vous livrer imprudemment à cette passion...
-Eh pourquoi? en est-il de plus douce, de plus innocente, et de plus facile à satisfaire? Je n'ai que vingt ans, mais j'ai déjà assez réfléchi pour connaître et pour sentir avec effroi combien tout ce qui nous attache est fragile. Nous occupons si peu d'espace, nous parcourons une carrière si bornée, et la mort peut nous arrêter au commencement de notre course!... Ah! je veux laisser à l'amitié des souvenirs durables; je veux lui laisser la meilleure partie de moi-même, mes opinions, mes sentiments, mon esprit et mon âme. Tout ce que nous faisons dans la journée est fugitif, est emporté par le temps, et pour jamais englouti dans l'éternité... De la romance que j'ai chantée, de la sonate que j'ai jouée sur la harpe, rien ne reste; ces plaisirs qui ne laissent aucune trace ressemblent trop à des illusions, il m'en faut d'autres.
-Mais j'espère, ma chère Natalie, que vous n'aurez jamais la tentation de faire imprimer vos écrits?
-Je puis vous assurer, avec vérité, que je n'en ai ni le projet ni le désir.
-Tant mieux.
-Je sens à cet égard une répugnance que je crois invincible. Mais, loin qu'elle soit raisonnée, il me semble qu'elle n'est fondée que sur ma timidité naturelle et sur des préjugés.
-En y réfléchissant, vous sentirez que cet heureux instinct est parfaitement d'accord avec la raison.
-Pourquoi? si par la suite je devenais capable de faire des ouvrages utiles à la jeunesse, à la religion et aux mœurs, ne serait-ce pas un devoir de les rendre publics?
-Si par un goût bizarre, vous aviez fait une étude approfondie de l'art militaire, que vous eussiez un grand courage et le génie de Turenne, vous croiriez-vous obligée de vous travestir en homme, afin d'aller vous enrôler parmi des guerriers?
-Je vous entends: vous pensez qu'une femme, en devenant auteur, se travestit aussi, et s'enrôle parmi les hommes.
-Oui, des hommes qui combattent aussi, qui attachent un prix infini à la victoire, et qui ne souffriront jamais qu'un intrus s'avise de leur disputer les lauriers qu'ils veulent cueillir[1]. (...)
A la lecture de ces lignes, on comprend mieux pourquoi il y a très peu de textes de femmes au XVIIIème siècle dans le corpus francophone. Les femmes étaient tellement découragées à faire imprimer leurs textes que rares sont celles qui s'y sont risqué. Celles qui ont osé l'ont sans doute payé chèrement. La suite de la nouvelle est à ce sujet sans appel. Tant qu'elle est réservée, discrète et aimable, tant qu'elle est à sa place, Natalie est heureuse et aimée. Mais un beau jour, pour récolter une belle somme d'argent et pouvoir ainsi aider une famille dans le besoin, elle se décide à publier un roman qui connait un vif succès. C'est le début des malheurs pour Natalie. Loin de l'admirer, le monde la calomnie, lui prête des prétentions de gloire qu'elle n'a pas. Son entourage la traite avec froideur. L'homme qui s'était épris d'elle ne lui fait plus que des reproches aigris et la considère presque avec dégout. Le message est clair. Faire imprimer un texte, aller jouer dans la cour des hommes, faire intrusion dans le champ littéraire, c'est pour une femme prendre le risque de détruire sa vie.
Même si Madame de Genlis a connu un destin plus heureux, on imagine aisément qu'elle a mis une part d'elle et de son expérience de femme auteur dans le personnage de Natalie. Germaine de Staël, dans De la littérature, fait le même constat: « L'homme de génie peut devenir un homme puissant et, sous ce rapport, les envieux et les sots le ménagent ; mais une femme spirituelle n'est appelée à leur offrir que ce qui les intéresse le moins, des idées nouvelles ou des sentiments élevés : sa célébrité n'est qu'un bruit fatigant pour eux. » Tout comme Mme de Scudéry : « Écrire, c'est perdre la moitié de sa noblesse ». On se figure aisément la volée de bois vert que devaient se prendre les femmes qui osaient publier leurs écrits. L'attitude de Natalie, sa réticence (assez légitime au vu de ce qui va lui arriver) de faire imprimer ses textes devait être plutôt commune pour les femmes de son époque.
