29. rentrer
Assis sur la banquette, j'observe la foule danser comme si leurs vies en dépendaient. Où sont les autres ? Je n'en ai aucune idée. Je n'ai pas supporté de voir Eden partir avec Danny, soyons honnêtes, même si c'était sans aucun doute la meilleure chose à faire. Le problème, maintenant, c'est que je me demande ce qu'il se passe. Ce qu'ils font, ce qu'il lui dit pour le rassurer, ce qu'Eden laisse s'extirper de sa carapace, quels sont les masques qu'il a fait tomber.
Je passe une main sur mon visage et je décide, d'un commun accord entre mon cerveau embrumé par l'alcool et mon cœur dépassé par la solitude et la tristesse, de sortir de cette boîte de nuit. Si quand je suis arrivé, elle avait l'air pleine d'éclat, elle ne me paraît plus que crasseuse et surchargée d'insectes qui s'agitent dans le simple but de ne pas se faire écraser par une chaussure encore plus crasseuse qu'eux.
Je me dirige vers les portes de la boîte de nuit, et le videur me prévient que toute sortie est définitive – il y a beaucoup trop d'insectes dans la boîte et le quota va bientôt exploser. Tout ce que je lui réponds est un haussement d'épaules et un hoquet qui sent la bière. Le glamour de ma réponse me vaut un regard froid et vitreux d'un mec qui en voit passer quinze, des comme moi, et qui pourtant, se permet encore de juger. Heureusement, il se garde de tout commentaire, et c'est tant mieux, parce que je ne suis clairement pas en état d'en recevoir. Pour sûr que ce serait larmes de crocodiles et roulage en boule au milieu de la chaussée. Aucun de nous ne veut voir ça.
Je marche sur quelques mètres, ignorant la file d'attente qui se prolonge le long de la rue. Des filles et des garçons, certains grelottant, d'autres titubant fortement, discutent et râlent, sans encore savoir que leur accès à la boîte est pour l'instant compromis.
Je finis par trouver un coin du trottoir sans vomis ou résidus d'alcool qui se seraient échappés d'un verre, et je m'y assois. Sur ma gauche, j'entends encore les voix hauts perchées d'un groupe de filles, dernières de la file, toutes vêtues de mini-jupes et ayant apparemment décidé d'économiser l'argent du vestiaire en ne prenant pas de veste. Merde, ma veste. Je passe, sans grand entrain, les mains dans mes poches, mais je n'ai même pas de ticket. Est-ce que j'en avais un, déjà, à la base ? Je ne me souviens plus. Je ne me souviens plus très bien de quoi que ce soit, en fait. A l'exception d'Eden, mais moins je pense à lui, mieux je me porte.
Je triture pendant quelques minutes l'ourlet de mon pantalon, puis je souffle un grand coup. Je me répète des phrases simples, du genre « tout va bien », « ça va passer », même si dans le fond, je ne suis pas vraiment sûr de savoir pourquoi je me sens mal. Je ramène mes jambes contre moi et pose ma joue sur mon genou. J'observe les marques sur le bitume. La petite crevasse, à mes pieds, depuis combien de temps elle est là ? Est-ce que depuis tout ce temps, elle a réussi à pardonner les gens qui lui ont fait cette tête ? A ceux qui ont fracassé le béton de leurs pieds pour érafler ses bords sensibles ? J'aimerais bien qu'on arrête d'érafler mes bords sensibles. J'aimerais bien avoir tout le temps de la terre pour ne plus en vouloir à personne, même si cette personne, c'est moi-même, et j'aimerais ensuite pouvoir revenir à ce moment de ma vie avec la mémoire d'un homme qui a vécu mille et une années de plus, mille et cents autres problèmes, mille et deux vies de plus.
De grands cris de protestation me font mollement tourner la tête vers l'entrée de la boîte, et je suis surpris de découvrir Joly, les cheveux en bataille, soulevée de terre par Anton. La jeune fille se débat dans tous les sens, les bras tendus vers la boîte, tandis qu'Anton fait ce qu'il peut pour éviter qu'elle ne s'accroche aux personnes qui patientent sur le trottoir. Je fronce les sourcils mais je ne bouge pas tandis que Lys et Jonas suivent, la tête basse, tous les deux, les mains fourrées dans leurs vestes respectives. Dès qu'ils se retrouvent au milieu de la rue, chacun fait attention à se placer le plus éloigné possible de l'autre. Et puis suit Shelly, portant ma veste entre ses bras.
