Pour un livre
J'ouvris soudain les yeux, une idée me traversant l'esprit. Je me redressai à la hâte et me saisis du crayon que j'avais laissé sur le sol. Je m'assis en tailleur, un mince morceau de papier entre les doigts, et j'écrivis frénétiquement jusqu'à ce que la totalité de mon idée se trouve immortalisée sur la feuille.
Satisfait, je me laissai tomber en arrière dans ma bulle et celle-ci fit un tour sur elle-même. Je me mis à rire et mon hilarité redoubla lorsque je croisai le regard de certaines personnes qui passaient autour de moi : elles me prenaient pour un fou, et bien soit. La folie me plaisait bien. Plus que la rationalité étouffante du peuple des Bulles en tout cas.
Je fronçai les sourcils et me redressai à cette pensée. Je devais rendre aujourd'hui le manuscrit de mon prochain roman mais j'avais peur que mon éditeur le juge un peu trop novateur. Voire effrayant. Seulement si je n'avais pas écrit tout ce qui composait mon livre, j'aurai sans doute explosé. Enfin, ma bulle aurait explosé. Et quant à moi, allez savoir ce qu'il me serait arrivé.
La plupart des gens racontent que lorsqu'une bulle explose, son occupant subit le même sort. D'autres, bien moins nombreux et souvent bien plus fous, disent qu'il doit apprendre à vivre sans sa bulle, dans l'Extérieur. Pour le peuple des Bulles, c'est une aberration : on naît avec la bulle et on meurt avec. Vivre sans bulle ce serait comme vivre sans estomac : absolument impossible.
Quant à moi, je ne savais pas où me situer. Du côté des fous sans doute. Après tout, n'avais-je pas écrit dans mon livre qu'un habitant des Bulles se retrouvait ...
- Tom ?
Je sursautai et saisis le microphone collé à la paroi de ma bulle :
- Oui oui, je suis là. Qui est-ce ?
- Prad. Vous pouvez passer plus tôt ? J'ai une réunion importante cette après-midi et je crains de ne pas avoir le temps de vous recevoir. Or, vous êtes l'auteur préféré de Bulles et j'aimerai sortir votre livre le plus vite possible.
- Bien sûr, acquiesçai-je.
- Bien !
Il y eut un clac sonore et je grimaçai : quand Prad vous dit de faire quelque chose, vous vous exécutez, un point c'est tout.
Mais il y avait deux problèmes : un, je détestais obéir, et deux, Prad n'était autre que mon patron. Donc, j'étais bien obligé d'obtempéré, et avec le sourire de préférence.
Je commençai à marcher en direction de la maison d'édition. Ma bulle roulait lentement sous mes pas, comme elle l'avait toujours fait.
En dessous de moi, l'Extérieur s'étirait, étalant sous mes yeux tant de choses dont j'ignorais le nom. Tout était dangereux, paraissait-il, bien différent de nos vies dans les Bulles.
Je jetai un coup d'œil au manuscrit posé sur mon bureau : qu'en dirait Prad ?
Je me mordis la lèvre et m'arrêtai, me demandant si je ne ferai pas mieux de dire que je n'avais pas fini de l'écrire et qu'il me fallait du temps. Prad ne serait pas content, mais sa colère ne serait sans doute rien comparée à celle qu'il ne manquerait pas de ressentir si je lui donnais ceci.
Alors que je m'apprêtai à saisir le microphone, ma bulle trembla et je m'étalai de façon assez peu gracieuse sur mon bureau.
Je me redressai, furieux, prêt à invectiver le crétin qui connectait sa bulle à la mienne sans prévenir, lorsque deux yeux verts rieurs entrèrent dans mon champ de vision.
Je me détendis aussitôt et je marchai avec un grand sourire vers la paroi de ma bulle, connectée à celle d'Isabelle.
Elle posa sa main sur la mince matière qui nous séparait et je fis de même.
- Salut Belle.
- Salut Tom.
Elle me souris et ôta sa main.
- Où vas-tu de si bon matin ? Tu as plutôt tendance à te remettre de ta nuit blanche à une heure pareille.
Je ris et secouai la tête.
- M'espionnerais-tu Belle ? Je vais chez Prad, pour mon manuscrit.