Néanmoins les femmes ont toujours écrit. De la Renaissance à la Révolution française, on trouve peut-être peu d'autrices connues. Ce n'est pas pour cela qu'il n'y a pas eu d'autrices durant cette période. Il y a tout d'abord de nombreux échanges épistolaires de femmes de la noblesse et de la haute bourgeoisie qui ont été conservés. Ces lettres en elles-mêmes prouvent déjà le talent littéraire de beaucoup de leurs autrices. C'est un espace privilégié où elles peuvent déployer leur esprit, leur style et leur imagination. Elles y évoquaient des sujets qui les préoccupaient, comme la famille, l'intendance de la maison, les cercles sociaux qu'elles fréquentaient. Elles y faisaient des déclarations d'amour, d'amitié, de sympathie. Dans certaines de ces lettres, elles dissertent avec beaucoup d'érudition de sujets scientifiques (voir à ce sujet la correspondance d'Emilie du Châtelet, une brillante scientifique, traductrice (et correctrice) de Newton, qui est évidemment plus connue pour avoir été l'amante de Voltaire).
D'autres lettres témoignent aussi d'une activité littéraire des femmes autre que le genre épistolaire. D'après certaines lettres, nombre de femmes écrivaient également des traités pédagogiques, des pièces didactiques, des réflexions morales ou des poèmes. Que les femmes aient écrit des poèmes, ce n'est pas étonnant. Après tout, et au même titre que le chant ou la musique en général, l'apprentissage de la poésie faisait partie intégrante de l'éducation des jeunes filles bien nées. Celles-ci se devaient d'être plaisantes à regarder et à écouter. Car une agréable mélodie ou un joli poème sont les seules choses qu'on veut bien entendre quand une femme fait du bruit. Et, bien sûr, les ouvrages pédagogiques qu'elles ont pu écrire sont le reflet de préoccupations qui, à l'époque, étaient exclusivement féminines: l'éducation des enfants. Ces textes semblaient donc peu dignes d'intérêt (sauf si c'est Jean-Jacques Rousseau qui en écrit un, là ça va; d'ailleurs il s'y connait mieux qu'une femme, il a abandonné tous ses enfants). De même, le genre épistolaire, qui s'inscrit dans la sphère intime, était considéré comme futile, et donc féminin (ou féminin, et donc futile - c'est un peu l'œuf ou la poule, on sent très bien que futilité et féminin sont inextricablement liés). Dès lors, ce genre de textes est considéré comme illégitime par les instances de légitimation littéraire. Un peu comme la fanfiction aujourd'hui, un genre littéraire pratiqué majoritairement par des femmes et se faisant le reflet de leurs préoccupations est de facto illégitime et dénué de tout prestige. Rien de tout cela n'est donc entré dans la grande Histoire littéraire. Fort peu de choses sont aujourd'hui (ré)éditées, même si des manuscrits ont peut-être été conservés dans diverses archives.
La sœur de Shakespeare
Malgré tous ces témoignages de l'activité littéraire des femmes, il faut garder à l'esprit qu'il s'agit dans tous les cas de femmes issues de la noblesse ou de la haute bourgeoisie. Elles ont les ressources matérielles nécessaires pour avoir un passe-temps gratuit, qui ne produit aucune richesse quelle qu'elle soit (ni symbolique, ni économique puisqu'elles ne publient généralement pas).
Virginia Woolf, dans son ouvrage intitulé Une Chambre à soi, s'interroge sur l'absence de femmes dans l'histoire de la littérature (anglaise) et met au jour les constructions sociales, historiques et économiques qui ont empêché les femmes de s'inscrire dans le champ littéraire. Si les femmes, dans leur immense majorité, n'ont pas pu écrire comme les hommes, c'est avant tout parce qu'elles sont plus pauvres. Elles ne disposent pas d'une pièce à elle pour travailler, d'un bureau où être au calme comme le peuvent avoir les hommes. Et elles n'ont pas de rentrées d'argent régulières qui soient indépendantes de leur mari ou leur famille. Elles sont économiquement dépendantes des hommes. Elles n'ont pas les conditions matérielles nécessaires à une activité littéraire soutenue.