C'est elle qui me remarque la première, et tout de suite, elle se dirige vers moi. Anton la suit de près, portant toujours une Joly qui se débat fortement.
- On rentre, dit-il simplement.
Jonas titube fortement en marchant derrière lui, et Lys serre ses bras autour de son buste avant de s'approcher de moi. Shelly me dévisage, me demandant silencieusement ce que je fais, échouer sur ce trottoir. Je vois bien qu'elle veut que je me lève, mais sur le coup, je me demande qui elle est pour me dire quoi faire. Et si je veux rester ici ? Je le veux, d'ailleurs. Je ne veux pas rentrer, parce que je sais très bien ce que ce rentrer veut dire. C'est rentrer, pas chez moi. C'est rentrer chez Anton. Et quand deux taxis débarquent pile devant nous dans la rue, en moins de temps qu'il n'en faut pour dire ouf, je suis encore plus sûr de moi. On rentre chez Anton, et je ne veux pas. Je ne veux pas faire face à Eden, à mon inutilité, et à Danny. Anton rentre de force Joly dans le premier taxi, elle n'a clairement pas envie de partir, mais ses petits yeux rouges prouvent bien qu'elle est au bord de la rupture. De toute façon, personne n'est vraiment frais. Ni même Shelly qui ricane toute seule dans son coin en voyant que je ne me mets toujours pas debout. D'ailleurs, elle abandonne et rentre dans le taxi où Anton a embarqué Joly, à la place du passager à l'avant.
Jonas semble faire rapidement les comptes, et il s'enfonce à l'arrière du taxi, claquant la porte derrière lui. Anton se tient près de la portière du conducteur, qui a baissé la vitre, et il lui donne l'adresse de son appartement. Lys se dirige mollement vers le deuxième taxi qui attend, et elle s'assoit à l'arrière. Le premier taxi est parti et je le regarde tourner au coin de la rue, toujours assis par terre, commençant à grelotter comme un ivrogne, attaqué par la fatigue qui emplit maintenant mes veines et le froid qui pique ma peau. Anton s'accroupit devant moi. Il a clairement bu autant que nous tous, et il a sûrement le même taux d'alcool dans le sang, et pourtant, il a bien l'air d'être le plus lucide ce soir.
- Je ne suis pas sûr de vouloir rentrer...
Anton m'observe, les mains posées sur ses propres genoux.
- Moi, je crois que si... souffle-t-il.
Je relève les yeux vers lui. Je sens mon visage déformé par l'alcool, je sens mes joues affaissés, je peux même presque ressentir le teint vaseux de ma peau. Je prends une grande inspiration. Bien sûr que je veux savoir comment va Eden, si au moins il va mieux, mais je ne suis pas sûr de pouvoir l'affronter.
Je hoche finalement la tête et Anton m'attrape par le coude pour m'aider à me relever. Il m''amène au taxi et me regarde m'engouffrer à l'arrière de la voiture. Lys m'accueille d'un petit sourire fatigué, puis Anton s'installe à l'avant. Mon front cogne contre la vitre et je ferme les yeux. Je fais le vide dans mon esprit, et c'est pour une fois plus facile à faire qu'à l'accoutumée. Je le fais si bien que je ne remarque qu'à peine que nous arrivons chez Anton, puis que nous nous engouffrons tous dans l'ascenseur, que Shelly cherche ma main sans jamais réussir à la trouver, que nous arrivons devant la porte de l'appartement, et qu'il est vide.
Il est vide.
Il n'est pas là.
Ils ne sont pas là.
Je me sens soudainement tellement vide que je suis à deux doigts de me laisser choir à même le sol, dans le couloir, mais je suis rattrapé de justesse par deux doigts qui me pincent fortement le poignet. Je me tourne légèrement sur le côté et je remarque que Lys me dévisage. La force dans son regard me redonne un peu d'énergie, et je ravale le sanglot qui risquait d'exploser depuis ma gorge.
Anton, toujours en leader de la soirée, ou plutôt des âmes esseulées qui nous représentons, s'avance dans le salon, et nous regarde attentivement un à un. Il a l'air de réfléchir fortement, mais je ne vois même pas à quoi. Je veux juste me poser dans un coin, et dormir, à présent. Rien ne me paraît plus salvateur.
- Ok, alors voilà comment on va s'organiser, déclare-t-il soudain d'une voix grave. Shelly et Solly, vous allez dormir dans la chambre d'Eden...