- Mais c'est super !
Un grand sourire étira ses lèvres ... Sourire qui fana lorsqu'elle vit la tête que je faisais.
- Non, pas super ?
J'hésitai : devais-je lui dire ce que j'avais écrit ? Non, décidai-je. Je ne voulais pas perdre l'amitié de Belle.
- Si, si. Simplement, tu sais comment est Prad.
- Techniquement non, mais tu m'en as tellement parlé... Tu es sûr que ça va ?
Je hochai la tête, alors que l'idée absurde de lui caresser la joue me traversait l'esprit. Je ne pouvais pas la toucher réellement sans faire éclater nos bulles. Ce qui serait parfaitement crétin. Enfin, d'après tout le monde.
- T'en fais pas. Et toi, où vas-tu ?
Elle haussa les épaules :
- Je me promène. Je n'ai toujours pas trouvé de travail.
- Je suis désolé. J'aimerais t'aider ...
- Tom, coupa-t-elle, tu ne peux rien faire pour moi, ne te tracasses pas avec ça. Je suis ravie que ça marche pour toi en tout cas.
Elle me sourit de nouveau, et je fis de même.
- Bon. Mais viens me voir s'il y a un problème.
- Je sais.
Elle posa deux doigts sur ses lèvres puis les mit sur la paroi qui reliait nos bulles. Je fis de même et sa bulle s'éloigna de la mienne. Elle prit de l'altitude, et disparut dans les rayons du soleil.
Je repris ma route mais je fus arrêté par la police. Une bande de bulles bloquait le passage, et au delà une bulle noire était entourée de bulles de police.
Je grimaçai. Nous avions le droit de rendre notre bulle opaque quelques minutes, mais c'était tout. Le peuple des Bulles partait du principe qu'on avait rien à cacher. Aussi, quand quelqu'un transgressait la règle, la police devait intervenir. Cela arrivait assez peu souvent, mais quand c'était le cas on ne revoyait jamais la bulle fautive.
Je m'étais souvent demandé ce qui arrivait aux coupables. En plus de cette infraction, d'autres bulles disparaissaient de temps en temps, sans qu'on sût pourquoi. Il semblait y avoir une force bien supérieure à nous. Une force que personne ne soupçonnait...
Je fus tiré de mes réflexions par un coup de klaxon : la circulation avait repris ... Et j'allai être affreusement en retard. Prad allait m'assassiner.
Il ne m'assassina pas mais ne fut en tout cas pas ce qu'on peut appeler « aimable ». Je rentrai chez moi (c'est-à-dire l'endroit où j'étais autorisé à stationner ma bulle) passablement déprimé et je passai le reste de la journée à lancer des avions en papier qui retombaient presque aussitôt à mes pieds. Je finis par m'endormir, d'un sommeil agité.
Une violente secousse me réveilla. Je redressai la tête, hagard. Il faisait nuit et pourtant des lumières violentes éclairaient ma bulle. Je m'aperçus alors que deux autres de mes congénères étaient collés à moi... Et que ces deux personnes n'étaient autres que des policiers.
- Tom Subberbs, vous êtes arrêtés pour propos subversifs.
Je les regardai sans comprendre : quels prop ... Ah oui, bien sûr. Mon livre. Prad avait dû commencer à la lire durant sa réunion « importante » de l'après-midi. Résultat, je me retrouvai en prison pour avoir parlé d'un type qui sort de sa bulle et va vivre dans l'Extérieur. Je savais que ce ne serait pas apprécié, mais pas à ce point là.
Comme les policiers me dévisageaient toujours, je haussai les épaules et je m'assis en tailleur. C'étaient eux qui allaient traîner ma bulle de toute façon.
Ils m'entraînèrent à travers l'obscurité, leurs lampes misent en veilleuse pour ne pas déranger les voisins. Durant le trajet, je m'interrogeais sur ce qui pouvait justifier une pareille arrestation. Après tout, l'histoire de mon livre aurait simplement pu passer pour les élucubrations d'un esprit malade. Mais non. Il fallait que je me retrouve en taule.