Woolf ne s'arrête pas là. Elle nous propose d'imaginer que Shakespeare ait eu une sœur aussi formidablement douée que lui. Shakespeare a sans doute reçu une éducation dans un établissement secondaire. Il y a appris le latin, la grammaire et la logique. Il est ensuite parti à Londres où il est devenu acteur de théâtre. Il a dès lors pu créer un réseau de relations dans ce milieu. Le sort de sa sœur pourtant formidablement douée est tout autre.
Elle était tout aussi aventureuse, imaginative, aussi désireuse que lui de voir le monde. Mais, elle, on ne l'a pas envoyée à l'école. Elle n'a pas eu l'occasion d'apprendre la grammaire et la logique, encore moins de lire Horace et Virgile. De temps à autre, elle prenait un livre, celui de son frère peut-être, et en lisait quelques pages. Mais, sur ces entrefaites, ses parents arrivaient et lui disaient de repriser les bas ou de surveiller le ragoût et de ne pas rêvasser sur des livres et des imprimés. Ils lui parlaient sans doute franchement mais gentiment, car c'étaient des parents respectables qui connaissaient les conditions de vie des femmes et qui aimaient leur fille: on peut en effet penser que son père tenait à elle comme à la prunelle de ses yeux. Peut-être griffonnait-elle quelques pages en cachette dans le local où l'on entreposait les pommes, mais elle les dissimulait soigneusement ou elle les brûlait. Bientôt, alors qu'elle n'avait pas vingt ans, elle fut promise au fils d'un négociant en laine du voisinage. Elle protesta en disant que l'idée même du mariage lui était odieuse et, en conséquence, elle fut sévèrement battue par son père. Puis il cessa de l'admonester. Au lieu de cela, il la supplia de ne pas lui faire de tort, de ne pas lui faire honte dans cette affaire de mariage. Il lui dit qu'il lui donnerait un collier de perles ou un beau jupon; il avait les larmes aux yeux. Comment pouvait-elle lui briser le cœur? La seule force de son don la poussa à agir comme elle allait le faire. Par une nuit d'été, elle mit tous ses effets dans un baluchon, se laissa glisser le long d'une corde, et partit pour Londres. Elle n'avait pas dix-sept ans. Les oiseaux qui chantaient dans la haie n'étaient pas plus mélodieux qu'elle. Elle avait la plus vive des imaginations et, comme son frère, une prédisposition pour la musique des mots. Comme lui, elle avait le goût du théâtre. Elle se posta à l'entrée du bâtiment; elle dit qu'elle voulait être actrice. Les hommes lui rirent au nez. Le directeur (un gros homme à la langue bien pendue) s'esclaffa. Il beugla quelque chose sur les caniches qui dansent et sur les femmes qui jouent la comédie... aucune femme, dit-il, ne pouvait être actrice. Il insinua... je vous laisse deviner quoi. Impossible pour elle d'accéder à ce métier. Etait-il seulement imaginable qu'elle se fasse servir à dîner dans une taverne ou qu'elle erre dans les rues à minuit? Pourtant, elle avait le génie de la littérature et ne désirait rien d'autre que de se nourrir de la vie des hommes et des femmes et de l'étude de leurs mœurs. Finalement (car elle était très jeune, et son visage ressemblait étrangement à celui de Shakespeare, avec les mêmes yeux gris et les mêmes sourcils arqués), finalement Nick Greene, l'acteur-directeur, eut pitié d'elle; elle se retrouva enceinte de ce monsieur et donc (qui peut mesurer l'ardeur et la violence d'un cœur de poète emprisonné et pris au piège dans un corps de femme?) elle se suicida par une nuit d'hiver; elle repose sous terre à quelque carrefour, là où, de nos jours, les bus s'arrêtent face à Elephant and Castle[2].
On comprend ainsi pourquoi les rares autrices connues de l'Histoire sont toutes issues de la noblesse ou de la haute bourgeoisie. Le manque d'éducation, de loisirs, d'argent, de relations et de légitimité ne permettait tout simplement aux autres femmes, aussi talentueuses puissent-elles êtres, d'écrire librement et encore moins de faire publier leurs textes. On comprend surtout qu'il y a un vide énorme laissé par toutes ces autrices mortes-nées.

[1] Madame de Genlis, La femme auteur, Gallimard, « folio », 2007, pp. 23-25.
[2] Woolf Virginia, Une Chambre à soi, trad. par Sophie Chiari, Le Livre de Poche, Paris, 2020, pp. 93-95.
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