Il agrémente sa phrase d'un petit clin d'œil.
- On laisse la chambre aux amoureux !
J'ai envie de vomir. J'ai vraiment envie de vomir. Un nouveau pincement au bras m'empêche de cacher ma main derrière ma bouche alors que je me sens trembler de la tête aux pieds.
- Lys et Jonas, vous prenez le salon.
Nouveau pincement, cette fois beaucoup plus fort, et surtout, sans aucune justification. Je sens encore les ongles de Lys sur ma peau alors qu'elle parle :
- Non !
Un « non » identique sort de la bouche de Jonas au même moment, et je vois le visage d'Anton se crisper légèrement.
- Bon, alors, Lys, tu peux dormir avec Joly, dit-il d'un ton résigné.
Elle hoche vivement la tête et court presque jusqu'à la chambre de Joly. Cette dernière, toujours boudeuse, la suit en cognant fortement, et avec provocation, Anton au passage. Jonas, apparemment soulagé, se dirige vers le canapé et commence à le déplier. Anton, en bon chef de file, passe dans toutes les chambres pour s'assurer que tout est à sa place et que personne ne manque de rien.
Pour ma part, je suis assis mollement sur le lit d'Eden quand il passe dans la chambre. Il questionne Shelly pour savoir si elle veut un coussin en plus, et lui souhaite bonne nuit une fois que celle-ci ne lui ait répondu un peu précipitamment, comme si elle avait hâte qu'il nous laisse tranquille. Je me sens affaibli. Et tout ici me fait penser à lui. L'étagère avec ses dvds et ses livres de travers, ses vêtements éparpillés sur le sol, l'odeur de ses draps.
Je sursaute quand je sens les mains de Shelly dans ma nuque et qu'elle s'assoit sur mes genoux. Elle presse son corps contre le mien, puis ses lèvres, puis ses seins, et je suffoque. Ses lèvres contre les miennes me semblent contre-nature et un haut le cœur me gagne lorsque ses mains commencent à déboutonner ma chemise. Elle ondule son bassin contre le mien, et je ressens alors la pire chose qu'il est possible de ressentir dans un moment pareil.
Rien.
Je ne ressens rien.
Et je suffoque toujours, sa bouche contre la mienne, alors je la repousse, le plus doucement possible, le plus gentiment possible. Mais même avec toute la délicatesse du monde, je sais qu'elle va se vexer. Mais je ne peux pas. Pas ici. Pas maintenant. Pas avec elle. Alors que mes pensées sont obsédées par une toute autre personne. Et ça l'est sûrement depuis un moment déjà, mais c'est aujourd'hui le premier jour où je ne me voile pas la face.
Shelly me dévisage, son corps vissé encore contre le mien, me faisant presque trembler de crainte. De crainte de passer encore une seconde de plus avec elle collée contre moi.
- Désolé, je me sens pas bien, murmuré-je.
Je me lève, empli de la honte que je ressens à lui faire subir tout ça. Elle ne mérite rien, ni mes gestes, ni les pensées qui m'habitent actuellement, ni mon refus, ni mon amour. Rien de ce que je ne devrais lui apporter, rien de ce que je peux encore lui apporter, et rien de ce que je n'arriverais jamais à lui donner. Elle grogne quelque chose, et j'ai encore plus honte d'espérer qu'elle ait trop bu pour se rendre réellement compte de mon refus. Je la regarde s'allonger dans ce lit comme s'il lui appartenait, alors que c'est entièrement faux. Elle s'emmitoufle, en sous-vêtements, dans la couette, marquant son territoire par le froissement de sa peau sur le tissu, imprégnant son odeur sur ces draps qui lui sont étrangers. Et je pense au propriétaire de ce lieu, à son territoire que je pourrie de mes mains, y laissant choir la dernière personne qu'il a sûrement envie de laisser entrer chez lui.
J'enlève cette chemise souillée de sueur et je sors de la chambre. Toutes les lumières de l'appartement sont désormais éteintes, et je me demande combien de temps je suis resté assis sur son lit à broyer du noir. Le temps que je referme tout doucement la porte derrière moi, je tourne machinalement la tête vers le salon, et j'essaye d'imaginer ce qu'a ressenti Eden les fois où il m'a rejoint la nuit, en cachette. Malheureusement, je ne ressens rien. C'est comme si j'étais annihilé de toutes émotions.
