Préquel (fin)
Il va me faire entrer après avoir piqué son fard, c'est comme avec le payement de mes boissons, c'est ça ? Je te gueule dessus puis je suis gentil ? J'entre, évidemment ! Sa mère arrive pour le saluer et me voit. J'ai à peine dit bonjour qu'il embraye :
– 'Man, je te présente Sandra, une fille de ma classe. Elle doit retourner chez elle à temps pour le souper, tu ne veux pas la ramener s'il te plaît ? Je l'ai croisée en revenant.
Sa mère a les mêmes yeux clairs et les mêmes cheveux bruns fins. Pour le reste, c'est une dame pâlotte aux rides apparentes, toute frêle, mais qui dégage une gentillesse agréable.
--Oh mais bien sûr ma belle ! En bus tu n'y seras jamais à temps ! Vis-tu loin ?
Je blêmis. Le connard... si sa mère n'était pas présente je serais déjà occupée à l'étrangler ce fils de... Non, je ne peux pas penser ça devant sa mère ! Elle n'a rien d'une pute, la pauvre. Me voilà piégée, obligée de répondre à sa question.
--Oh euh... je vis du côté des Balances... à Salzinnes... près du parc des Expositions, vous voyez ?
--Oui, nous y serons en quinze minutes. Allez, viens.
– Je vous accompagne.
Quelque chose me dit que sa venue n'est pas anodine. Il reste calme en apparence, mais je sens la tension d'ici, lui aussi retient ses nerfs d'exploser. Je donne l'adresse exacte à sa mère pour qu'elle encode dans le GPS. Voilà, on connaît chacun l'adresse de l'autre : match nul.
Sur place, il fait garer sa mère dans le parking et m'accompagne à l'entrée. Je me sens de plus en plus mal. Son air est plus sombre une fois hors de vue de sa génitrice et j'ai l'impression d'être une môme ramenée de force chez elle après une connerie. La suite ne va pas me plaire, oh non, je ne la sens pas du tout...
--Quelle sonnette ?
Je lui désigne « Mullens – Di marcia » d'un doigt tremblant. Je n'ose plus le regarder, bien trop nouée de partout. Je me retiens de montrer mes signes de faiblesse et cela me pompe toute mon énergie.
– Tu ne dis plus rien ? Ca m'étonne.
Je croise les doigts dans mon dos comme une sotte, pour que ce soit ma mère qui réponde. Mais la voix grave qui grésille dans le parlophone me fiche l'équivalent d'un seau d'eau froide sur la tête.
– Oui ? Qui est-ce ?
– Je suis dans la classe de Sandra. Je vous l'ai ramenée. Je pourrais vous voir une minute ?
Le culot de cet enfoiré est sans borne ! Que compte-t-il lui dire ? Putain Victor, ta gueule, ta gueule, TA GUEULE ! Mes yeux lui hurlent ces deux mots en silence mais il le prend comme une bête colère d'être ainsi traînée jusqu'à chez moi. Il se conduit comme mon frère, sauf qu'il a la bêtise de balancer des trucs à mon père ! Oh non... dans ces moments-là, j'aimerais tellement que Jeffrey soit encore ici.
Mon prétendu parent responsable de ma personne arrive derrière la porte vitrée et déjà, je préfère m'en écarter. Son t-shirt lui remonte un peu sur la panse et ses doigts boudinés tapotent son vieux jean, pendant que sa moustache châtain horriblement épaisse s'agite nerveusement. En fait, la discussion qu'ils tiennent devient plus sourde dans mes oreilles sûrement écarlates. Les deux sont d'un calme qui sonne faux.
– ...Vous comprenez monsieur, j'ai préféré la ramener cette fois-ci mais je ne comprends pas pourquoi déjà elle est revenue aujourd'hui, je lui avais dit hier de ne pas revenir et elle était là quand même, elle ne m'écoute pas ! Peut-être que vous pourrez lui faire entendre raison, moi j'aimerais juste qu'elle ne me suive plus.
Pour mettre « mon père » et « raison » dans la même phrase, faut déjà y aller !
