épilogue. un an plus tard

Le paysage défile à une vitesse folle, et j'essaye tant bien que mal de le graver dans ma mémoire. Tout cet espace libre, insaisissable. J'ai déjà envie de retourner dans chaque endroit que nous avons explorés, chaque petit lieu que nous avons découvert, chaque recoin où nous nous sommes embrassés ou nous nous sommes aimés.

L'idée de rentrer, après un an sur les routes d'Europe, est comme un mirage. Il plane à la surface de notre être, on le désire, mais on ne veut pas y croire. On a peur de s'approcher et que tous les trésors qu'il cache disparaissent.

Être dans le train du retour me fait prendre conscience que l'année que nous venons de vivre a passé à une vitesse folle. Ce serait mentir de dire qu'elle n'a été que joie et bonheur, les premiers mois ont été durs, emplis de doute, de tristesse, mais ces sentiments se sont peu à peu dissipés pour ne laisser place qu'à une grande plénitude. Nous avons sillonné les routes des pays d'Europe, dans des trains, des bus, à vélo. Nous avons découvert des villages, des paysages, des langues, des personnes, tous d'une beauté emplie de tendresse et de liberté. Tout cela a été possible grâce à l'argent de mon père. Jamais je n'aurais cru penser ça, mais l'argent a fait mon bonheur. J'ai décidé de passer l'éponge pour cette fois, parce que grâce à cet argent, j'ai pu rendre son sourire à Eden, calmer la tempête dans ses yeux, et aussi parce que je pense que je ne pouvais pas mieux utiliser l'argent de mon père.

Je lui ai d'ailleurs écrit tous les mois, lui envoyant à lui-aussi des cartes postales. Il m'envoyait un mail pour me répondre, parce qu'il ne pouvait pas savoir où je me trouverais la semaine suivante. Dans une de ses cartes, je lui avouais le fait que je suis amoureux d'un homme et que je fais ce voyage avec lui. Il m'a répondu le jour-même où il a reçu la carte pour me dire que ça ne changeait rien pour lui, que je serais toujours son fils tant que je voudrais de lui comme père, qu'il espérait pouvoir rencontrer Eden dès notre retour. Je lui demandais également dans cette carte de l'annoncer à ma mère, et il m'a promis qu'il s'en chargerait. Je ne sais pas encore comment elle l'a pris, mais je suppose que je le saurais assez vite, si jamais je trouve une lettre de son notaire dans ma boîte aux lettres m'annonçant que j'ai été déshérité.

Bien sûr, mon père n'est pas la seule personne à qui nous avons envoyé des lettres. Toute notre famille a dû recevoir plus d'une douzaine de lettres depuis notre départ de l'hôpital. Anton, Joly, Jonas, Lys. Je sais qu'Eden en a envoyé quelques unes aussi à Danny, et j'en ai envoyé une à Shelly. Au milieu de notre périple, j'ai eu ce besoin de tout lui réécrire, je ne sais toujours pas si c'était une bonne idée ou non, mais plus je repensais à la façon dont nous nous sommes quittés, plus je me suis senti déçue de ne pas lui avoir expliqué plus profondément ce qui m'est passé par la tête pendant les six mois qui ont précédé notre rupture. Elle ne m'a pas répondu, je n'ai pas reçu de mail ou de texto, mais ce n'est pas grave. J'ai pu lui dire ce que je ressentais, j'ai été moi, je lui ai parlé de mes sentiments, à cœur ouvert, et ça m'a fait du bien. Je ne me suis pas caché.

Je ne me suis pas caché depuis un an. Ce voyage a été aussi bénéfique à Eden qu'à moi, nous en avions tous les deux besoin.

Eden dort paisiblement contre mon épaule, mon bras passé autour de sa nuque. Il ronfle légèrement, mais je trouve ça trop mignon, et ça veut dire qu'il dort vraiment. Au début, son sommeil était toujours agité, ou tout du moins s'il arrivait à fermer l'œil, sinon, il tournait en rond. Pendant de longues semaines, j'ai douté d'avoir fait le bon choix, que cette idée de partir voyager, juste tous les deux, était vraiment la bonne. Je ne connaissais pas Eden, pas complètement en tout cas. J'ai découvert la profondeur de sa souffrance, tous les effets secondaires qu'elle déclenchait en lui, le manque d'appétit, les insomnies, les crises de panique, sans parler de sa dépendance à l'herbe qu'il fumait en trop grande quantité avant de partir. Un à un, nous avons vaincu ces problèmes, nous partions d'une ville avec un bagage de moins sur notre dos.

Et nous revenons plus léger que nous sommes partis.