Je me dirige presque machinalement vers la salle de bain après avoir perçu la respiration calme de Jonas dans le silence. Je n'allume pas la lumière, me repérant à l'instinct, et celui-ci semble bien informé sur le lieu, puisque je trouve sans aucun problème le rebord de la baignoire. Je l'enjambe et me laisse glisser contre la paroi, à la place que j'avais eu la dernière fois que nous nous étions retrouvés ici. Je tends le bras et ferme la porte de la salle de bain doucement, essayant de faire le moins de bruit possible.
Je me recroqueville ensuite, ramenant mes jambes contre mon buste, je pose mon front sur mes genoux. Et je me force à ressentir quelque chose à nouveau, quelque chose de sensé. Mais tout ce qui me revient, c'est cette effusion intense de chaleur qui a explosé dans tout mon être quand nous nous sommes embrassés dans ces toilettes. Cela n''avait rien à voir avec toutes les autres fois où nous nous sommes embrassés, même si elles ne sont pas nombreuses et que je peux les compter sur les doigts d'une main.
Il y a deux ans, cela avait été sur un coup de tête, peut-être même un caprice, maintenant que j'y pense. Un choix hasardeux sur le chemin de ma vie, que j'ai pris parce que sur le moment, aucun autre ne semblait valoir la peine. C'était comme un test auquel j'ai échoué.
Dans l'ascenseur, cela avait été une réponse. Une réponse à un défis, à une provocation. Je devais prouver quelque chose. J'étais contrôlé par ce besoin de prouver quelque chose que je ne maîtrisais pas. Et ça nous a terrassé sûrement tous les deux, parce que ni lui ni moi n'étions vraiment prêts.
Mais pas ce soir. Je l'ai cherché toute la soirée. C'était comme une pensée refoulée dans un coin de mon esprit, à la périphérie, bien cachée, assez cachée pour que je n'ai pas conscience de sa présence à chaque respiration. Mais elle était là, cette pulsion. Elle avait envie d'agir, elle avait envie d'être réalisée. J'en avais l'envie, l'envie de la voir se concrétiser, l'envie de la sentir, de la vivre. Je le voulais, lui. Seulement lui, toute la soirée, je ne voulais que lui. Et je ne peux plus me séparer de ce sentiment.
La porte s'ouvre brusquement et vient cogner dans la paroi de la baignoire. Je sursaute et serre un peu plus mes jambes contre moi. Une silhouette sombre traverse la salle de bain, jusqu'à l'autre bout, où elle relève la lunette des toilettes et abaisse son caleçon.
- Anton ?
La silhouette fait un bond sur le côté, manquant de glisser en se prenant les pieds sur le tapis de sol. Elle se retourne vers moi, les mains devant son intimité et croise mon regard. Oui, c'est bien lui, même dans le noir, on reconnaît ses cheveux blonds.
- Oh putain merde, mec, tu m'as fait flipper !
Il cligne plusieurs fois des yeux alors que je remarque qu'il ne remonte même pas son caleçon, mais il reste là, devant moi, une main devant son engin que je n'ai franchement pas envie de voir. Il se frotte les yeux de sa main libre avant de m'englober d'un geste maladroit.
- Qu'est-ce que tu fous là, t'as eu une panne avec ta nana, ou quoi ?
Je grogne quelque chose et essaye tant bien que mal d'éviter que le sang n'afflue dans mes joues. Si seulement il avait tord. Mais avant qu'il n'enchaîne quoi que ce soit, et je suis sûr qu'il en avait l'envie, la lumière s'allume dans la salle de bain, nous forçant tous les deux à fermer brusquement les yeux afin de ne pas perdre la vue.
- Anton, les deux mains devant les yeux, c'était pas une bonne idée... dit calmement la voix de Lys.
Je me sens obligé d'ouvrir les yeux le plus rapidement possible, même si je n'ai pas forcément envie de voir le zizi d'Anton, mais je suis sûr que la tête de Lys doit valoir de l'or. Cependant, ma vue ne s'habitue pas assez vite à cette nouvelle luminosité, et quand je parviens enfin à ouvrir les paupières, Anton a replacé une main devant son intimité.
- C'est pour toi que je la cache, hein, pour pas que tu me sautes dessus, rigole Anton.