– Je vois, je vois... Ne t'en fais pas jeune homme, je vais en discuter avec elle. Je suis désolé si elle t'a dérangé, normalement elle aurait dû être rentrée depuis un bon moment. Merci de l'avoir ramenée ici.
Oui « merci » preux chevalier, de m'avoir rapportée au dragon de cette satanée grotte ! Et il ose encore me dire « A lundi, bonne merde pour les examens ! » ce triple con. Dès que Victor s'est éloigné, le masque de mon père tombe et ses yeux sont comme des fusils braqués sur ma petite carcasse.
--Toi ! Tu rentres ! Tout de suite !
Oh làlà... Faut que j'essaye de filer dans ma chambre dès que je peux. Des fois j'arrive à bloquer la porte avec un meuble à temps ! Je me trouve vite dans le hall avec lui, les yeux tournés vers mes pieds. J'entends son souffle tremblant de colère et ça me suffit déjà. A peine entre-t-on que je cavale vers les escaliers, pendant que lui beugle :
– CRISTINA ! Ta dévergondée de fille a encore fait des siennes !
Je monte quatre à quatre les marches pendant que ma mère lui répond. Souffle, souffle ! J'ouvre la porte de ma chambre. J'entends qu'on grimpe derrière, je veux refermer et bam ! Un pied la bloque, un bras la repousse d'un coup et me fait bondir. Je me retourne en poussant un cri d'effroi à la vue de mon père qui semble encore plus enflé, avec des yeux encore plus caves, une peau encore plus rouge que d'habitude.
– Qu'est-c'tu foutais dehors à une heure pareille ? Pourquoi t'étais pas dans ta chambre, pauvre idiote ? T'as examen bientôt et toi, petite dinde, tu fais le trottoir devant la maison de tes camarades après les cours ? Faut faire quoi pour que t'arrêtes tes conneries, hein ? Ca ?
Un poing s'abat sur ma tempe et me déséquilibre. La douleur m'assomme, le choc sur ma table de nuit encore plus. La chute m'a sonnée et j'ai du mal à me relever. J'en connais un que ça arrange. Je n'ai pas relevé la tête tant je crains de voir cette basket s'élever. Je me contente de ressentir le coup qui atterrit dans mon ventre et me plie en deux dans un gémissement, encore plus au sol. Putain... pourquoi il l'a ouverte ? Aïe ! Pourquoiii ? Ahw ! Je te déteste, Victor ! Ahr ! DETESTE !
Lundi matin, je me fous des examens quand j'arrive. Tout le monde est plongé dans ses notes mais moi, je ne ferai rien tant que je n'aurai pas réglé ça. Je salue à peine mes amies et fonce jusqu'à Victor et sa sale gueule d'amour ! Il est entouré de deux filles de la classe A et de deux mecs de notre classe, mais il serait même au milieu d'une foule en délire que ça me ferait ni chaud ni froid.
--Victor ! Ramène-toi tout de suite, faut qu'on cause !
--Quoi ?
Il sort de ses prises de notes, surpris par ma forte poigne qui lui serre le bras à mort. Je l'entraîne dans l'arrière-cour réservée aux élèves de notre année malgré ses protestations et les regards interloqués ou amusés des autres. Et il continue de se plaindre l'animal, même quand je suis pas loin de le plaquer contre le mur de la réserve du concierge, isolés des témoins potentiels.
– Sandra, plus je te connais plus je te trouve affreusement timbrée ! Ca va pas de débarquer comme ça en me démontant le bras, t'es-
--FERME-LA ! Sérieux Victor, je veux plus entendre quoi que ce soit sortir de ta putain de grande gueule !
J'ai jamais hurlé sur quelqu'un comme je lui hurle dessus maintenant. Et même si des centaines d'élèves pouvaient l'entendre je m'en moquerais éperdument. Il ne sait pas ce que c'est, « démonter le bras », mais s'il se permet encore de gémir après ce qu'il m'a fait subir par voie interposée, je vais lui en offrir une démonstration ! Les larmes me montent aux yeux et ma voix manque de partir en couilles, mais je m'en fous. Je m'en fous de tout. Victor est complètement déboussolé, de lui-même il se colle aux vieilles briques sans lâcher du regard les orages qui chamboulent le mien. Tant mieux ! Qu'il se tienne tranquille seulement, ce baraki !