Mon regard quitte le paysage et je passe distraitement la main dans mes cheveux courts. Quand nous visitions Berlin, nous avons eu la bonne idée de nous teindre les cheveux, ne nous demandez pas pourquoi, l'idée de pouvoir faire quoi bon nous semblait emportait tout le reste. Pour ma part, j'ai choisi un très joli bleu lagon, qui a malheureusement tourné au vert cramoisi quelques semaines plus tard, et j'ai dû couper mes cheveux très courts pour avoir à nouveau une tête à peu près normale, et éviter qu'Eden, à chaque fois qu'il se réveille le matin à mes côtes, ne se mette à hurler que le Loch Ness lui a fait l'amour et qu'il risque de se transformer en monstre. Eden, lui, avait opté pour un beau gris qui a viré au blond maintenant. Lui n'a pas été obligé de se couper les cheveux et je dois dire que le blond lui va bien.

Je jette un coup d'œil à Eden mais je n'ose pas bouger, même pas l'embrasser sur le front, de peur de le réveiller. Nous avons beaucoup parlé du retour, dernièrement. Nous savions qu'il était imminent pour plusieurs raisons. Déjà, un an, ça peut passer vite, mais ça reste très long. Nous ne pouvions pas laisser nos vies en suspens plus longtemps. Nous avons appris énormément de choses, nous nous sommes découverts. L'Histoire est finalement bien devenue ma passion, et j'ai envie d'en faire mon métier. Plus précisément l'Histoire de notre société, de son évolution, de l'évolution des esprits, des mœurs et des traditions. Je sais que je vais devoir reprendre mes études, là où je les ai arrêtées. Pour Eden, c'est différent, il avait choisi la première licence qui lui tombait sous la main juste pour recevoir une bourse et pouvoir s'occuper de sa sœur. L'histoire ne l'a jamais passionné comme moi. Il n'a pas vraiment encore trouvé ce qui lui plaît, mais il a envie de chercher. Il a déjà plusieurs pistes.

Le retour s'imposait aussi parce que notre famille commençait à nous manquer. Leurs visages, leurs sourires, nous voulions tout leur raconter. J'avoue, l'idée de rentrer a dû bien faire son chemin aussi parce que l'argent de mon père arrivait à sa fin.

Tous les deux, nous sommes un peu stressés. Il y a un an, nous sommes partis sans rien dire, ni au revoir, ni expliquer pourquoi. Notre famille a dû attendre plusieurs jours avant d'avoir des explications dans une lettre. Nous savions que ce n'était pas forcément responsable de notre part, et chacun y est allé de sa réponse. Lys a tout compris, elle nous a souhaité d'être heureux et de profiter. Jonas nous a dit que nous étions fous et qu'au moindre problème, nous devions l'appeler. Anton nous a parlé des endroits que nous devions absolument visiter. Joly a été la plus lente à répondre. Et quand enfin, elle a envoyé un message à son frère, il ne contenait que quelques mots : je suis désolée pour tout. Eden a été presque inconsolable pendant des heures. Nous avons passé cette nuit-là à regarder les étoiles, allongés dans le sable, sur une plage du Portugal. Nous avons beaucoup discuté, Eden se sentait minable d'avoir fait traverser de telles épreuves à sa sœur, et que ce soit elle qui s'excuse. Dans les lettres qui ont suivi, et les messages échangés, leur relation est peu à peu revenue plus saine. Ils n'ont plus parlé que des choses qu'ils vivaient chacun de leur côté, oubliant le passé et la souffrance. Elle lui a avoué son amour démesuré pour Anton depuis qu'elle est enfant, et Eden a boudé pendant plusieurs jours jusqu'à ce qu'il se rende compte que c'était la plus belle chose qui pouvait arriver. Il leur a fait promettre de ne pas se rouler des pelles sous ses yeux pendant les dix premières années mais qu'il acceptait qu'ils se tiennent la main devant lui. 

Lorsque je relève les yeux de l'homme que j'aime, je croise le regard de la personne assise en face de nous, dans cet espace à quatre. La femme, qui doit avoir plus de soixante ans, me sourit tendrement, les yeux au dessus de son livre. J'aime son visage, je le trouve magnifique. Elle a le visage d'une femme qui a traversé beaucoup d'épreuves mais qui est toujours là, malgré la peine et la souffrance. Et elle a l'air en paix,  et ce qui émane d'elle fait écho en moi au point de me retourner le cœur. J'aimerais pouvoir avoir un tel visage quand je serai plus âgé. J'aimerais que mes épreuves se voient sur mon corps tout autant qu'on puisse déceler mes victoires.