Lys lève les yeux au ciel avant de baisser le regard vers moi et de m'interroger en haussant un sourcil. Je détourne la tête, tandis qu'Anton fait volte-face et fait ce qu'il était venu faire à la base, à savoir, pisser. Je vois Lys rougir dès qu'il tourne le dos, et elle ne peut s'empêcher de couler un regard vers lui, reluquant ses fesses avec ce qui ressemble à un plaisir non-formulé. Désolé, Jonas. Cependant, on a toujours su au lycée, en écoutant les bavardages des filles, qu'Anton était celui qui avait les plus belles fesses du lycée. Même en pantalon, alors vous imaginez nu...
Lys finit par revenir à la raison après avoir secoué plusieurs fois la tête, et elle s'assoit sur le rebord de la baignoire, entre moi et Anton.
- Sympa, de se retrouver comme ça, tous les trois, dans les chiottes, chantonne Anton avec son enthousiasme habituel.
- Tu peux pas te grouiller ? ronchonne Lys.
Anton balance sa tête en arrière et nous regarde avec ses yeux rieurs tandis qu'il continue son affaire.
- Désolé, j'ai bu pas mal de bières, ce soir, et ça te remplie la vessie, un truc de dingue !
Lys passe sa main sur son visage d'un air excédé tout en se retenant de baisser les yeux, ce qu'Anton ne manque pas de remarquer, bien sûr.
- Quoi ? Tu l'aimes pas, ma bite ? Tu serais bien la première à me dire ça...
Je secoue doucement la tête avant de croiser les bras sur mes genoux et de poser mon menton dessus. Je ferme les yeux, soudainement fatigué. Lys éclate d'un rire jaune avant d'agripper le rebord de la baignoire avec ses mains. J'entrouvre légèrement les yeux, et j'observe leurs silhouettes au travers de mes cils. Comme pour appuyer sa phrase, Anton se retourne finalement, l'air fier, sans même cacher son sexe, et Lys, l'air las, se met alors à le fixer, presque avec dérision.
Le silence dure quelques secondes, juste assez pour qu'Anton finisse par rougir comme un diable, et qu'il ne cache son sexe avec ses deux mains. Je ne l'avais jamais vu aussi rouge, et je me mets à pouffer de rire. Il prend un air renfrogné, alors qu'il veut me pointer du doigt mais qu'il n'arrive plus à se résoudre à défaire ses mains de son entre-jambe.
- Oh ça va, toi ! ronchonne-t-il. Puis, qu'est-ce que tu fous là, toi ? Joly s'est remise à ronfler comme une camionneuse ? Bien fait pour toi, retourne dormir !
Lys hausse les épaules en croisant les bras sur sa poitrine.
- Non, elle s'est levée et elle est sortie de la chambre, j'ai eu peur qu'elle se sente mal, alors je suis venu ici, et je suis tombée sur vous deux.
Le regard d'Anton se voile, avant de s'illuminer d'un coup, comme s'il savait exactement où pouvait être Joly si elle n'était ni dans sa chambre, ni dans la salle de bain. Et le voilà qui décampe, galopant maladroitement avec son caleçon à ses pieds. J'entends ses pas boitant jusqu'à ce qu'une porte ne se referme puis c'est le silence.
- C'est moi ou il est sorti le cul à l'air ? demande Lys avec beaucoup de sérieux.
Je hausse une épaule tout en rigolant, mais je ne peux pas m'empêcher de me demander comment Anton et Joly arrivent à faire fonctionner leur affaire. Je suppose que pour eux non plus ça ne doit pas être facile. J'espère que ça se finira bien.
Lys fait un mouvement, comme si elle allait s'asseoir dans la baignoire avec moi, mais mon cœur se met à battre au centuple et je tends brusquement les jambes devant moi. Elle comprend le message, et heureusement pour moi, elle n'a pas l'air de s'en offenser. Elle se rassoit normalement, les doigts de nouveau agrippés à la paroi, et elle me regarde. Ses cheveux sont détachés et tombent en cascade sur ses épaules. Elle porte un pantalon de pyjama trois fois trop large pour elle et un simple débardeur.
- Ça va, Solly ?
Je sens à la pointe de douceur dans sa voix que ce n'est pas une question anodine. Ce n'est pas le « ça va » dont on s'enquiert comme ça, pour passer le temps, ou pour combler un vide, un silence, pour faire la conversation. Ce n'est même pas un « ça va » basique pour s'informer de la météo du jour de quelqu'un. C'est un « ça va » fourbe, celui qui a déjà une réponse muette.
- Non.
Le visage de Lys s'assombrit légèrement. Et je cache mes yeux derrière mes bras qui sont posés sur mes genoux.
- Pourquoi tu t'es réfugié ici ?