Je me creusai la cervelle, cherchant quelle ânerie j'avais pu écrire. Finalement, cela me revint et je laissai échapper un gémissement. « Imagine que tout ce qu'on nous ait dit jusque là soit faux. Qu'on puisse vivre ailleurs. On vit enfermé, et on nous répète qu'on ne peut pas vivre autrement. Mais si le gouvernement mentait ? S'il ne voulait pas qu'on sorte ? Tu imagines ? » Forcément, cette réplique de mon personnage principale avait dû plutôt mal passer. Quel crétin ! A présent j'allais pourrir dans ma bulle et personne ne saura jamais ce qu'il m'était arrivé. Ou alors, on allait m'exécuter. Je ne savais même pas si ça se faisait, mais je me rappelais de disparitions mystérieuses dont la presse avaient fait grand cas et dont on avait cessé de parler du jour au lendemain. J'avais toujours trouvé ça très louche.
A croire que ce que j'avais écrit dans mon livre reflétait en fait le fond de ma pensée. « Mais si le gouvernement nous mentait ? ».
Je fermai les yeux alors que nous arrivions dans une zone étrange. Les branches des arbres étaient très étroitement mêlées, de sorte que seul un petit espace était dégagé entre elles. Notre équipage se plaça en dessous puis quelque chose propulsa ma bulle et je me retrouvai coincé dans ma prison de bois. Je m'étais toujours demandé comment étaient les prisons du peuple des Bulles. Voilà, j'avais ma réponse.
On me fit un semblant de procès le lendemain, dans lequel on m'accusa de faire du tort à l'État et d'appeler à la révolte. Ma foi, c'était peut-être vrai. Je me contentai de hocher la tête, et je la hochai de nouveau lorsqu'on me condamna à perpétuité. Cependant, je faillis protester quand on m'annonça que cette réclusion ne supporterait aucune visite. Alors que j'allais m'opposer, on poussa ma bulle loin des juges et je ne pus que crier dans le vide.
Il me restait trois heures avant de commencer ma véritable peine. Ces trois heures étaient les dernières qu'il me restait pour voir du monde. Or, ma seule amie était Belle, et j'avais peu d'espoir qu'elle sache ce qui m'était arrivé.
Cependant alors que je me morfondais, les yeux fermés, on sortit ma bulle de sa cage et deux geôliers se postèrent devant moi. J'ouvris les paupières et une bulle se colla à la mienne. Les deux mains collées à la paroi, Belle me dévisageait, les yeux écarquillés. Je me levai aussitôt et me précipitai à sa rencontre... pour être arrêté par la bulle. Forcément. Seulement, j'avais oublié pour quelques instants que cela séparait chaque habitant des bulles depuis toujours. Je crispai les doigts contre ma bulle et lui souris.
- Comment as-tu su ?
- Ton arrestation a fait du bruit. Personne ne comprend ce qu'il s'est passé.
Je secouai la tête et baissai les mains.
- C'est absurde. Je savais que mon livre ne plairait pas, mais de là à ce qu'on m'arrête...
Elle fronça les sourcils :
- Le livre que tu devais donner à Prad ? Mais pourquoi ?
Je jetai un coup d'œil à mes gardes : ils discutaient sans faire attention à nous.
Je baissai la voix et lui expliquai l'histoire du manuscrit.
Une larme glissa le long de sa joue et elle murmura :
- Tu es un crétin, Tom, un parfait crétin.
Je ris un peu et répondis :
- Je sais ma jolie Belle. Mais on ne peut plus rien y faire.
- Non ! Tu ne peux pas .... Tu ne peux pas juste disparaître comme ça !
- Il faut croire qu'on s'était trompé Isabelle. Que la vie ici n'est pas si belle qu'on voulait bien nous le faire croire.
- Mais qu'est-ce que tu as écrit exactement ?
- « Mais si le gouvernement nous mentait ? S'il ne voulait pas qu'on sorte ? Tu imagines ? » On pourrait sortir de nos bulles, les faire exploser. Je pourrais caresser ta joue, comme j'ai toujours rêver de le faire. Découvrir l'Extérieur.
- Tu me fais peur Tom, souffla-t-elle. Et tu n'as pas écrit ça, n'est-ce pas?
- Un bout seulement, avouai-je avec un demi-sourire.
Cependant, elle ne souriait pas du tout.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top