Je lui souris en retour, et elle pose son livre sur ses genoux, son regard descend sur Eden, lové dans mes bras. Mon cœur bat un peu plus vite.

- Vous êtes beaux, dit-il simplement.

Les battements dans ma cage thoracique font une envolée lyrique et je sens le rouge me monter aux joues.

- Ne laissez personne vous dire le contraire, ajoute-t-elle.

Je hoche la tête, la remerciant d'un sourire timide, et ses yeux semblent me bénir, comme on encense les petits bonheurs de la vie, les moments dont nous sommes témoins, les moments de joie, de fierté, les moments où l'être humain nous élève. Elle cache de nouveau son visage derrière son livre, et mon regard retourne sur le paysage, gravant dans ma mémoire ce moment. Nous passons la frontière française, laissant Amsterdam, la ville dans laquelle nous avons embarqués, derrière nous pour de bon. La vieille femme descend à l'arrêt suivant, elle hoche la tête dans ma direction, et je lui rends son salut.

Eden se réveille lorsque le train se remet en route. Je passe mes doigts dans ses cheveux blonds, il me scrute un long moment avant de se pencher vers moi et de m'embrasser. Pour passer le temps, nous regardons les milliers de clichés que nous avons pris. Certains sur nos téléphones, certaines déjà imprimés ou sur polaroid (vestige d'une soirée dans un bar à Oslo), d'autres sur un appareil photo que j'ai offert à Eden le jour de l'anniversaire d'Anton, le jour de notre rencontre. Il est doué, les photos veulent toutes dire quelque chose, elles vont chercher au plus profond de nous pour faire défiler chacune un album de souvenirs.

Le paysage défile toujours, puis finit par ralentir. Nous reconnaissons les contours de la capitale. Eden attrape ma main, à la fois anxieux et excité. Lorsque le train entre en gare, nous nous tournons l'un vers l'autre. Notre voyage est terminé, mais rien n'est fini entre nous. Il chuchote qu'il m'aime et je lui murmure les mêmes mots, en écho, avec la même douceur et la même passion qu'un an plus tôt, que trois ans plus tôt. Notre baiser a toujours le même goût, peu importe son âge, peu importe le temps qu'il attend au coin de nos lèvres.

Le train s'immobilise et nous récupérons nos sacs pleins à craquer de tout ce que nous avons vécu et qui nous a rendu plus forts. Eden sautille en sortant du train, comme s'il était monté sur ressort, et ses joues sont rouges, formant des plaques jusque dans son cou. J'aime le voir comme ça, timide et heureux. C'est tout lui, tout ce qu'il devrait être chaque jour de sa vie, et je m'efforcerai que ce soit le cas. Je vérifie que nous n'avons rien oublié et Eden me presse de me dépêcher, juste devant la porte du train, m'attendant en tirant sur les lanières de son sac. Je lui attrape la main et nous descendons du train. Le quai est sombre de monde, un torrent de visages se déverse vers la sortie et nous ne pouvons rien faire d'autre que le suivre.

Eden, légèrement plus petit que moi, continue de sauter pour avoir au dessus de toutes ces têtes, cherchant un visage connu. Je souris et l'attire contre moi pour embrasser sa tempe. Il se dégage rapidement, son regard ayant été attiré par quelque chose. Au bout du quai, une pancarte jaune flotte au dessus des têtes. Il me faut avancer de quelques mètres encore pour arriver à déchiffrer les lettres blanches peintes dessus, mais quand enfin j'y parviens, les larmes me montent aux yeux. Welcome back, mes cochons.

Anton, forcément. Eden devient presque intenable et pousse presque les gens devant lui pour pouvoir avancer plus vite, me tirant par la même occasion derrière lui. Nous parvenons à nous frayer un chemin comme nous pouvons, je dois m'excuser pour la pile électrique qui m'arrache le bras et bouscule tout le monde. Nous finissons par venir à bout de la foule et du quai pour tomber nez à nez avec Lys et Jonas qui tiennent la pancarte, et Anton et Joly juste devant, qui cherchent frénétiquement nos têtes parmi la masse de visages qui s'impose à eux.

Je vois exactement le moment où ils nous reconnaissent. Je vois la lueur de joie dans leurs yeux, le bonheur de leurs sourires qui s'étirent, et le besoin de se jeter sur nous. Je sais que nos visages expriment exactement la même chose.

Nous sommes réunis avec notre famille, nous sommes libres et légers, nous nous aimons, nous nous chérissons, et ce voyage terminé marque le début d'un plus beau voyage encore, du plus beau voyage de notre vie.

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