Le terme « réfugié » est fort, mais elle a tout à fait raison. Je reste silencieux alors que je commence à renifler, le nez enfoui contre mes genoux.
- Parce que c'est toujours ici qu'on se retrouve... murmuré-je.
Et je sais qu'elle m'a entendu. Je sens ses doigts passer dans mes cheveux et chercher à me détendre, ce que je fais alors que des sanglots s'engouffrent dans ma gorge jusqu'à mes poumons.
- Toi et... laisse-t-elle en suspens.
- Eden, terminé-je.
Les sanglots explosent finalement, avec moins de force que je ne le pensais, mais ils font tout aussi mal, silencieux, secouant mon corps sans que je ne puisse contrôler quoique ce soit. Ses doigts se font plus présents dans mes cheveux, et je la sens se rapprocher un peu plus de moi. Son autre main se pose sur mon épaule, et elle se penche en avant, posant son front contre ma tête. Je serre plus fort mes jambes contre moi et ferme les yeux jusqu'à ce que ça me fasse mal.
- Je suis sûr qu'il va bien, essaye de me rassurer Lys.
Je fais plusieurs fois non de la tête alors qu'elle entoure mon corps de ses bras et qu'elle me sert contre elle. Je me demande ce qu'elle pense soudainement de moi, là, maintenant. Me trouve-t-elle faible ? Ou bien lâche ? Ou peut-être a-t-elle honte de moi, de ce que ces mots signifient, pour moi, pour Eden, pour Shelly. Nous restons pendant un petit moment silencieux, mes épaules toujours secouées par mes sanglots. Ils ne veulent pas tarir, même quand les larmes quittent mes yeux, même quand mes dents cessent de claquer, ou quand j'arrête de planter mes ongles dans ma chair à m'en faire saigner. Je renifle plusieurs fois en relevant la tête, et je croise le regard de Lys, ses yeux rouges d'une émotion partagée et emplis aussi d'inquiétude. Elle me caresse doucement les cheveux, dégageant les mèches qui viennent barrer mon front.
Un sourire attendri se forme sur son visage alors qu'elle remarque que j'essaye de réprimer les sanglots qui continuent de me ravager malgré la fatigue.
- Eden est un garçon compliqué... souffle-t-elle en penchant la tête sur le côté.
- Je complique aussi pas mal les choses, avoué-je.
- Je n'en doute pas, sourit-elle.
Je souris à mon tour alors qu'un sanglot me force à cacher mes yeux derrière ma main et à pincer fortement les lèvres.
- Tu avais deviné ? demandé-je finalement.
- Quoi ?
Je me frotte fortement les yeux, comme si ça allait faire fuir le mal être qui m'habite.
- Pour Eden... Pour moi... Pour... nous deux.
Le silence me répond, et mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je sens ses doigts dans mes cheveux, et ça me rassure d'une certaine façon, mais pas assez.
- Non.
Tout mon corps se fige, et je recule. Elle n'avait pas deviné, et je lui ai tout dit. Je pensais qu'elle avait compris. Je ne sais pas pourquoi. A moins que ce n'était qu'une excuse, je m'en suis persuadé parce que j'avais besoin de le dire. Elle attrape mon visage entre ses mains, et me force à croiser son regard.
- Je ne te juge pas, Solly. Regarde-moi, je ne te juge pas, je ne le ferai jamais.
J'ai envie de m'enfuir. J'ai tenu pendant si longtemps. Deux ans. Pendant deux années, j'ai réussi à ne dire à personne ce que j'avais fait, ce que j'avais vécu et ce que j'avais ressenti. Et c'est fait, ce soir, et je ne m'en sens que plus lourd encore. Les larmes remontent dans mes yeux alors que je ne quitte pas Lys du regard. Elle répète qu'elle ne me juge pas, mais j'ai ce sentiment de panique au fond de moi. Si je me mets à avoir envie de le dire, qu'est-ce que ça va donner ? Et si je le dis à d'autres gens ? D'autres gens qui ne l'acceptent pas ? Jonas, qui pourrait ne pas comprendre et me rejeter. Le monde entier qui pourrait se moquer. Shelly qui pourrait me le reprocher.
Mon souffle se bloque dans ma gorge et Lys me prend de nouveau dans ses bras, cachant mon visage contre son épaule. Nous restons ainsi pendant un très long moment, jusqu'à ce que je me calme, même si je sais que ça ne suffira pas. Et demain ne m'a jamais paru aussi difficile à affronter.
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