– T'es vraiment qu'un sale con ! Tu te rends compte de ce que tu as fait ? Et t'oses me dire que j'ai des méthodes douteuses et que tu as du mal à me faire confiance ? Ben écoute, cache ta joie parce que je ne compte plus rien attendre de toi et de l'ordure qui te sert de coeur ! Tu sais rien de moi, rien de ma famille ! De quel droit t'es venu jouer le ramasseur de rue jusque dans mes quartiers ? Comment oses-tu faire ta morale à deux balles devant mon père ? T'as raison, on doit pas avoir les mêmes valeurs, parce que tu sais pas ce que j'ai vécu après, tu sais rien de ce qui se passe dans les maisons dès qu'elles se ferment, moi je voulais rien te faire de mal et toi, tu... tu...
Merde, les larmes vont bientôt jaillir et on a examen dans vingt minutes ! Je dois abréger, même si ça me fait un bien fou de le voir trembler en devenant blanc comme un linge.
– Mais enfin, j'ai justement fait ça pour pas devoir en venir à... des plaintes ou de la police, c'est... ça me paraissait m-mieux de-
– Ne t'approche plus JAMAIS de chez moi, t'as compris ? PLUS JAMAIS ! Ou je te ferai subir... PIRE !
J'ai failli lâcher le morceau, mais je n'ai réussi qu'à sortir ce mot-là. Ce mot qui conclut bien toute ma hargne soudaine pour cet homme qui ferait n'importe quoi pour ne pas faire de concessions sympathiques à mon égard. Même prévenir mon père de mes rares instants de pleine liberté. Je m'éloigne en essayant tant bien que mal de reprendre mon souffle. Je ne suis pas loin de faire de l'asthme et cet enculé essaye de se pencher en me faisant croire à son inquiétude à la noix. Mais viscéralement, je ne supporte plus sa sale trogne.
– Sandra, ça va ?
--DEGAGE ! M'approche plus !
Je frotte vite mes joues et repars dans la cour. Je m'isole en levant mes feuilles devant moi, comme si je révisais en dernière minute. Hors de question d'afficher ma tête de « Sainte-Tomate ». Ou même de voir Victor revenir auprès de ses potes.
« J'ai pas rêvé, elle avait bien une éraflure au bord de son visage, non ? Elle ne jouait vraiment pas la comédie. Son regard m'a remué les boyaux. Ai-je mal agi ? Qu'a-t-elle voulu dire par... « pire » ? J'ai jamais vu une personne se foutre dans des états pareils. Putain, comment vais-je pouvoir passer mon examen l'esprit tranquille, après ça ? Je ne voulais pas qu'elle rentre, j'ai eu peur de ce qui aurait pu suivre, mais merde, mon but était de mettre fin à ses sournoiseries, pas de lui causer du tort. Bordel, je... je dois m'excuser, mais le problème c'est que je ne peux pas l'approcher, elle va perdre ses moyens encore... »
Le lendemain, mes amies m'ont demandé si ça avançait avec Victor. J'ai dit que je ne voulais plus entendre parler de lui. Ma voix a été si sourde qu'elles n'ont pas insisté. Elles ne savent pas en détail comment ça se passe chez moi, mais elles ont bien compris qu'on avait passé le stade du petit jeu sympa et du défi marrant, Victor et moi. Chacun a passé ses examens de son côté. Puis les vacances sont arrivées. J'ai appris qu'il était parti étudier à Bruxelles, en septembre, par un de nos anciens camarades de classe. Bon débarras !
Mais j'ai aussi reçu un colis. Le nom était différent, mais il provenait de la rue Mazy. Dedans, un bracelet avec des yeux bleus de Turquie et des mains de Fatma miniatures, entourés de boules argentées travaillées. Et un mot : « Désolé. Porte ça. Ca attire la chance. Pour les études et le reste. Bise. »
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